"Les années trente ont une piètre réputation." (p.7)
"Identifier des causes et saisir un processus à partir des conséquences risque cependant de conduire à n'opérer des choix qu'en fonction de l'aval, et de tomber, même involontairement, dans une impasse déterministe visant à conférer à la défaite de 1940 une dimension inéluctable." (p.8 )
"A l'instar des historiens qui ont travaillé sur cette période depuis une trentaine d'années, nous pensons qu'il existe une singularité des années trente qui les distingue des années vingt. Il faut néanmoins s'entendre sur le contenu de cette particularité. Si ces années sont certes des "années tournantes", leur étude impose un effort de périodisation précis. On ne saurait en effet saisir les années trente à travers la simple prise en compte de la décennie 1930-1940." (p.8 )
"La césure de 1934 marque le début d'une polarisation idéologique croissante mais elle n'est pas la seule rupture décisive de la décennie. 1936 s'accompagne, à travers le succès électoral du Rassemblement populaire, d'une bipolarisation de la vie politique et d'une accentuation de sa violence verbale et même physique. L'atmosphère et "l'esprit" des années 1936-1937 sont alors bien différents de ceux de 1930-1932. En effet, les tentatives de dialogue et de recomposition esquissées précédemment sont dorénavant dépassées et la France vit alors une forme de "guerre civile larvée", dominée par des divisions intérieures profondes qu'accompagne un impossible consensus sur la politique extérieure à entreprendre." (p.9)
"Avec ses 41.6 millions d'habitants [recensement 1931] (dont 2.7 millions d'étrangers), la France reste un pays largement rural (la population urbaine ne représente que 51.2% de l'ensemble). Sa structure sociable épouse sa démographie et sa géographie. 36% des Français travaillent dans le secteur primaire: les petits propriétaires-exploitants y sont largement majoritaires et à certaines exceptions régionales (plaines céréalières, région du Nord), l'archaïsme des techniques et des méthodes prédomine, ce qui obère fortement les rendements de ce secteur et place la France loin derrière ses concurrents. Moins développé qu'à l'étranger, le secteur secondaire ne regroupe que 31% de la population active. Si la France comporte des grandes entreprises (plus du quart d'entre elles emploient plus de 500 salariés), le tissu industriel est dominé par les petites et moyennes entreprises de moins de 100 salariés (elles représentent près de 50% de l'ensemble). Quant au secteur tertiaire, il emploie le dernier tiers. Pour une partie des élites, cette situation serait le signe d'un retard français, mais la majorité s'en accommode fort bien.
Fiers de leur identité, les Français sont également satisfaits de leur rayonnement impérial comme l'attestent les cérémonies du centenaire de l'Algérie et l'Exposition coloniale de 1931. Enfin, sur le plan extérieur, les années 1930-1931 incitent encore à l'optimisme. Le plan Young, entré en vigueur en 1930 et qui envisagerait un paiement de réparations allemandes jusqu'en 1988, semble avoir réglé cette question tandis que l'évacuation de la Rhénanie, la même année, constitue un signe de détente. A l'optimisme diplomatique s'ajoutent les certitudes militaires: la France est alors créditée de la meilleure armée du monde." (p.12)
"La crise américaine, sans ébranler nécessairement les convictions des promoteurs de l'économie d'outre-Atlantique, et plus largement l'attraction de nombreux Français pour le jazz et le cinéma américain déchaîne les sarcasmes de nombreux essayistes. [...] L'ouvrage de Duhamel est complété par beaucoup d'autres titres dont Le Cancer américain publié en octobre 1931 par les fondateurs du groupe l'Ordre nouveau, Robert Aron et Arnaud Dandieu, qui assimilent le "cancer américain" à un "cancer spirituel" en passe de submerger l'Europe. Dans le même registre, les condamnations péremptoires de la rationalisation et du machinisme sont légion." (p.15)
"Adversaires de la colonisation, surréalistes en tête qui ont diffusé le 30 avril 1931 un tract, signé par André Breton, Paul Eluard et Louis Aragon, intitulé "Ne visitez pas l'Exposition coloniale"." (p.17)
"Dans le secondaire, l'interrogation de géographie du baccalauréat, à partir de 1930, comporte obligatoirement une question sur les colonies et un concours général colonial est institué. Au niveau supérieur, des préparations à l'École coloniale sont créées dans les lycées, ce qui confère à cette dernière le statut de "grande école". L'empire colonial paraît donc pour beaucoup l'avenir de la France et cette conviction se renforce à l'occasion de la crise qui donne lieu à une multiplication des références aux bienfaits de l' "autarchie" [sic] impériale, devant permettre au pays de vivre et de prospérer sur ses arrières." (p.18)
"A la conférence de La Haye d'août 1929 est adopté le plan Young en contrepartie duquel les Français acceptent de se retirer de la Rhénanie le 30 juin 1930. L'opinion dans son ensemble s’accommode de cette décision, à l'exception des nationalistes de L'Action française, le général Lavigne-Delville dénonçant crûment dans le quotidien monarchiste "les conséquences militaires" de cette évacuation: "Que nous reste-il donc, l'évacuation faite, pour résister à l'agression possible allemande ? Des frontières sans fortifications, des fortifications sans canons ; des canons sans munitions, des unités sans effectifs, des effectifs sans instruction". Ce constat brutal comporte une part de vérité: la France ne dispose plus de son ancienne couverture et la nouvelle (la célèbre ligne Maginot) n'existe que sur le papier (le Parlement en a accepté le principe le 29 décembre 1929).
Si les dirigeants politiques, comme la grande majorité des Français, comptent sur l'armée dont la puissance et le caractère imposant (les effectifs entretenus sur le budget de 1931 s'élèvent à 527 000 officiers et soldats) suscitent l'agacement voire l'incompréhension des Anglo-Saxons dans un contexte international marqué du sceau de la paix, l'armée française est atteinte de graves carences au début des années trente.
