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    Philippe Bedouret, Barrès, Maurras et Péguy face au germanisme (1870-1914)

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Philippe Bedouret, Barrès, Maurras et Péguy face au germanisme (1870-1914) Empty Philippe Bedouret, Barrès, Maurras et Péguy face au germanisme (1870-1914)

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 27 Aoû - 14:59

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01511730/document

    "Un double phénomène, essentiel pour la France, se produit entre les années 1870 et 1914. Il apparaît d’une part, un saisissant contraste négatif d’images entre l’émergence de l’Allemagne nouvelle comme puissance triomphante et le déclin de la France qui reçoit ce signal dans l’humiliation d’une défaite inattendue et sans appel en 1870-1871, et d’autre part, il naît un courant nouveau, singulier et majeur des idées politiques françaises : le nationalisme « post-Sedan », qui refonde sur de nouvelles bases l’idée et la définition même de la nation. Ce nouveau nationalisme condamne et rejette la conception généreuse, universaliste et ouverte de la nation qui prévalait depuis Valmy, au profit d’une « nation citadelle » fermée au monde. Il est dominé par les œuvres de Barrès, Maurras et Péguy, qui en reflètent l’esprit, mais aussi la diversité et la complexité. Cette période 1870-1914 est totalement déterminante dans les rapports entre la France et l’Allemagne, car elle enregistre un basculement historique majeur. L’Allemagne impériale et conquérante, en s’unifiant et en se hissant rapidement et irrésistiblement comme une puissance mondiale dans la majorité des secteurs, devient le problème de l’étranger pour une France qu’elle a battue, humiliée et amputée. Désormais désignée comme « prédateur de la France», elle remplace dans le rôle classique de l’ennemi, celle qui l’avait si bien et si longtemps tenu, au point d’en être qualifiée « d’héréditaire » : la Grande-Bretagne, prétendue « perfide » et « orgueilleuse », qui se métamorphose simultanément en notre principale alliée.

    Un contraste fort apparaît entre l’image de l’Allemagne, qui se présente de plus en plus comme celle d’un énorme empire industriel, commercial et guerrier et le déficit d’image d’une France qui semble affaiblie, craintive, en décadence et victime d’un complexe d’infériorité chronique, bien qu’elle réalise, en réalité, pendant cette période, un immense effort d’équipement, de colonisation, d’éducation et de recherche et qu’elle connaisse un extraordinaire épanouissement de l’art et de la littérature. Mais avec la fondation d’un Etat national allemand, le Chancelier Bismarck avait redessiné une nouvelle carte européenne sur laquelle l’Empire allemand était une puissance incontournable et mondiale au centre de l’Europe, alors que la France vaincue perdait son statut historique de prépondérance.

    Plus psychologiquement que réellement, ces années furent pour la France une période de repli. La guerre de 1870-1871 a été un événement considérable dans l’histoire idéologique européenne, mais ses conséquences plus encore, car elles vont frapper notre pays d’une sorte de
    diminutio capitis. Avant, la France était puissante dans une Europe divisée en petits pays, désormais, elle devient la grande vaincue, blessée, amputée, seule face à l’Allemagne triomphante. Le souvenir de la défaite et l’obsession de la Revanche transforme l’âme française. La République y trouve sa force au début, puis par la suite son fardeau. Claude Digeon, dans La Crise allemande de la pensée française, démontre le caractère décisif de la rupture qu’introduisit 1870-1871 dans les représentations françaises de l’Allemagne. Globalement, sous le Second Empire, dominait un certain état d’indifférence littéraire pour les Allemagnes, qui apparaissaient néanmoins positivement, comme un temple de l’intelligence. Après la défaite, l’Allemagne impériale de 1871 provoque l’anxiété de nombreux penseurs français comme Taine, Renan ou Flaubert, qui développent alors un sentiment de culpabilité collective. Beaucoup prennent conscience que la pensée française est avant tout l’expression d’un pays mortel, la France. Désormais, ils séparent son destin de celui de l’Europe et s’interrogent sur son avenir et ses facultés de renaissance. Car dans l’ensemble des domaines où une comparaison était possible entre l’Allemagne et la France, ce contraste était négatif et soulignait une image de renforcement de l’une et d’affaiblissement de l’autre. Sur le plan des institutions, l’Allemagne allait disposer d’institutions formidablement solides, dominées par l’exécutif et proclamées de manière symbolique, le 18 janvier 1871, par des Prussiens protestants à Versailles dans la Galerie des Glaces du Palais de Louis XIV. Ses chefs étaient charismatiques en la personne du Chancelier Bismarck, habile et très fin stratège, puis du fougueux et ambitieux Empereur Guillaume II. En face, au contraire, la France renonçait à la monarchie traditionnelle et à un exécutif fort et installait une République balbutiante, caractérisée par l’instabilité gouvernementale et les affaires.
    Dans le domaine militaire, la puissance allemande avait été prouvée à Sadowa, puis à Sedan. Elle possédait désormais la deuxième armée du monde disposant d’une technologie sophistiquée, ainsi que d’une discipline formidable. Guillaume II allait encore l’enrichir par la construction d’une flotte redoutable. En France, la guerre de 1870 avait désarçonné un commandement politique et militaire dépassé, qui ne disposait d’aucune réelle stratégie, ni de chef de valeur. Pour les hommes, le terrain d’entraînement n’avait été d’ailleurs que celui des guerres coloniales, et le matériel datait, pour l’essentiel, du Premier Empire.
    Sur le plan démographique, l’Allemagne allait connaître également, entre 1871 et 1913, une très forte croissance, en passant de 40,9 millions d’habitants à 66,9 millions, alors qu’en face, la population française ne progressait que lentement en passant de 36,1 à 39,6 millions.  Dans l’ensemble de la sphère culturelle et intellectuelle: littérature avec le romantisme, philosophie et doctrine politique, science et médecine, musique et peinture, l’hégémonie de l’Allemagne était bien réelle. Mais plus encore, c’était certainement son modèle universitaire et de recherche qui suscitait à l’étranger, et particulièrement en France, le plus d’intérêt
    ." (p.10-14)

