"Dans un fonctionnement réside un schème qui n’est pas absolument défini, et qui est moins limité que le sens pragmatique de l’objet compris comme outil ayant pour finalité un usage."
"Afin d’entrer dans cette idée, on peut d’abord s’attacher à celle de « détermination ». Cette dernière désigne un mode d’individuation à l’œuvre dans l’hylémorphisme d’Aristote, ou dans la détermination négative de Spinoza – « omnis determinatio est negatio ». Or, ces pensées ne suffisent précisément pas pour comprendre vraiment l’individuation en tant que genèse : sans répéter ici la critique que leur adresse Simondon, on peut tout au moins rappeler qu’à ses yeux, dans le mode hylémorphique de l’individuation la forme, déjà individuée, impose une essence à la matière brute et passive. L’hylémorphisme ne peut donc pas expliquer l’individuation, puisqu’il présuppose ce dont il s’agit de rendre compte. Il en va de même pour la détermination comme négation, parce qu’elle n’est qu’une des phases de l’individuation. La marge d’indétermination, elle, révèlera une individualité subtile des objets techniques.
Son sens est d’abord purement fonctionnel. Une marge d’indétermination signifie que la machine porte en elle une capacité d’autorégulation. Simondon la définit précisément comme ce qui « permet à la machine d’être sensible à une information extérieure ». La marge d’indétermination est donc ce qui rend la machine sensible aux différentes sortes d’information d’entrée : la machine ne doit pas accepter toutes les informations d’entrée, mais elle est capable de sélectionner les signaux et de tolérer les bruits. L’information se situe entre le hasard pur et la régularité absolue, dit Simondon, et c’est pourquoi la machine ne doit pas être complètement déterminée ni indéterminée, elle exige seulement une « réduction de la limite de l’indétermination ». La marge d’indétermination suppose en ce sens que les machines aient des schèmes flexibles, qui leur permettent de devenir « sensibles ». Prenons un exemple concret : un amplificateur de signal fidèle n’a pas de marge d’indétermination, parce qu’il n’a pas besoin d’interpréter les informations d’entrée, il ne fait qu’amplifier tout ce qui lui arrive, que ce soit de l’information ou du bruit. Un amplificateur avec la fonction de réduction de bruit impose une réduction en tant que limite à l’indétermination, parce qu’il est capable de distinguer l’information du bruit, selon les schèmes prédéterminés de l’information, du pattern et du hasard pur, par exemple, couper les ondes au-dessous ou au-dessus de certaines fréquences.
Le second aspect de l’idée de marge d’indétermination réside dans la critique qu’elle entend rendre possible de l’automatisme. C’est ici l’aspect le plus intéressant mais aussi le plus problématique du discours de Simondon. Pour ce dernier, l’automatisme est le niveau le plus bas de la perfection technique. L’automate possède des schèmes rigides, il ne peut pas tolérer d’information d’entrée hors des paramètres déjà définis, c’est-à-dire prédéfinis et prédéterminés. Prenons toutefois un peu de recul : de quel type d’automate s’agit-il ici ? Selon Simondon, l’automation constitue d’abord un phénomène de la deuxième révolution industrielle : c’est l’image de l’automate qui répète indéfiniment la même opération dans l’usine, et qui fait perdre à l’homme son statut d’individu technique du fait du couplage machiniste et aliénant entre la machine automatisée et l’homme. Ici, Simondon propose une vision restrictive de l’automatisme qui ne correspond sans doute pas à ce que la cybernétique, mais aussi notre époque, entendent par là."
"On peut en fait classer ici les machines selon trois groupes: 1) la machine à automatisme pur ; 2) la machine auto-régulée ; 3) la machine réellement ouverte sur son « milieu associé »."
"Tous les êtres portent en eux un mécanisme d’accumulation comme d’actualisation de l’énergie potentielle. Le transducteur, lui, n’est pas ce qui stocke l’énergie potentielle ou l’actualise, mais ce qui se situe entre les deux « domaines », dit Simondon, de l’accumulation et de l’actualisation, et il fonctionne comme un convertisseur d’une forme de l’énergie en une autre forme. Or, Simondon qualifie à cet égard le transducteur de « marge d’indétermination » [...]
Selon l’usage auquel on le destine, le transducteur peut prendre plusieurs formes, telle celle d’un dispositif technique qui convertit un signal en un autre, par exemple un signal lumineux en un signal nerveux, un signal sonore en un signal électrique. On peut dire qu’un transducteur est ce qui module. Simondon fait alors une analogie entre les êtres vivants et les machines en tant que transducteurs, mais avec cette différence que la capacité à résoudre un problème n’appartient qu’à l’être vivant : Simondon donne l’exemple de l’homéostat d’Ashby, qui ne sait pas résoudre un problème – une telle démarcation entre l’objet technique et l’être vivant est aujourd’hui objet de débat. La marge d’indétermination dans les objets techniques ou dans les êtres vivants est capable de fonctionner comme un relais, en amplifiant les relations, qui à leur tour déclenchent une transformation de la structure – la transduction implique un changement agrégatif et structurel."
"Simondon a traduit « feedback », terme central de la cybernétique, par plusieurs expressions : « résonance interne », « contre-réaction », « récurrence de causalité », « causalité circulaire »."
-Yuk Hui, "Qu’est-ce que la « marge d’indétermination » [chez Simondon] ?", 24 novembre 2016: http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/quest-ce-que-la-marge-dindetermination/