Elle souffre d'abord de sa désorganisation puisque la Défense nationale n'existe pas: trois ministères distincts (Guerre, Marine et Air) défendent ainsi jalousement leurs prérogatives et, d'abord, leurs propres forces aériennes que le ministre de l'Air créé en 1928 s'efforce en vain de récupérer. Une seconde faiblesse concerne l'état des matériels. Du point de vue de l'armée de terre, les stocks n'ont pas été reconstitués et le matériel (à de très rares exceptions) n'a pas été modernisé: elle s'équipe ainsi en quelque sorte au jour le jour, sans qu'il y ait un effort de prévision. Les conséquences de cette situation ne manquent pas de se faire sentir quelques années plus tard à l'heure du "réarmement": l'appareil industriel français est alors inadapté à la fabrication d'armes de guerre. Si la situation de la marine est meilleure (il existe depuis la conférence navale de Washington de 1922 un véritable programme naval), celle de l'aéronautique est franchement critique puisque l'essentiel des crédits est affecté à l'entretien du matériel existant, nullement modernisé (l'aviation n'est alors conçue que comme une arme d'observation au service du commandement). Dans ces conditions, l'armée française, qui inspire pourtant de la crainte aux autres Etats, est "une armée en trompe l’œil" (Maurice Vaïsse). L'option défensive correspond néanmoins à une aspiration profonde, celle d'un rejet d'une logique offensive et donc d'un refus d'un effort autre que défensif." (p.19-20)
"Si le président du parti radical [Edouard Herriot] livre discours après discours une charge virulente contre le centre et la droite et oppose une fin de non-recevoir catégorique aux ouvertures d'André Tardieu, il revendique également son droit à ne contracter aucun engagement: "Je n'ai ni le droit, ni l'intention, d'anticiper sur les méthodiques délibérations que nous provoquerons, le mois prochain, dans nos assemblées régulières". L'objectif des radicaux est donc clair: remporter une victoire électorale et constituer un gouvernement sur des bases radicales, en escomptant un appui d'une partie des socialistes.
Ces derniers attendent les élections avec un certain optimisme et espèrent un gain de plusieurs centaines de milliers de voix. Surtout, ils ont par la voix de Léon Blum pris une position claire en cas de victoire de leur parti aux élections: ils ne se déroberaient pas et accepteraient le principe d'un gouvernement de coalition avec les radicaux. Dans un discours prononcé à Narbonne le 10 avril 1932, Léon Blum met cependant trois conditions à une telle participation: une diminution des crédits militaires, la création d'un système général étatisé d'assurances sociales comprenant l'assurance-chômage et la nationalisation des sociétés d'assurance et des chemins de fer. Devant ces propositions, les radicaux sont forts circonspects: Edouard Herriot ne répond pas au directeur du Populaire.
Les résultats des élections voient une nette victoire de la gauche radicale et socialiste qui obtient 334 sièges (dont 157 aux radicaux-socialistes et 129 aux socialistes SFIO) contre 259 aux droites. Davantage encore qu'une sanction de la majorité sortante, ces élections signent l'échec d'André Tardieu.
Le caractère cassant du président du Conseil mais également les accusations régulièrement réitérées contre lui d'être le "nouveau Boulanger", un "aspirant dictateur" et surtout un fourrier du "fascisme" ont porté." (pp.29-30)
"S'il symbolise pour une grande partie de l'opinion l'aile gauche du radicalisme, le député du Vaucluse ne désire pas plus qu'Edouard Herriot une participation des socialistes à son gouvernement." (p.44)
"On saisit mal ce qui pourrait permettre à Daladier de réussir là où ses prédécesseurs ont échoué car les données sont les mêmes. Le "sursis" (Serge Bernstein) de neuf mois que connaît ce gouvernement ne saurait masquer la dégradation accélérée de la situation de la France au plan international (Adolf Hitler vient d'accéder au pouvoir) comme au plan intérieur où se profilent une crise des forces politiques traditionnelles et des appels à une régénération politique qui prennent des formes variées." (p.45)
"Pour la droite parlementaire comme pour la droite nationaliste, [Hilter en 1933] représente alors, à quelques exceptions près (Gustave Hervé ou Marcel Bucard), la figure de l'Allemagne éternelle, une Allemagne revancharde." (p.46)
"L'été 1933 confirme en effet la volonté des nouveaux dirigeants allemands de mener à bien leur objectif de redressement. Celui-ci passe d'abord par la restauration d'une puissance militaire. Le 2e Bureau français dispose sur ce point d'informations fiables, concernant les effectifs de la Reichswehr (140 000) et le début de la production d'avions de combat et de chars d'assaut." (p.51)
"Si l'entente directe franco-allemande tente Daladier, elle est exclue pour des raisons de politique intérieure du fait de désaccords quasi certains au sein de sa majorité et de l'opposition des droites dont certaines dirigeants comme Louis Marin (fondateur d'une "Union pour la nation") mobilisent l'opinion contre les dangers du réarmement allemand." (p.52)
"La Grande-Bretagne et surtout les Etats-Unis entrent dans une phase d'isolement. A la surprise de ses partenaires comme des Allemands, la France ne réagit pas malgré des propositions polonaises de guerre préventive." (p.53-54)
"La chute du gouvernement Daladier résulte le 24 octobre 1933 d'un vote conjugué de la droite et des socialistes qui ont décidé de sanctionner sa politique économique (ils s'opposent à une ponction sur le traitement des fonctionnaires)." (p.54)
"La Fédération républicaine doit cependant compter avec la montée d'un mouvement de fond qui se développe en 1933, celui de l'antiparlementarisme et des ligues. Si le parti en a conscience et si ses dirigeants s'efforcent tout au long de l'année 1933 de détourner les ligueurs potentiels en insistant, notamment lors du congrès de mai 1933, sur le fait que la Fédération républicaine représente le seul débouché sérieux et réaliste pour de telles revendications, le résultat n'est pas atteint car la progression des ligues est l'un des événements majeurs de l'année 1933.
Il s'agit là d'une constante du nationalisme français depuis la fin du XIXe siècle. Certaines de ces organisations sont anciennes, à l'instar de l'Action française. Au tournant des années trente, elle est en crise. D'abord, parce qu'elle demeure atteinte par les conséquences de la condamnation pontificale de 1926 qui l'a privée du soutien de nombreux catholiques et a entraîné le départ de certains intellectuels de premier plan comme le philosophe néo-thomiste Jacques Maritain. Ensuite, parce que l'orthodoxie maurrassienne stricte est battue en brèche par les porte-parole de la Jeune Droite "non conformiste" (Jean-Pierre Maxence, Jean de Fabrègues ou Thierry Maulnier) qui écrivent notamment dans des organes comme La Revue française (1930-1933), Réaction (1930-1932) ou la Revue du siècle (1933-1934). Si la référence à Maurras reste importante, les distances prises avec ce dernier sont réelles dans trois domaines: la littérature, la question religieuse et le rapport à l'économie et au social. En revanche, sur le plan de la philosophie et de l'analyse politique, intérieure comme extérieure (les écrits de Jacques Bainville sur l'Allemagne), la maison mère reste à l'époque une référence incontournable.