    "C’est après la honte de 1870-1871 et dans ce contexte d’accélération historique entre 1870 et 1914, que le nationalisme « post-Sedan », voit progressivement le jour. Il est totalement dominé par trois figures emblématiques Barrès, Maurras et Péguy. Ils sont écrivains et journalistes, mais aux idées, aux valeurs et aux parcours très différents. Ce nationalisme nouveau, original, nostalgique d’un grand destin collectif à la mesure d’un incomparable passé de gloire, dispose, à côté de son hétérogénéité réelle, d’un point d’unité crucial. Celui-ci réside dans l’obsession commune de rendre invincible une France nouvelle et redéfinie, face à la hantise partagée d’une France faible, menacée par le « péril germanique ». Le risque constamment agité est la vassalisation et peut-être même, l’anéantissement de la France." (p.14)

    "attirance intellectuelle difficilement avouable de Maurras pour Nietzsche." (p.19)

    "Au préalable, je tiens à souligner que s’il est possible de reconnaître les qualités littéraires et intellectuelles, ainsi que l’empreinte profonde sur leur temps de ces trois écrivains parmi les plus fameux du tournant du siècle dernier et qui sont certainement à l’heure actuelle beaucoup trop délaissés et en disgrâce, les propos et les écrits haineux que Barrès (avant 1914) et Maurras ont développés sur les juifs, les protestants, les francs-maçons, et les étrangers, en leurs déniant notamment et a priori la qualité de patriote français ou la possibilité de le devenir, sont totalement inacceptables, même s’ils sont à replacer dans le contexte historique particulièrement rude de l’époque. En conséquence, cette partie intolérable de leurs œuvres doit être combattue et dénoncée sans faiblesse." (p.22)

    "Dans une signification barrèsienne l’abstraction est le symbole triomphant du « germanisme ». Elle est le mal absolu. Pour arriver à cette conclusion, Barrès va connaître un cheminement complexe, souvent même chaotique, qui donnera parfois le sentiment de l’existence de « plusieurs Barrès », et d’un manque de rigueur, de constance et de cohérence de l’œuvre. Car homme de l’Est, friand de culture germanique dans sa jeunesse, il lui faudra du temps et des expériences pour devenir le Barrès de la dénonciation du « germanisme »." (p.22)

    "Après la publication du Roman de l’énergie nationale, Barrès n’écrit pas un seul ouvrage, excepté Un jardin sur l’Oronte, où il ne s’agisse d’une certaine manière de la lutte entre la France et l’Allemagne: Les Bastions de l’Est se lèvent contre l’ennemi ; La Colline inspirée lui oppose sa discipline ; Les Amitiés françaises montrent un jeune français élevé dans le souvenir des deux provinces et dans la haine des gens d’outre-Rhin. Et puis, c’est La chronique de la Grande Guerre, œuvre de guerre dominée par le problème allemand. Pourtant, il a une spécificité et un handicap particulier dans son positionnement, à la différence de Maurras et de Péguy: il a été au départ un fils admiratif de la culture allemande. Sa vie entière, il va ressentir d’ailleurs une fascination parfois inavouable pour certaines formes du génie philosophique et littéraire allemand. Ainsi Barrès sera t-il fréquemment l’homme d’un  « antigermanisme culturel par devoir » et même dans les périodes de crise les plus tendues, il ne se fermera jamais au génie culturel allemand, auquel il devait consacrer une de ses dernières études. Il rencontrera intellectuellement Kant, Fichte, Hegel, Hartmann, Schopenhauer, Schelling. Mais aussi Goethe, Heine, Nietzsche (que son ami Henri Albert traduira), furent parmi les compagnons favoris de sa pensée. Mais il n’aura par contre jamais de sympathie pour l’Allemagne réelle, et son angoisse face à l’Allemagne nouvelle ne cessera pas de croître." (p.25-26)

    "Dans Schopenhauer l’idée centrale que va retenir Barrès c’est l’existence humaine prisonnière de l’illusion du bonheur, oscillant constamment de la souffrance à l’ennui, nécessairement insatisfaite puisque la volonté ne veut rien que sa propre affirmation. Dans la pensée d’Hartmann, Barrès va être influencé par l’idée que l’homme est à la fois le collaborateur et l’instrument d’un inconscient où le devenir de l’esprit se confond avec une marche vers le néant. Intellectuellement l’esprit du jeune Barrès a été conquis par la philosophie d’outre-Rhin, et lorsque plus tard, il dépeindra dans Les Déracinés les terribles dangers courus par une jeunesse française « intoxiquée » de métaphysique idéaliste, il n’exprimera pas seulement le point de vue d’un juge resté à l’abri de la « contagion»." (p.27)

    "Barrès est encore loin à cette époque d’avoir élaboré l’antikantisme qui sera quinze ans plus tard, l’un des piliers du « germanisme ». Sa conception de la culture européenne va reposer à cette époque sur un ensemble harmonieux dominé par trois nations: la France, l’Angleterre et l’Allemagne." (p.29)

    "A partir des années 1885, Barrès va tomber sous la fascination de la pensée de Wagner, disciple du philosophe Schopenhauer. Le culte du Moi et l’importance de la volonté chez Barrès évoquent des tonalités wagnériennes. Il lui consacre un premier article « Musiques » le 15 décembre 1885 dans la Revue illustrée, et un second le 29 juillet 1886 « La mode de Bayreuth » dans le Voltaire. Du 21 au 29 juillet 1886, il va même faire le « pèlerinage » de Bayreuth.
    Selon le professeur Jean-Marie Carré dans Les écrivains français et le mirage allemand, Barrès aurait succombé totalement à l’ambiance culturelle et musicale de Wagner. Des œuvres comme
    Du sang, de la volupté et de la mort (1894) ou plus tard encore Amori et dolori sacrum (1903) sont très wagnériennes. Il écrira, dans Du Sang, de la volupté et de la mort à la gloire de Wagner: « Le prophète de Bayreuth est venu à son heure pour discipliner ceux qui n’entendent plus les dogmes, et plus les codes. Allons à Wahnfried, sur la tombe de Wagner, honorer les pressentiments d’une éthique nouvelle. »." (p.30)

    "En 1887 dans Le Voltaire, il accorde même des louanges à Jean-Jacques Rousseau: « Que Rousseau est admirable ! C’est notre source de vie ; les passions ardentes et tristes, les fiers caractères sont sortis pêle-mêle de son incomparable génie.»." (p.33)

    "[Barrès] se serait aussi beaucoup inspiré de son ami Téodor de Wyzéwa pour écrire ses œuvres, notamment Sous l’œil des barbares". (p.39)

    "Le Culte du Moi, porte l’empreinte des œuvres de Fichte, Schopenhauer et Hartmann. Aux deux premiers, il doit l’idée essentielle que le Moi soit « la seule réalité » et que la réalité varie avec chacun de nous, puisqu’elle est l’ensemble de nos habitudes de voir, de sentir et de raisonner ; au dernier la révélation de l’importance de l’inconscient sur laquelle débouche le troisième ouvrage de la trilogie Le Jardin de Bérénice. On reconnaîtra bien évidemment dans cette affirmation : « C’est nous qui créons l’univers », un résumé des convictions idéalistes de Barrès, mais surtout l’influence déterminante qu’exerce sur lui, le philosophe allemand Fichte." (p.39)

    "Claude Digeon, dans La crise allemande de la pensée française, énumère les nombreuses similitudes entre Barrès et Fichte, notamment l’affirmation que le monde est la création du Moi ; que l’effort vers le non-Moi est peut-être mis dans le Moi par une force invisible ; que les convictions se forment dans une sphère inaccessible au raisonnement et que la pensée à sa racine dans un instinct plus profond ; que l’intelligence doit connaître ces déterminations, afin d’assurer la liberté et que les avantages de la liberté seront obtenus par des conventions réciproques méritant seules le nom d’institutions sociales." (p.40)

    "Comme les premiers romantiques, il échappe aux classifications faciles. Ainsi à la recherche d’une vérité universelle et abstraite, il substitue la description d’une expérience originale et vécue ; sa pensée oscille entre le culte de l’histoire et l’approbation de la révolte sous toute ses formes ; il balance souvent entre un individualisme qui n’est pas autre chose que le culte du génie créateur et la subordination de l’individu à la collectivité et à l’histoire." (p.44)

    "Et comme pour les romantiques, dans la pensée de Barrès le culte du Moi-Individu se métamorphose très rapidement suite à l’effet d’un déclencheur, à un Culte du Moi-Nation, à l’exaltation de la nation, à la subordination de l’individu à la collectivité, et finalement à un nationalisme fermé qui requiert, afin d’assurer l’intégrité du corps national, l’élaboration de tout un système de filtrage et de défense. Il en est de même pour ce qui concerne les thèmes de l’âme populaire et de l’inconscient qui sont au cœur de la conception barrésienne de la nation: ce n’est pas par hasard, si Barrès place les trois volumes du Culte du Moi sous le patronage de Hartmann et de Fichte, ou qu’il se compare à ce dernier. Ce n’est pas par hasard non plus, si cette trilogie traduit la profonde influence qu’a eue sur lui l’œuvre de Wagner. A l’instar des romantiques, Barrès fait partir l’essentiel de ses réflexions, non de l’individu qui n’a pas de signification en soi, mais de la collectivité sociale et politique, qui ne saurait être considérée comme la somme numérique des individus la constituant. C’est pourquoi, il s’élève violemment contre l’individualisme rationaliste de la société libérale, contre la dissolution des liens sociaux dans la
    société bourgeoise
    ." (p.45)

    "La profonde attirance du jeune Barrès pour le socialisme est indissociable de celle qu’exerce sur lui la philosophie allemande. Son attachement au socialisme ne sera qu’une étape de sa vie littéraire et politique, qui va de la quête du Moi au nationalisme [...] Les sources idéologiques du socialisme
    français, sont selon lui : « de Rousseau pour sa sensibilité et de Hegel pour sa dialectique.»
    ." (p.53)

    "Dans Le Journal du 20 janvier 1893, Barrès publie à l’occasion de la soutenance de la thèse de Jaurès, un article plein d’éloges pour le leader socialiste. Il se félicite de la rentrée prochaine de celui-ci à la Chambre et appelle la jeunesse à se grouper autour du philosophe Jean Jaurès." (p.56)