Les errements de la diplomatie française comme les difficultés de la République parlementaire permettent d'ailleurs à l'Action française de reprendre des couleurs à partir de 1932: les tirages de sa presse augmentent, les réunions publiques se multiplient (700 en 1933 contre 151 en 1932) et ses coups d'éclat sont incessants à travers des manifestations ou des chahuts organisés par ses étudiants. Comme le relève son historien Eugen Weber en évoquant la fin de 1933, l'Action française était à son "apogée". Elle n'est cependant pas la seule à profiter de la conjoncture. En effet, l'une des ligues phares des années vingt, les Jeunesses patriotes, connaissent un regain d'activité, sous l'impulsion notamment de leurs Phalanges universitaires dirigées par Roger de Saivre.
La crise française permet à de nouvelles ligues de se développer, encore qu'il faille relativiser leur situation à la veille du 6 février 1934. Il faut dire que pour les nouvelles venues la concurrence est rude car les organisations prolifèrent. Ainsi, le 1er juillet 1933, la Solidarité française est créée par François Coty, parfumeur reconnu et patron de presse important (il est le propriétaire du Figaro et de L'Ami du peuple). Pour François Coty, deux ennemis sont clairement désignés: le communisme et la "finance internationale". Après l'échec de sa précédente création, La Croisade des patries, la Solidarité française suscite un engouement lors de son lancement. Il n'empêche pas Marcel Bucard, héros de la Première Guerre mondiale, ancien dirigeant du Faisceau de Georges Valois, longtemps proche de François Coty (qu'il a quitté en 1932 pour se rapprocher de Gustave Hervé, le directeur du quotidien La Victoire), de lancer le Francisme le 29 septembre 1933." (pp.65-67)
"Rejet existant dans les principales ligues concernées (Croix-de-Feu, Jeunesses patriotes, et même Action française) de principes essentiels du fascisme (nationalisme expansionniste, soumission de l'individu à l'Etat, volonté de forger un homme nouveau et d'instaurer une religion séculière), sans oublier que le nazisme, assimilé à une renaissance exacerbée du pangermanisme est considéré comme une menace et comme une référence inassimilable. [...]
Le fascisme français à la veille de l'ébranlement du 6 février est par conséquent bien réduit et s'incarne avant tout dans le Francisme de Bucard, qui entend alors être le Mussolini français, affirmant en août 1933 "Notre Francisme est à la France ce que le Fascisme est à l'Italie", et se fait donner le titre de "Chef" par ses militants." (pp.68-69)
"
(pp.72-76)
"La "tradition républicaine" sort finalement victorieuse des événements de février mais les frustrations que provoque à droite l'échec révisionniste sont importantes. Les forces de gouvernement, à commencer par l'Alliance démocratique, sont mises en cause tandis que les ligues voient leur audience progresser (les Croix-de-Feu passent selon Jacques Nobécourt de 180 000 en novembre 1934 à 300 000 en mars 1935, pour atteindre 700 000 fin 1935) et qu'André Tardieu coupe désormais les ponts avec un système politique qui lui paraît définitivement sclérosé." (pp.78-79)
"Seconde initiative spectaculaire de Maurice Thorez: le 24 octobre, il a proposé la constitution d'un "Front populaire pour le pain et la liberté contre le fascisme et la guerre", étendu au parti radical. Ce tournant du PCF a une double signification. Il témoigne d'abord de la soumission du parti aux directives de l'Internationale qui réclame et obtient ce tournant de juin 1934." (p.80)
"A la fin de l'été, la situation est décantée et l'état des relations internationales modifié. L'Allemagne comme la Pologne ont refusé le projet de pacte oriental. Cependant, le 18 septembre, l'URSS est admise à la SDN et Barthou peut se consacrer à son projet d'alliance franco-soviétique. Le ministre désire toutefois le compléter par un rapprochement franco-italien et un pacte méditerranéen. Il invite à cette fin le roi de Yougoslavie à Marseille: dès son débarquement, ce dernier est victime d'un attentat à l’occasion duquel Barthou trouve également la mort.
Celle-ci a inspiré de grands regrets à Jean-Baptise Duroselle qui y a vu "la fin d'une grande politique, la seule peut-être qui pouvait encore [...] protéger [la France] de la guerre et de l'agression". Cela étant, il est difficile de juger un ensemble marqué du sceau du pragmatisme et de l'inachevé. Cette politique porte cependant des marques d'originalité. D'abord, un souci d'initiative qui voit la diplomatie française essayer de prendre en main la situation et de bâtir une politique extérieure digne de ce nom. Le corollaire en est une prise de distance vis-à-vis de la Grande-Bretagne, dont on considère alors que tout en devant être un partenaire privilégié elle n'a pas à être ménagée à tout prix. Cependant, du fait de sa brièveté, l'action politique de Louis Barthou peut difficilement être jugée à l'aune de ses résultats. On relève cependant une "incohérence" soulignée par Jean Doise et Maurice Vaïsse: la fermeté affichée ne s'accompagne pas d'une hausse des crédits militaires. Par ailleurs, le projet d'alliance franco-soviétique divise l'opinion française. A gauche, s'il réjouit les communistes, et trouve chez les radicaux de fervents adeptes (Edouard Herriot), il gêne les socialistes traditionnellement partisans de la sécurité collective (Léon Blum se déclare hostile "aux pactes fermés partageant l'Europe en clans antagonistes"). La droite est divisée. D'un côté, les "réalistes" (Jean-Baptise Duroselle), inquiets de la menace nazie, sont prêts à surmonter leur anti-communisme pour s’accommoder d'une alliance qui rappelle l'alliance franco-soviétique d'avant 1914 et éloigne le spectre d'un nouveau Rapallo qui hante "Pertinax" et la rédaction de L'Echo de Paris. Pour les autres, la "droite irréconciliable" (Jean-Baptiste Duroselle) l'idée d'une alliance est un non-sens. Elle déchaîne même les foudres de l'ultra-droite nationaliste: cette insanité (Léon Daudet) n'aurait au surplus aucune efficacité car pour l'historien maurrassien Pierre Gaxotte, "les Soviets [...] sont une impuissance de guerre". Manifestement, la position de Louis Barthou n'aurait pas été évidente et l'état des controverses en 1934 comme la teneur des débats ultérieurs sur la ratification du pacte franco-soviétique montrent que l'imbrication croissante à partir de 1934 des enjeux de politique intérieure et extérieure aurait fragilisé le "réalisme" prêté à Barthou." (pp.84-86)