    "Mais à cette époque, la critique la plus dure que Barrès va instruire sur le socialisme d’origine germanique, ira en direction du socialisme prétendu scientifique, matérialiste, dur et géométrique:  le marxisme. Il aurait été l’incarnation même du « germanisme » dans le socialisme. Cette critique est contenue dans plusieurs articles de presse, mais surtout dans un ouvrage de 1893 L’Ennemi des lois. Barrès rejette d’ailleurs Marx, à un tel point, qu’il ne le compte même pas dans les sources du socialisme. Sans être un spécialiste de science politique, Barrès dégage néanmoins, avec une réelle précision et parfois une vision assez prophétique, les grands traits de l’idéologie marxiste et ses dangers potentiels. Mais la grande faiblesse de l’approche barrèsienne réside dans une volonté continuelle de vouloir associer l’antisémitisme et l’antigermanisme, à son analyse politique. Il s’acharne à démontrer que le matérialisme marxiste manque de contenu moral, de spiritualité, car il ne serait qu’une synthèse « du socialisme juif » et du « socialisme allemand », qui allie l’esprit « des durs logiciens juifs », avec « le sentiment du ventre » inhérent à la nature allemande et à son exploitation par les « agitateurs juifs »." (p.58)

    "Au « socialisme judéo-allemand » qui selon ses propres termes: « élimine les notions de pitié et de justice », il oppose l’école française de l’enthousiasme et notamment, celle de Saint-Simon et de Fourier. Mais c’est le socialisme de Proudhon qui serait selon lui le plus original, car: « il combine notre sensibilité nationale et l’hégélianisme », et prend comme levier de la révolution sociale: « l’idée de justice, de fraternité, ou tel autre sentiment de 48.» ." (p.68)

    "Auguste Burdeau, note Barrès est à l’origine de la thèse centrale de Sous l’œil des Barbares, à laquelle il ne renoncera jamais tout à fait, selon laquelle le monde n’est qu’un phénomène cérébral, une grande fantasmagorie, une illusion produite par la structure de l’esprit et à laquelle rien dans le dehors ne correspond." (p.74)

    "Dans Les Amitiés françaises en 1903, il écrit qu’après avoir vécu la guerre, l’humiliation de la défaite et l’invasion: Après cela, tout Wagner et tout Nietzsche et leur solide administration, qu’est ce que vous voulez que ça me fasse ?" (p.77-78)

    "Le directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes: Jules Soury (1842-1915). Son influence sera déterminante sur l’évolution de toute sa carrière politique et littéraire. On est frappé, en lisant ses Cahiers de l’influence qu’exerça sur lui cet étrange neurasthénique, à la fois pamphlétaire, philosophe et savant, mais vrai type de « décadent », selon la définition de Nietzsche. Barrès va faire de l’enseignement de Jules Soury le cadre doctrinal de ses fantasmes, puis de ses évolutions. Cet élève d’Ernest Renan est adepte d’un scientisme rigoureusement athée. C’est un historien des religions et un spécialiste de psychologie physiologique. Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, il enseigne l’histoire des doctrines physiologiques. Jules Soury n’en est pas moins un esprit puissant, qui subjugue beaucoup de fidèles par l’étendue de ses connaissances et l’audace de ses conceptions. De 1893 à 1897, Barrès va suivre à l’EPHE." (p.81)

    "Jules Soury nie ainsi non seulement le libre arbitre et le statut de l’homme comme sujet de l’histoire, mais encore sa qualité d’être moral: puisqu’il n’a pas de choix, il ne saurait y avoir de morale. L’homme n’est qu’un simple rouage d’un mécanisme universel, mû par des instincts héréditaires qui naissent des variations utiles acquises mécaniquement au cours des longues luttes pour l’existence." (p.85)

    "La pensée de Barrès ne peut être dissociée de la défaite de 1870. Ce choc désastreux  va d’ailleurs l’amener certainement à une meilleure acceptation des valeurs léguées par le XVIIIe siècle français, par la Révolution et le nationalisme messianique d’un Michelet. Car la perte de l’Alsace-Lorraine donne un réel crédit au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui devient l’argument pertinent et nécessaire pour dénoncer le traité de Francfort. Les fondements idéologiques de la Révolution et de la République, étaient donc les seuls, alors à même de légitimer la revendication du retour des annexés." (p.89)

    "Les républicains opportunistes semblaient avoir renoncé à la Revanche. Depuis la mort de Gambetta en décembre 1882, aucun républicain de premier plan n’incarnait plus l’esprit de la Revanche. L’engagement de Barrès dans le boulangisme date d’avril 1888, alors que la campagne plébiscitaire bat son plein et que Boulanger remporte ses premiers succès." (p.94)

    "De nombreux soutiens de Maurice Barrès vont définitivement s’éloigner de lui, suite à ses positions dans l’affaire Dreyfus, comme par exemple Léon Blum ou Lucien Herr." (p.100)

    "Après la dénonciation de Rousseau, qu’il critique comme Maurras en le plaçant comme un précurseur dans la lignée des penseurs germaniques, il arrive à la critique du penseur central, du bâtisseur de l’« homme abstrait »: le philosophe allemand Emmanuel Kant. Sa dénonciation sera encore plus importante, plus fréquente et plus dense que celle de Rousseau." (p.104)

    "Barrès en présentant Bouteiller [avatar de Burdeau dans Les Déracinés] comme l’homme d’une seule doctrine  a voulu faire le procès d’une théorie philosophique qui fournissait alors à la bourgeoisie, un moralisme parfaitement conforme à l’idéal républicain et laïc. On trouvera d’ailleurs la confirmation de cette interprétation dans Scènes et doctrines du nationalisme, où Barrès déclarait qu’il y a en France une morale d’Etat, et que l’on peut dire que  le kantisme est cette doctrine officielle." (p.110-111)

    "De manière totalement péremptoire, il va affirmer qu’il ne peut y avoir de loi universelle, et il va bâtir son système de pensée en opposition à Kant, en ne concevant l’homme que comme le produit d’un milieu déterminé à un moment donné de l’histoire qui s’attache: « à distinguer les conceptions propres à chaque type humain. ». Les hommes, de siècle en siècle, comme de pays en pays, auraient conçu des morales diverses, qui selon les époques et les climats auraient été nécessaires. Le tort immense de la morale kantienne aurait été de nier ces réalités et de créer un type d’homme nouveau, un sans famille et un sans patrie, un être artificiel vivant selon les critères de la raison abstraite, à l’image des sept jeunes déracinés lorrains qui : « errent sur le pavé de Paris comme des Tonkinois dans leurs marais, sans lien social, sans règle de vie. ». Barrès nie donc l’existence de vérités universelles. Pour lui, il y a des vérités françaises, allemandes, anglaises, mais pas de vérité tout court, ce qui supposerait qu’il n’existe pas un homme abstrait, idéal, identique partout à lui-même." (p.117)

    "Cette essence, Maurras se la représente dans un mouvement perpétuel du peuple allemand et de ses penseurs à rechercher la pureté, les origines ; à rejeter les règles, les déterminations, à ne pas accepter ce qui est, ce qui vient de la civilisation, de la société, de l’histoire, au profit toujours des origines. (Recherche des origines individuelles avec le retour au moi, puis au moi allemand ; recherche des origines et de la pureté du christianisme avec la réforme luthérienne ; rejet des règles avec le romantisme, et rejet de la stabilité des régimes politiques traditionnels avec l’esprit de révolution). Le « germanisme » serait ainsi un mouvement constant du peuple allemand qui ne saurait que refuser et toujours détruire, alors que Maurras qui se présente comme un  fils d’Auguste Comte, affirme qu’il ne faut qu’accepter." (p.141)

    "[Maurras] refuse qu’il soit envisagé des rapports entre la philosophie de Descartes et la politique de Rousseau. Descartes n’a pas pu inspirer Rousseau. Maurras va s’attacher à démontrer qu’il n’y a aucun point commun. Il n’y a même pas de comparaison à établir entre ce qu’il qualifie d’autorité de l’évidence cartésienne, œuvre de sens moral et l’autorité du sens moral de Rousseau. Ce dernier mènerait droit à l’individualisme, alors que Descartes n’y mènerait que par le circuit d’une contradiction." (p.159)

    "Henri Bergson [...] critiquait avec force l’Allemagne moderne en voyant en elle le front même du matérialisme." (p.187)

    "L’Allemagne va être représentée comme la mère-patrie des trois « maladies contagieuses et mortelles » du monde moderne: la Réforme, la Révolution, le Romantisme. Cette idée première est inscrite dans la pensée consciente et inconsciente de Maurras. Elle le guide, l’obsède, et c’est même à cause de cela qu’il va assigner à la France une mission: être celle qui répond le mieux à ce danger par la capacité de sa tradition le Catholicisme, la Contre révolution, le Classicisme. La perméabilité de l’Allemagne à ce qu’il appelle « l’esprit hébreu et oriental » aurait causé la Réforme, qui devait elle-même déboucher sur la démocratie, sur le romantisme, et plus généralement sur tous les « graves désordres » sociaux de l’époque moderne." (p.192)

    "Les principes de la Révolution de 1789 sont attaqués un par un, mais il faut le reconnaître, cette critique est traditionnelle dans le camp contre-révolutionnaire. Ce qui est beaucoup plus original, c’est l’argumentation sur l’esprit germanique des origines de la Révolution. Il refusa que la Révolution de 1789 puisse être assimilée à une idée française ou latine dans ses origines et ses principes." (p.202)

    "Rien ne peut apaiser la violence et la férocité de Maurras, quand il s’exprime sur L’essai sur l’inégalité des races humaines du Comte Joseph Arthur de Gobineau. Car il lui semble inconcevable qu’un Français puisse dire que les Germains sont la fleur des races européennes." (p.233-234)

    "Pour Maurras qui affirme mettre au premier rang l’idée de la reconquête de l’Alsace-Lorraine, il n’a que de la défiance pour les entreprises coloniales. Il n’y a aucune trace de fierté patriotique à la pensée de l’expansion coloniale. Il pense même comme Rochefort que Bismarck nous incite à coloniser plutôt qu’à récupérer l’Alsace-Lorraine. L’Allemagne aurait détourné nos regards de la ligne bleue des Vosges, et nous aurait placé en situation conflictuelle avec la Grande-Bretagne." (p.241)

    "Sa critique rejoint sur ce point la thèse des boulangistes, des socialistes et notamment de Péguy qui dénonce l’impérialisme colonial." (p.242)

    "Même si Charles ne va naître que le 7 janvier 1873, il est déjà plongé au cœur de cette histoire dramatique, car son père meurt à vingt-sept ans le 18 novembre 1873, d’une santé détériorée par les terribles souffrances endurées lors du siège de Paris. Dans son processus de représentation de la situation de contraste apparent entre la faiblesse de la France, et la puissance germanique de son époque,  il va évoluer, se radicaliser, mais il n’aura jamais de complicité intellectuelle réelle avec l’Allemagne. Mais même si ses rencontres sont apparemment fortuites, elles sont néanmoins décisives, notamment en ce qui concerne son attrait pour le socialisme qui à cette époque est dominé par les penseurs allemands, et qu’il va étudier à la meilleure source de l’époque, avant de le rejeter et de l’attaquer avec virulence pour une autre conception du socialisme, et la philosophie de Kant qui va le séduire dans un premier temps, puis donner une tonalité décisive à son « germanisme ».
    Mais pour que son rejet éclate et sa névrose obsessionnelle se développe, il lui faudra le choc de 1905, qui va l’atteindre à la manière d’un choc psychique et se surajouter à 1870. Pour comprendre l’évolution de Péguy cette date est décisive.
    " (p.244)