"Les choses se précipitent le 18 juin lorsque Victor Basch (président de la Ligue des droits de l'homme) et Paul Rivet (président du CIVA) se rendent chez Herriot pour lui demander une participation radicale à une manifestation réunissant socialistes et communistes et prévue le 14 juillet suivant. Ce même 18 juin, au soir, Daladier est présent à la Mutualité aux côtés de Maurice Thorez et de Léon Blum et se prononce, à titre personnel, en faveur du Front populaire, lançant du même coup le combat contre "les 200 familles"." (p.90)
"La question des sanctions alimente le débat public depuis l'automne, en suscitant une mobilisation des intellectuels. Les clercs de droite se sont lancés les premiers dans la bataille et se sont regroupés derrière un texte intitulé "Pour la défense de l'Occident". Préparé par le maurrassien Henri Massis, il est publié dans Le Temps le 4 octobre 1935 et accompagné d'une liste de 64 signataires. On y compte 12 académiciens (Mgr Baudrillart, Abel Bonnard), des écrivains (Marcel Aymé ou Pierre Drieu la Rochelle), des journalistes en vue (Henri Béraud et les relèves de la "jeune droite" Robert Brasillach, Thierry Maulnier, Jean-Pierre Maxence). Les sanctions et la menace d'une guerre contre l'Italie sont catégoriquement refusées. Ce texte dénonce ainsi "la dangereuse fiction de l'égalité absolue de toutes les nations", le "faux universalisme juridique qui met sur le pied d'égalité le supérieur et l'inférieur, le civilisé et le barbare" et qui conduit à traiter l'Italie en "coupable" ainsi qu'à "lancer les peuples européens contre Rome [...] sous prétexte de protéger en Afrique l'indépendance d'un amalgame de tribus incultes". Au nom de la "défense de l'Occident", les signataires refusent ce qu'ils considèrent comme un "conflit fratricide", un "attentat irrémissible contre la civilisation d'Occident" et un "suicide". Italophile (le manifeste évoque les "justifiables entreprises de la jeune Italie"), philofasciste (il rend hommage à "une nation où se sont affirmées, relevées, organisées, fortifiées depuis quinze ans quelques-unes des vertus essentielles de la haute humanité") et anglophobe (il souligne sa "stupeur" devant la position prise par "un peuple dont l'empire colonial occupe un cinquième du globe"), ce texte est un bon indicateur de l'état d'esprit des intellectuels de droite de 1935. Sa tonalité pacifiste lui confère une dimension supplémentaire. Il est en effet un "jalon significatif dans la réapparition, près de sept décennies après l' "année terrible" 1870-1871 d'un néo-pacifisme de droite" (Jean-François Sirinelli) [...]
Face à cette offensive de la droite intellectuelle, la gauche n'est pas inactive et les "forces de l'esprit" réagissent en publiant dans L’œuvre une réponse de "nombreux écrivains et artistes français" préparée par Jules Romains avec l'assistance de Louis Aragon et de Luc Durtain. Elle est signée par des écrivains (André Gide, Romain Rolland, Jean Guéhenno, André Malraux ou Emmanuel Mounier) et les 8500 membres du CVIA. Le manifeste de L'oeuvre s'inscrit dans une optique antiraciste (les auteurs "s'étonnent [...] de trouver sous des plumes françaises l'affirmation de l'inégalité en droit des races humaines"), mais en même temps pacifiste et fidèle à la SDN (les signataires "considèrent comme le devoir du gouvernement français de se joindre aux efforts de tous les gouvernements qui luttent pour la paix et le respect de la loi internationale"). [...]
Le processus de bipolarisation marque également les limites sinon l'échec des tentatives dites "non conformistes"." (p.95-97)
"
(pp.105-107)
"Le 13 février 1936 [...] Léon Blum fut agressé physiquement par un groupe de militants monarchistes: sa voiture avait fortuitement croisé le cortège qui suivait les funérailles de Jacques Bainville [...] Que les agresseurs aient été des individus exclus de la ligue et que la question des responsabilités dans cette affaire "n'ait jamais été tirée au clair" (Eugen Weber) ne doit pas occulter l'essentiel: la dissolution le soir même par le Conseil des ministres, de l'Action française, des Camelots et des Étudiants d'Action française. Le choc est profond, dans les milieux nationalistes, mais également dans une partie de la droite parlementaire."
"Le 12 août 1936, une dernière "réforme de structure" est instituée: la nationalisation des fabrications d'armement. Acquise à la chambre à une très large majorité (484 voix contre 45), elle profite essentiellement au ministère de la Guerre (il recueille huit établissements -dont l'usine de chars Renault- transformés en ateliers d'Etat) et au ministère de l'Air (il hérite de six sociétés nationales de constructions aéronautiques)." (p.118)
"Le 17 juillet 1936, un soulèvement des troupes du Maroc espagnol commandées par le général Franco avait précipité l'Espagne dans une guerre civile qui allait durer jusqu'au 1er avril 1939. Vu de France, et notamment par les partisans du Front populaire, ce conflit ne pouvait laisser indifférent. Le "Frente popular" espagnol avait en effet remporté les élections de février 1936 et, d'un côté comme de l'autre des Pyrénées, on suivait les expériences respectives avec intérêt et sympathie. C'est dans ces conditions qu'il faut comprendre la demande adressée le 19 juillet 1936 par le gouvernement Giral à Léon Blum pour solliciter un soutien. Cinq jours plus tard (le 24) débute l'aide du gouvernement français aux républicains (elle est suivie de promesses d'appui de l'Allemagne -le 26 juillet- et de l'Italie -le 28 juillet- aux nationalistes). L'aide française devait rester discrète. Cependant, dès le 22 juillet la nouvelle est connue et provoque la fureur de la presse nationaliste et conservatrice. [...] Le président du Conseil enregistre également le 23 juillet les réserves du gouvernement britannique, Albert Lebrun, pour lui signifier que la Grande-Bretagne serait neutre si l'aide française devait déclencher un conflit avec l'Allemagne et l'Italie. Reste enfin l'avis des forces politiques du Front populaire et du gouvernement. Les dirigeants radicaux (Edouard Herriot, Camille Chautemps et Yvon Delbos, le ministre des Affaires étrangères) sont dans l'ensemble hostiles à l'idée d'une intervention et de rares ministres radicaux (Pierre Cot, Jean Zay) lui sont favorables. Les socialistes sont eux-mêmes divisés et, au gouvernement, Charles Spinasse et Robert Jardillier sont opposés à l'intervention." (p.124-126)