    "Péguy n’est pas attiré par l’Allemagne, même pas par celle de la culture. Il ne vient pas à l’Allemagne et au monde germanique, mais c’est l’Allemagne qui vient à lui par ses sujets d’intérêts, notamment le socialisme qu’il va rejoindre dès avril 1895, et la philosophie complexe qu’il affectionne." (p.245)

    "penseur majeur du nationalisme français" (p.245)

    "Péguy va bénéficier sur ce sujet à l’Ecole Normale Supérieure des meilleurs maîtres de son époque, avec la présence de Charles Andler, de Lucien Herr et de Jean Jaurès. Ils connaissent tous les trois aussi bien d’ailleurs le socialisme, que le socialisme allemand, que l’Allemagne présente et historique. Dans un premier temps ils vont être ses maîtres, il va les apprécier avec une immense passion. Son premier maître, qui restera parmi les trois le principal malgré une longue brouille, s’appelle Charles Andler (1866-1933)." (p.245-246)

    "Quand la SFIO est créée, Andler n’y milite guère. Dans L’Humanité du 14 mai 1905, Andler regrette amèrement le silence de la France dans l’hommage universel rendu au grand poète Schiller, mort le 9 mai 1805, à l’homme que notre Législative avait fait citoyen d’honneur: « Schiller, est le premier qui ait eu conscience que le poète est au service du peuple. ». Moins que quiconque, Charles Andler, pouvait être suspecté de chauvinisme. En 1908, à la tête d’une trentaine d’étudiants, il effectua un voyage en Allemagne qui lui attira, à son  retour l’hostilité bruyante de la jeunesse d’Action française du Quartier latin. Il y retournera en 1911. Mais il  jugea la social-démocratie contaminée par le pangermanisme. Malgré la célèbre brouille entre Herr et Péguy, Andler ne rompra jamais totalement avec Péguy. Les chemins des deux Charles se croiseront une dernière fois à la veille du grand cataclysme de 1914. A l’automne de 1912, Charles Andler qui suit de très près les affaires internes du socialisme allemand, s’inquiète de la confiance aveugle que Jaurès fait à la volonté de paix du SPD. Il constate avec angoisse la montée en son sein de tendances militaristes, colonialistes, pangermanistes. Il veut pousser un cri d’alarme dans la presse de la SFIO, mais Jaurès refuse. Il le fera en novembre et décembre 1912 dans L’Action nationale, où il fustige les positions des chefs du SPD, notamment Gerhard Hilebrand, Max Schippel, Ludwig Kessel et Karl Luthner, et où surtout il relève les paroles qu’aurait prononcées Auguste Bebel, au congrès social-démocrate d’Iéna : « la question du désarmement ne nous séparera plus à l’avenir. Le mot d’ordre n’est pas de désarmer, mais d’augmenter les armements. ». Après un long silence, Jaurès répliqua avec violence dans L’Humanité du 4 mars 1913 [...]
    Même son vieil ami Lucien Herr lui oppose aussi la raison du parti, qu’il avait déjà objectée à Péguy en 1899-1900. Andler est alors attaqué par la quasi-
    totalité des socialistes français. Seul Péguy va se projeter dans le débat, afin de soutenir son ami et son maître avec le talent.
    " (p.250-251)

    "[Péguy] rejette la version d’un socialisme d’Etat que Herr voudrait développer dans le socialisme." (p.254)

    "L’unité condamnée par Péguy se fera en 1905 au congrès de Paris, en un parti socialiste unifié: la section française de l’internationale ouvrière. [...] Péguy à la suite de cet événement va multiplier les attaques contre Jaurès. Elles deviennent le révélateur des sentiments que Péguy nourri à l’égard de l’Allemagne. Il accuse Jaurès d’oublier l’oppression que l’Allemagne fait subir à l’Alsace et à la Lorraine."(p.260)

    "Ce qui triomphe avec Guesde, c’est une forme de socialisme que Péguy n’accepte pas. Il s’agit d’un socialisme autoritaire fait d’obéissance au chef, et de vénération pour celui qui exerce l’autorité, et qui est directement selon lui, sous l’influence de l’Allemand Marx et de la social-démocratie allemande." (p.264-265)

    "Sans le moindre répit, sans romantisme et sans littérature, Péguy ne va pascesser de dénoncer la barbarie, les « monstruosités de tous ordres », que ce soit celle de l’impérialisme militariste allemand, de l’autocratie tsariste, du despotisme hamidien, ou des exactions coloniales et des massacres des populations." (p.272)

    "Les deux premières œuvres où il affirme son socialisme sont: De la Cité socialiste (août 1897) et Marcel de la Cité harmonieuse (juin 1898). Il est clair que Péguy n’est pas un théoricien de la révolution, il n’y parle pas de moyens à mettre en œuvre pour arriver au but [...] Le socialisme de Péguy est d’inspiration largement humaniste et nostalgique. Les constantes sont l’idée de justice dans la répartition du travail, la liberté dans le domaine de l’esprit, l’amour du travail bien fait, le souci de la vérité et de l’objectivité, l’importance accordée à l’éthique." (p.273)

    "Le socialisme de Péguy est un socialisme de communion, pas de division, respectueux des droits et des libertés de l’individu." (p.274)

    "Il trouve inacceptable la théorie de Marx qui avait prédit que pendant la période prérévolutionnaire, la paupérisation irait croissante jusqu’au moment où la misère pousserait les prolétaires à la révolte. L’augmentation de la misère est donc partie intégrante du système marxiste. Péguy pense à l’inverse que la disparition de la misère est un préalable pour construire un monde meilleur. C’est dans la mesure où chaque individu aura accepté l’idée d’un monde meilleur qu’on acceptera la révolution et le passage à un monde plus juste. La misère rend le miséreux incapable de réactions morales." (p.276)