"Jacques Doriot créé le PPF les 27-28 juin 1936. L'écrivain Pierre Drieu la Rochelle a raconté avec lyrisme ce "rendez-vous de Saint-Denis" où Doriot trois heures durant dénonce "la faillite du socialisme" (l'expérience soviétique), "la faillite de l'internentionalisme" (en fustigeant "l'Etat national-soviétique"), avant de s'attacher à la situation française. Réquisitoire violent contre la grande bourgeoisie, appui de principe aux grévistes mais expression de doutes sur l'opportunité des 40 heures, le discours de Doriot ne coupe pas les ponts avec le Front populaire." (p.130)
"Porteur d'un cérémonial propre comme d'un discours à la fois "national" et "social", ne refusant pas l'activisme, le PPF peut-il pour autant être qualifié de fasciste ? Un accord existe chez les historiens, de René Rémond (pour lequel il représente "la forme la plus approchée d'un parti de type fasciste") à Jean-Paul Brunet ou Philippe Burrin, pour le qualifier de fasciste et considérer que le PPF fut la plus puissante de toutes les organisations de ce type dans la France des années trente." (p.131)
"Le 24 août, l'Allemagne a prolongé à deux ans le service militaire. Cette décision conduit le gouvernement à décider le 7 septembre 1936 la mise en œuvre d'un programme d'armements de 14 milliards de francs, "le premier programme de réarmement français digne de ce nom" (Robert Frankenstein). La question de son financement est posée et par là même celle d'une dévaluation." (p.141)
"Au début de juin [1937], la trésorerie est dans une situation très délicate et les experts sont forts pessimistes. Jacques Rueff, dans une note du 7 juin, évoque un déficit "hors des possibilités" et prédit une "catastrophe inévitable", tandis que Charles Rist et Paul Baudouin démissionnent le 14 du Fonds d'égalisation des changes. Cet abandon du gouvernement par les experts, outre ses conséquences psychologiques et monétaires, fragilise une équipe déjà bien mal en point. Léon Blum et Vincent Auriol demandent cependant les pleins pouvoirs financiers au Parlement jusqu'au 31 juillet. La Chambre les accorde sans difficulté: 346 voix contre 247 (parmi lesquelles on compte 22 radicaux).
La situation est très différente à la Haute Assemblée, où les sénateurs radicaux, convaincus de traduire dorénavant les sentiments de la base du parti, mettent à deux reprises (les 19 et 21 juin) le gouvernement en minorité (par 188 voix contre 72, puis, après une navette, par 168 voix contre 96). Le président du Conseil n'ayant pas pas posé la question de confiance, le gouvernement survit en droit strict. [...]
Tandis que les ministres discutent, des informations arrivent sur l'atmosphère enfiévrée régnant à la fédération de la Seine du parti socialiste et sur les projets de Marceau Pivert et de Jean Zyzomski visant à organiser une manifestation devant le Sénat. Craignant d'éventuels débordements, Léon Blum choisit de quitter le pouvoir et se rend à l'Élysée au cours de la nuit pour porter sa démission à Albert Lebrun. [...]
La majorité de Front populaire reste en effet en place et c'est lui-même qui suggère au président de la République le nom de son successeur: Camille Chautemps." (p.156-158)
"Au lendemain de Guernica, François Mauriac signe (avec Jacques Maritain, Emmanuel Mounier et Gabriel Marcel) un manifeste publié dans L'Aube le 8 mai 1937 qui stigmatise "le caractère particulièrement atroce" du bombardement, souligne que "le peuple basque est un peu catholique" et invite "les catholiques sans distinction de parti" à se mobiliser contre "le massacre impitoyable d'un peuple chrétien"." (p.168-169)
"Installé à Palma de Majorque depuis octobre 1934, l'écrivain y a vécu les premiers mois de la guerre d'Espagne. Sympathisant de la Phalange (dans laquelle son fils de 16 ans s'engage), partisan affiché du Pronunciamiento, l'écrivain qui confie son témoignage à l'hebdomadaire Sept, après un enthousiasme initial, commence à exprimer publiquement ses doutes sur la légitimité des méthodes nationalistes dès novembre 1936 et entame la rédaction des Grands Cimetières sous la lune [publié en mai 1938]. [...] A la différence d'autres auteurs catholiques, Georges Bernanos ne conteste ni le principe du coup d'Etat ni les mérites d'un "magnifique chef tel que Primo de Rivera". Ce qu'il dénonce avant tout c'est ce qu'il considère comme une déviation, une "imposture" et une révolution trahie. Les responsables sont clairement désignés: des "généraux roublards" et une hiérarchie catholique vouée aux gémonies. Quant à la droite nationaliste française, elle est jugée enfoncée dans le conservatisme le plus haïssable." (p.169)
"La législation sociale [du gouvernement Daladier du 12 avril 1938] est améliorée avec l'extension des allocations familiales aux agriculteurs et aux artisans ruraux. Le financement de ces mesures est effectué par une hausse généralisée des impôts (de 8%) et une majoration des droits de douane." (p.176)
"[Hormis Henri de Kerillis] D'autres figures de la droite, issues du clemencisme sont soucieuses de fermeté: le quotidien L'Ordre d'Emile Buré, où écrit régulièrement André Géraud ("Pertinax") ou encore André Tardieu. [...] Cette fermeté est partagée par une partie des dirigeants de l'Alliance démocratique, à commencer par Paul Reynaud et Georges Mandel. Sur ce sujet, ces derniers sont proches des démocrates-populaires réunis dans le PDP, autour de journaux (L'Aube, Temps présent) ou de revues (notamment Politique, où Hubert Beuve-Méry à l'époque correspondant du Temps à Prague et en désaccord avec la ligne de son journal, multiplie les prises de position favorables à la Tchécoslovaquie).