    "Péguy a été socialiste kantien et kantien, jusqu’en 1907. La morale kantienne a séduit le socialiste sensible aux valeurs morales et soucieux de sauver la liberté, l’équité et la justice." (p.281)

    "Mais il va se lancer à partir de 1907 dans une puissante critique et un total rejet de la pensée de Kant. Ses critiques vont façonner les caractéristiques même de sa représentation, de son « germanisme ». Il va trouver que toute cette pensée baigne dans un formalisme indéfini. Ce qui est proposé ce sont toujours des formes pures de la raison. Péguy va lui objecter le désaccord pratique de la vie, la douleur des consciences déchirées entre l’être et le devoir, et la nécessité d’expliquer pleinement le tragique de l’histoire. En 1910 dans Victor-Marie, comte Hugo, souhaitant régler un différent qui l’oppose à son ami Daniel Halévy, il dresse un véritable réquisitoire sur le système kantien. Car Péguy est fatigué, il n’est pas toujours arrivé à se régler sur l’impératif catégorique. Il pense que Kant propose une morale trop abstraite, inaccessible pour l’homme de chair et de sang, donc totalement en dehors de la vie réelle, et qui de plus néglige totalement les exigences concrètes de l’action." (p.287)

    "L’événement le plus important est celui qui retentit en 1905 dans Notre patrie: celui de la menace d’invasion de la France par l’Allemagne. Désormais pour préparer la cité harmonieuse et la cité socialiste qui y conduit, l’événement commande que la priorité soit accordée à sauver la patrie de la « barbarie impériale » allemande." (p.289)

    "Péguy affirme préférer la morale « souple » de Bergson, à la morale « raide, systématique et impuissante » de Kant." (p.290)

    "Ce second semestre de 1905 extraordinairement fécond en production littéraire, constitue l’une de ces périodes décisives où brusquement ses idées s’ordonnent en de nouvelles perspectives, se reclassent ou bien sont abandonnées. L’année 1905-1906 vit paraître la septième série des Cahiers. Péguy tenait « expressément que la thèse du pacifisme le plus pur fût présentée ». Le deuxième Cahier de cette série est en effet occupé par La paix et la guerre de Charles Richet qui est une mise au point de la thèse pacifiste. Mais le troisième Cahier (22 octobre 1905) Notre Patrie, apparaît comme sa propre réponse angoissée aux espoirs de l’idéalisme. L’Allemagne n’aurait pas fait partie de la Civilisation, car elle n’aurait été que du côté de la matière, de l’énorme réalité de la barbarie. Il limite la Civilisation aux peuples qu’il qualifie de culture et de liberté, France, Angleterre, Italie du Nord, des fragments de l’Amérique, de Belgique, de Suisse qui occupent une étroite bande de terrain, menacée toujours ; or cette partie de l’humanité porte selon lui le seul espoir du monde. Péguy en 1905 s’est déjà éloigné du mouvement socialiste, depuis l’affaire Dreyfus. Il s’est fait le chroniqueur inlassable de l’envahissement du socialisme et du dreyfusisme par les mœurs parlementaires. Il est devenu d’un amer pessimisme quant aux réalisations et aux chances du socialisme français. En 1905, cette angoisse se conjugue avec une tempête pacifiste. Notre Patrie ne se rapporte pas à la crise, mais au livre Leur Patrie de Gustave Hervé. Un phénomène vient de se produire, à l’époque même de cette crise: la publication de Leur Patrie en juin 1905, doublée par la naissance d’un mouvement antipatriotique dans une partie importante de la classe ouvrière. Péguy résumera ainsi dans Les Suppliants parallèles, ce qu’est le hervéisme: « Le hervéisme est essentiellement le sabotage, un sabotage, un cas particulier de sabotage appliqué aux relations, aux fonctions, aux opérations internationales. » Péguy ne le cède en rien à Hervé en matière de pessimisme sur l’état de la République, et sur le peu de réalisation du socialisme parlementaire de l’époque. Mais il entend réaffirmer le vieux mot d’ordre de défense républicaine, qu’il a hérité des milieux populaires de sa jeunesse. La République française malgré ses imperfections est le seul bastion de la liberté contre « l’impérialisme allemand ». Le républicanisme de Péguy fait partie de l’ensemble des valeurs d’avant 1880, menacées par le monde moderne qui envahit le socialisme et le syndicalisme. Selon lui, la conscience républicaine de l’ouvrier est en train d’être remplacée par la seule conscience de classe, l’idéal de « l’ouvrage bien fait » par l’appel au sabotage, le patriotisme par l’antipatriotisme. Mais surtout Hervé préconise la grève militaire contre toute guerre, qu’elle soit défensive ou non. C’est là le « crime » essentiel de Hervé aux yeux de Péguy." (p.303-304)

    "Ce qui effraie de manière confuse Péguy dans la modernité, c’est l’intelligence moderne, sa brutalité, sa volonté de puissance qui se déchaîne au moyen de la rigueur, du positivisme, du scientisme, et d’une certaine « religion du progrès ». Il va amalgamer dans son « germanisme » les images qu’il a de ce monde nouveau qu’il déteste, d’une industrie qui fabrique de la force, de l’économie allemande, de son efficacité et de sa puissance mondiale. Péguy est l’homme d’une civilisation agraire et littéraire. Il ne se reconnaît pas dans la nouvelle civilisation industrielle et scientifique, qu’il identifie à l’Allemagne." (p.316)

    "Pourtant bien qu’il n’aime pas l’Allemagne, il connaît bien son socialisme, sa langue, son histoire et aussi la philosophie de Kant. Il a puisé cette culture chez Andler, Herr et Jaurès. A côté de cela, il a une certaine admiration pour Goethe et Schiller, pour Beethoven, et un intérêt réel pour Nietzsche." (p.320-321)