La gauche est tout aussi divisée que les droites sur le sujet de la guerre et de la paix, à l'exception des communistes." (p.186-187)
"Le SNI (qui regroupe alors 100 000 des 130 000 instituteurs) [...] [au] congrès [...] d'août 1938 vote des motions visant au désarmement unilatéral, à la réduction du service militaire et à la propagande en faveur de la paix." (p.191)
"Partant du clivage droite-gauche, Jean-Baptiste Duroselle a ainsi proposé une typologie quadripartite. Il distingue ainsi les "pacifistes traditionnels de la gauche", catégorie dans laquelle il range quelques intellectuels (Paul Rivet), des anciens "néos" (Marcel Déat, Adrien Marquet), une partie des radicaux (derrière Georges Bonnet), les paul-fauristes de la SFIO, sans oublier les syndicalistes du SNI et la fraction de la CGT regroupée autour de l'hebdomadaire Syndicats. Un second groupe est formé de néo-pacifistes de droite. Aux côtés des nationalistes de L'Action française (dont la première page le 27 septembre était barrée d'un tonitruant "A bas la guerre") et de Je suis partout, il faut mentionner le PPF, dont le quotidien La Liberté a été saisi à trois reprises les 28-29 septembre (le journal avait publié à la une un appel de Flandin intitulé, "Peuple français, on te rompe", dans lequel il dénonçait "le mécanisme savant monté depuis des semaines et des mois par des forces occultes pour rendre la guerre inévitable"). Ce second groupe inclut aussi le PSF et des "modérés" de l'Alliance démocratique, à commencer par Pierre-Etienne Flandin qui a adressé le 1er octobre un télégramme de félicitations aux participants à la conférence, et donc à Adolf Hitler. Le troisième groupe, cette fois antimunichois, est composé des "antifascistes résistants de gauche". Outre les communistes, les amis de Blum et de Zyromski à la SFIO, il faut compter avec une partie des radicaux (Jean Zay, Edouard Herriot, Pierre Cot ou Pierre Mendès France) sans oublier des personnalités isolées (Joseph Paul-Boncour). Un dernier groupe également antimunichois comprend la "droite résistante". Elle se trouve à l'Alliance démocratique dont une partie des dirigeants (Paul Reynaud, Louis Jacquinot ou Joseph Laniel) a démissionné du parti à la suite du télégramme de Flandin. La crise de Munich divise également le PPF: au cours du conseil national des 15-16 octobre Bertrand de Jouvenel et Pierre Pucheu font connaître leur vive opposition à la ligne du parti. Jean-Baptiste Duroselle mentionne enfin les démorates populaires, "la droite catholique" (regroupée autour de Louis Marin) et quelques jeunes militants d'Action française qui rompent alors spectaculairement avec la maison mère à l'instar de Jacques Renouvin ou de Guillain de Bénouville." (pp.199-200)
"
(pp.226-227)
"Certes, la mobilisation s'est effectuée dans le calme et la proportion d'insoumis (1.5%) est la même qu'en 1914. De plus, l'opinion s'est redressée tout au long de l'année 1939 si l'on en croit l'évolution des sondages effectuées entre août 1938 et juillet 1939. Leurs résultats sont cependant à prendre avec précaution ainsi que l'avait montré Christel Peyrefitte. En effet, si en juillet 1939, 76% des personnes interrogées contre 17% répondent par l'affirmative à la question: "Pensez-vous que si l'Allemagne tente de s'emparer de la ville libre de Dantzig, nous devons l'en empêcher au besoin par la force ?", on enregistre, au même moment, "un refus de regarder en face l'éventualité de la guerre". En effet, en juillet 1939, seulement 45% des Français (contre 34%) pensent "que nous aurons la guerre en 1939"." (pp.231-232)
"Marqués par les déchirements idéologiques et sociaux des années trente, les Français de 1939 aspirent non seulement à la paix mais aussi au repli sur soi. La montée des stéréotypes et des peurs (hantise du complot sous toutes ses formes) et la crainte d'une invasion lente et sourde d'une immigration incontrôlée sont ainsi un des éléments qui dominent la France de la fin des années trente et qu'exprime clairement Jean Giraudoux dans Pleins pouvoirs: "Notre terre est devenue terre d'invasion. L'invasion s'y poursuit exactement de la façon dont elle s'opéra dans l'Empire romain, non point par des armées, mais par une infiltration continue des Barbares"." (p.234)
-Olivier Dard, Les années 30. Le choix impossible, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, coll. La France contemporaine, 1999, 278 pages.
"Identifier des causes et saisir un processus à partir des conséquences risque cependant de conduire à n'opérer des choix qu'en fonction de l'aval, et de tomber, même involontairement, dans une impasse déterministe visant à conférer à la défaite de 1940 une dimension inéluctable." (p.8 )
"A l'instar des historiens qui ont travaillé sur cette période depuis une trentaine d'années, nous pensons qu'il existe une singularité des années trente qui les distingue des années vingt. Il faut néanmoins s'entendre sur le contenu de cette particularité. Si ces années sont certes des "années tournantes", leur étude impose un effort de périodisation précis. On ne saurait en effet saisir les années trente à travers la simple prise en compte de la décennie 1930-1940." (p.8 )
"La césure de 1934 marque le début d'une polarisation idéologique croissante mais elle n'est pas la seule rupture décisive de la décennie. 1936 s'accompagne, à travers le succès électoral du Rassemblement populaire, d'une bipolarisation de la vie politique et d'une accentuation de sa violence verbale et même physique. L'atmosphère et "l'esprit" des années 1936-1937 sont alors bien différents de ceux de 1930-1932. En effet, les tentatives de dialogue et de recomposition esquissées précédemment sont dorénavant dépassées et la France vit alors une forme de "guerre civile larvée", dominée par des divisions intérieures profondes qu'accompagne un impossible consensus sur la politique extérieure à entreprendre." (p.9)
"Avec ses 41.6 millions d'habitants [recensement 1931] (dont 2.7 millions d'étrangers), la France reste un pays largement rural (la population urbaine ne représente que 51.2% de l'ensemble). Sa structure sociable épouse sa démographie et sa géographie. 36% des Français travaillent dans le secteur primaire: les petits propriétaires-exploitants y sont largement majoritaires et à certaines exceptions régionales (plaines céréalières, région du Nord), l'archaïsme des techniques et des méthodes prédomine, ce qui obère fortement les rendements de ce secteur et place la France loin derrière ses concurrents. Moins développé qu'à l'étranger, le secteur secondaire ne regroupe que 31% de la population active. Si la France comporte des grandes entreprises (plus du quart d'entre elles emploient plus de 500 salariés), le tissu industriel est dominé par les petites et moyennes entreprises de moins de 100 salariés (elles représentent près de 50% de l'ensemble). Quant au secteur tertiaire, il emploie le dernier tiers. Pour une partie des élites, cette situation serait le signe d'un retard français, mais la majorité s'en accommode fort bien.