    "Barrès restera malgré son opposition totale à l’Allemagne, et sa conversion au classicisme, un nostalgique du romantisme de sa jeunesse. Péguy défend des positions semblables sur ce thème à celles de Barrès." (p.368)

    "En se référant à lui, ils vont ressentir la honte du franchissement de l’interdit: se référer à un Allemand même pour la « bonne cause », montrer qu’un philosophe allemand célèbre critique l’Allemagne. Alors ils vont systématiquement se présenter non comme des débiteurs de la pensée de Nietzsche, mais présenter Nietzsche comme la vrai débiteur, et pour toute sa philosophie, de la pensée française et des cultures grecques et latines. La référence à la pensée de Nietzsche leur est utile, car elle repose sur une dénonciation puissante, violente, et systématique de l’Allemagne, et des Allemands." (p.370)

    "La pensée de Nietzsche est une réelle aubaine pour Barrès, Maurras et Péguy et, en conséquence ils vont la juger comme une preuve décisive délivrée sur la nocivité de l’Allemagne, et la grandeur de la France. Ils vont dans le cadre du « germanisme » instrumentaliser Nietzsche, comme un principe de démonstration de la véracité de leurs thèses. Mais ils vont bien évidemment, oublier les éléments « contreproductifs » chez ce penseur, principalement son rejet du nationalisme." (p.374)

    "Si Maurras affirme aussi souvent que l’œuvre de Nietzsche est inutile et dangereuse, il formule néanmoins, toujours la même remarque sur le rôle positif joué par Nietzsche comme démystificateur des illusions révolutionnaires, libérales et démocratiques." (p.381)

    "Péguy va éditer plusieurs de ses amis qui vont traiter de ce philosophe allemand. Il édite un douzième cahier de la dixième série de Daniel Halèvy le 25 avril 1909, Le travail du Zarathoustra." (p.385)

    "[Péguy] est donc fier et malgré la mauvaise conscience plus tard de son ami dreyfusard Daniel Halèvy, il va confirmer cette fierté. En juillet 1910, en réponse à celui-ci, il va publier Notre Jeunesse, qui est un cri d’orgueil et de fidélité, celui d’être resté, contrairement à beaucoup de ces anciens compagnons de combat de 1898, un dreyfusard mystique." (p.402)

    "Le 1er août 1914, c’est la mobilisation générale. Le 2 août, Charles Péguy fait une tournée d’adieux de ses amis parisiens avec qui il était brouillé, notamment Léon Blum, Charles Lucas de Pesloüan et Jean Variot. Mais surtout, il va dire adieu à son plus proche ami le philosophe Henri Bergson, qui va d’ailleurs le 11 août, lui adresser sur le front, une dernière lettre pour l’assurer que s’il venait à disparaître, il s’occuperait de son épouse et de ses enfants. Promesse qu’Henri Bergson tiendra avec fidélité en devenant à la mort de Péguy, le tuteur de ses quatre enfants. Le 4 août 1914, le jour des obsèques de Jean Jaurès, Péguy quitte Paris pour Coulommiers, puis le front de l’Est. Il laisse ces mots à son amie Geneviève Favre, fille d’un républicain de 1848 : « Grande amie je pars, soldat de la République, pour le désarmement et la dernière des guerres. ». Le soir du 4 septembre, il se recueille dans la chapelle de Montmélian, près de Saint-Wilz. Le 5 septembre 1914, au deuxième jour de la bataille de la Marne, à 5 heures et demi du soir, près de Villeroy, l’officier Péguy commande debout à la tête de son bataillon un assaut contre les Allemands. Il hurle: « Tirez, tirez, nom de Dieu ! ». Il tombe, tué d’une balle en plein front. C’est le prélude à la victoire de la Marne. Le 17 septembre 1914, la France apprend par l’article bouleversant de son ami Maurice Barrès à L’Echo de Paris, la mort de Charles Péguy." (p.617)

    "Le 10 janvier 1910, Péguy publie Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. Barrès, défenseur du catholicisme en tant que générateur de sentiments nationaux, ne demande pas mieux que d’accorder publiquement le sceau de son approbation à son jeune ami, dont le mystère ne manque pas d’à propos. Dans L’Echo de Paris du 28 février 1910, l’article de Barrès « Une Jeanne d’Arc en 1910 » va lancer et mettre Péguy dans la lumière de la célébrité littéraire. Barrès révèle au public, qui ignore à peu près tout jusqu’ici du Péguy des Cahiers, du socialiste, du dreyfusard: un Péguy catholique." (p.692)

    "Devant les difficultés financières constantes de Péguy, dont la cause sont les déficits permanents des Cahiers de la quinzaine, il va soutenir la candidature de son cadet et ami Péguy au grand prix de littérature de l’Académie française pour la Jeanne d’Arc. Mais la conjonction de la double opposition de la gauche intellectuelle et de la droite catholique, face à l’intransigeance de Péguy, vont faire échouer ce projet. En compensation Péguy obtiendra le prix Estrade-Delcros. Barrès tentera, mais sans plus de succès, de faire élire son jeune ami à l’Académie française." (p.694)
    -Philippe Bedouret. BARRES, MAURRAS et PEGUY face au germanisme (1870-1914). Histoire. ECOLE PRATIQUE DES HAUTES ETUDES, 2005. Français. <tel-01511730>.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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    Philippe Bedouret, Barrès, Maurras et Péguy face au germanisme (1870-1914) Empty Re: Philippe Bedouret, Barrès, Maurras et Péguy face au germanisme (1870-1914)

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 8 Sep - 18:08

    Chronologie pp.719-732:





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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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