Fiers de leur identité, les Français sont également satisfaits de leur rayonnement impérial comme l'attestent les cérémonies du centenaire de l'Algérie et l'Exposition coloniale de 1931. Enfin, sur le plan extérieur, les années 1930-1931 incitent encore à l'optimisme. Le plan Young, entré en vigueur en 1930 et qui envisagerait un paiement de réparations allemandes jusqu'en 1988, semble avoir réglé cette question tandis que l'évacuation de la Rhénanie, la même année, constitue un signe de détente. A l'optimisme diplomatique s'ajoutent les certitudes militaires: la France est alors créditée de la meilleure armée du monde." (p.12)
"La crise américaine, sans ébranler nécessairement les convictions des promoteurs de l'économie d'outre-Atlantique, et plus largement l'attraction de nombreux Français pour le jazz et le cinéma américain déchaîne les sarcasmes de nombreux essayistes. [...] L'ouvrage de Duhamel est complété par beaucoup d'autres titres dont Le Cancer américain publié en octobre 1931 par les fondateurs du groupe l'Ordre nouveau, Robert Aron et Arnaud Dandieu, qui assimilent le "cancer américain" à un "cancer spirituel" en passe de submerger l'Europe. Dans le même registre, les condamnations péremptoires de la rationalisation et du machinisme sont légion." (p.15)
"Adversaires de la colonisation, surréalistes en tête qui ont diffusé le 30 avril 1931 un tract, signé par André Breton, Paul Eluard et Louis Aragon, intitulé "Ne visitez pas l'Exposition coloniale"." (p.17)
"Dans le secondaire, l'interrogation de géographie du baccalauréat, à partir de 1930, comporte obligatoirement une question sur les colonies et un concours général colonial est institué. Au niveau supérieur, des préparations à l'École coloniale sont créées dans les lycées, ce qui confère à cette dernière le statut de "grande école". L'empire colonial paraît donc pour beaucoup l'avenir de la France et cette conviction se renforce à l'occasion de la crise qui donne lieu à une multiplication des références aux bienfaits de l' "autarchie" [sic] impériale, devant permettre au pays de vivre et de prospérer sur ses arrières." (p.18)
"A la conférence de La Haye d'août 1929 est adopté le plan Young en contrepartie duquel les Français acceptent de se retirer de la Rhénanie le 30 juin 1930. L'opinion dans son ensemble s’accommode de cette décision, à l'exception des nationalistes de L'Action française, le général Lavigne-Delville dénonçant crûment dans le quotidien monarchiste "les conséquences militaires" de cette évacuation: "Que nous reste-il donc, l'évacuation faite, pour résister à l'agression possible allemande ? Des frontières sans fortifications, des fortifications sans canons ; des canons sans munitions, des unités sans effectifs, des effectifs sans instruction". Ce constat brutal comporte une part de vérité: la France ne dispose plus de son ancienne couverture et la nouvelle (la célèbre ligne Maginot) n'existe que sur le papier (le Parlement en a accepté le principe le 29 décembre 1929).
Si les dirigeants politiques, comme la grande majorité des Français, comptent sur l'armée dont la puissance et le caractère imposant (les effectifs entretenus sur le budget de 1931 s'élèvent à 527 000 officiers et soldats) suscitent l'agacement voire l'incompréhension des Anglo-Saxons dans un contexte international marqué du sceau de la paix, l'armée française est atteinte de graves carences au début des années trente.
Elle souffre d'abord de sa désorganisation puisque la Défense nationale n'existe pas: trois ministères distincts (Guerre, Marine et Air) défendent ainsi jalousement leurs prérogatives et, d'abord, leurs propres forces aériennes que le ministre de l'Air créé en 1928 s'efforce en vain de récupérer. Une seconde faiblesse concerne l'état des matériels. Du point de vue de l'armée de terre, les stocks n'ont pas été reconstitués et le matériel (à de très rares exceptions) n'a pas été modernisé: elle s'équipe ainsi en quelque sorte au jour le jour, sans qu'il y ait un effort de prévision. Les conséquences de cette situation ne manquent pas de se faire sentir quelques années plus tard à l'heure du "réarmement": l'appareil industriel français est alors inadapté à la fabrication d'armes de guerre. Si la situation de la marine est meilleure (il existe depuis la conférence navale de Washington de 1922 un véritable programme naval), celle de l'aéronautique est franchement critique puisque l'essentiel des crédits est affecté à l'entretien du matériel existant, nullement modernisé (l'aviation n'est alors conçue que comme une arme d'observation au service du commandement). Dans ces conditions, l'armée française, qui inspire pourtant de la crainte aux autres Etats, est "une armée en trompe l’œil" (Maurice Vaïsse). L'option défensive correspond néanmoins à une aspiration profonde, celle d'un rejet d'une logique offensive et donc d'un refus d'un effort autre que défensif." (p.19-20)
"Si le président du parti radical [Edouard Herriot] livre discours après discours une charge virulente contre le centre et la droite et oppose une fin de non-recevoir catégorique aux ouvertures d'André Tardieu, il revendique également son droit à ne contracter aucun engagement: "Je n'ai ni le droit, ni l'intention, d'anticiper sur les méthodiques délibérations que nous provoquerons, le mois prochain, dans nos assemblées régulières". L'objectif des radicaux est donc clair: remporter une victoire électorale et constituer un gouvernement sur des bases radicales, en escomptant un appui d'une partie des socialistes.
Ces derniers attendent les élections avec un certain optimisme et espèrent un gain de plusieurs centaines de milliers de voix. Surtout, ils ont par la voix de Léon Blum pris une position claire en cas de victoire de leur parti aux élections: ils ne se déroberaient pas et accepteraient le principe d'un gouvernement de coalition avec les radicaux. Dans un discours prononcé à Narbonne le 10 avril 1932, Léon Blum met cependant trois conditions à une telle participation: une diminution des crédits militaires, la création d'un système général étatisé d'assurances sociales comprenant l'assurance-chômage et la nationalisation des sociétés d'assurance et des chemins de fer. Devant ces propositions, les radicaux sont forts circonspects: Edouard Herriot ne répond pas au directeur du Populaire.
Les résultats des élections voient une nette victoire de la gauche radicale et socialiste qui obtient 334 sièges (dont 157 aux radicaux-socialistes et 129 aux socialistes SFIO) contre 259 aux droites. Davantage encore qu'une sanction de la majorité sortante, ces élections signent l'échec d'André Tardieu.
Le caractère cassant du président du Conseil mais également les accusations régulièrement réitérées contre lui d'être le "nouveau Boulanger", un "aspirant dictateur" et surtout un fourrier du "fascisme" ont porté." (pp.29-30)
"S'il symbolise pour une grande partie de l'opinion l'aile gauche du radicalisme, le député du Vaucluse ne désire pas plus qu'Edouard Herriot une participation des socialistes à son gouvernement." (p.44)
"On saisit mal ce qui pourrait permettre à Daladier de réussir là où ses prédécesseurs ont échoué car les données sont les mêmes. Le "sursis" (Serge Bernstein) de neuf mois que connaît ce gouvernement ne saurait masquer la dégradation accélérée de la situation de la France au plan international (Adolf Hitler vient d'accéder au pouvoir) comme au plan intérieur où se profilent une crise des forces politiques traditionnelles et des appels à une régénération politique qui prennent des formes variées." (p.45)
"Pour la droite parlementaire comme pour la droite nationaliste, [Hilter en 1933] représente alors, à quelques exceptions près (Gustave Hervé ou Marcel Bucard), la figure de l'Allemagne éternelle, une Allemagne revancharde." (p.46)
"L'été 1933 confirme en effet la volonté des nouveaux dirigeants allemands de mener à bien leur objectif de redressement. Celui-ci passe d'abord par la restauration d'une puissance militaire. Le 2e Bureau français dispose sur ce point d'informations fiables, concernant les effectifs de la Reichswehr (140 000) et le début de la production d'avions de combat et de chars d'assaut." (p.51)
"Si l'entente directe franco-allemande tente Daladier, elle est exclue pour des raisons de politique intérieure du fait de désaccords quasi certains au sein de sa majorité et de l'opposition des droites dont certaines dirigeants comme Louis Marin (fondateur d'une "Union pour la nation") mobilisent l'opinion contre les dangers du réarmement allemand." (p.52)
"La Grande-Bretagne et surtout les Etats-Unis entrent dans une phase d'isolement. A la surprise de ses partenaires comme des Allemands, la France ne réagit pas malgré des propositions polonaises de guerre préventive." (p.53-54)
"La chute du gouvernement Daladier résulte le 24 octobre 1933 d'un vote conjugué de la droite et des socialistes qui ont décidé de sanctionner sa politique économique (ils s'opposent à une ponction sur le traitement des fonctionnaires)." (p.54)
"La Fédération républicaine doit cependant compter avec la montée d'un mouvement de fond qui se développe en 1933, celui de l'antiparlementarisme et des ligues. Si le parti en a conscience et si ses dirigeants s'efforcent tout au long de l'année 1933 de détourner les ligueurs potentiels en insistant, notamment lors du congrès de mai 1933, sur le fait que la Fédération républicaine représente le seul débouché sérieux et réaliste pour de telles revendications, le résultat n'est pas atteint car la progression des ligues est l'un des événements majeurs de l'année 1933.
Il s'agit là d'une constante du nationalisme français depuis la fin du XIXe siècle. Certaines de ces organisations sont anciennes, à l'instar de l'Action française. Au tournant des années trente, elle est en crise. D'abord, parce qu'elle demeure atteinte par les conséquences de la condamnation pontificale de 1926 qui l'a privée du soutien de nombreux catholiques et a entraîné le départ de certains intellectuels de premier plan comme le philosophe néo-thomiste Jacques Maritain. Ensuite, parce que l'orthodoxie maurrassienne stricte est battue en brèche par les porte-parole de la Jeune Droite "non conformiste" (Jean-Pierre Maxence, Jean de Fabrègues ou Thierry Maulnier) qui écrivent notamment dans des organes comme La Revue française (1930-1933), Réaction (1930-1932) ou la Revue du siècle (1933-1934). Si la référence à Maurras reste importante, les distances prises avec ce dernier sont réelles dans trois domaines: la littérature, la question religieuse et le rapport à l'économie et au social. En revanche, sur le plan de la philosophie et de l'analyse politique, intérieure comme extérieure (les écrits de Jacques Bainville sur l'Allemagne), la maison mère reste à l'époque une référence incontournable.
Les errements de la diplomatie française comme les difficultés de la République parlementaire permettent d'ailleurs à l'Action française de reprendre des couleurs à partir de 1932: les tirages de sa presse augmentent, les réunions publiques se multiplient (700 en 1933 contre 151 en 1932) et ses coups d'éclat sont incessants à travers des manifestations ou des chahuts organisés par ses étudiants. Comme le relève son historien Eugen Weber en évoquant la fin de 1933, l'Action française était à son "apogée". Elle n'est cependant pas la seule à profiter de la conjoncture. En effet, l'une des ligues phares des années vingt, les Jeunesses patriotes, connaissent un regain d'activité, sous l'impulsion notamment de leurs Phalanges universitaires dirigées par Roger de Saivre.
La crise française permet à de nouvelles ligues de se développer, encore qu'il faille relativiser leur situation à la veille du 6 février 1934. Il faut dire que pour les nouvelles venues la concurrence est rude car les organisations prolifèrent. Ainsi, le 1er juillet 1933, la Solidarité française est créée par François Coty, parfumeur reconnu et patron de presse important (il est le propriétaire du Figaro et de L'Ami du peuple). Pour François Coty, deux ennemis sont clairement désignés: le communisme et la "finance internationale". Après l'échec de sa précédente création, La Croisade des patries, la Solidarité française suscite un engouement lors de son lancement. Il n'empêche pas Marcel Bucard, héros de la Première Guerre mondiale, ancien dirigeant du Faisceau de Georges Valois, longtemps proche de François Coty (qu'il a quitté en 1932 pour se rapprocher de Gustave Hervé, le directeur du quotidien La Victoire), de lancer le Francisme le 29 septembre 1933." (pp.65-67)
"Rejet existant dans les principales ligues concernées (Croix-de-Feu, Jeunesses patriotes, et même Action française) de principes essentiels du fascisme (nationalisme expansionniste, soumission de l'individu à l'Etat, volonté de forger un homme nouveau et d'instaurer une religion séculière), sans oublier que le nazisme, assimilé à une renaissance exacerbée du pangermanisme est considéré comme une menace et comme une référence inassimilable. [...]
Le fascisme français à la veille de l'ébranlement du 6 février est par conséquent bien réduit et s'incarne avant tout dans le Francisme de Bucard, qui entend alors être le Mussolini français, affirmant en août 1933 "Notre Francisme est à la France ce que le Fascisme est à l'Italie", et se fait donner le titre de "Chef" par ses militants." (pp.68-69)
"
(pp.72-76)
"La "tradition républicaine" sort finalement victorieuse des événements de février mais les frustrations que provoque à droite l'échec révisionniste sont importantes. Les forces de gouvernement, à commencer par l'Alliance démocratique, sont mises en cause tandis que les ligues voient leur audience progresser (les Croix-de-Feu passent selon Jacques Nobécourt de 180 000 en novembre 1934 à 300 000 en mars 1935, pour atteindre 700 000 fin 1935) et qu'André Tardieu coupe désormais les ponts avec un système politique qui lui paraît définitivement sclérosé." (pp.78-79)
"Seconde initiative spectaculaire de Maurice Thorez: le 24 octobre, il a proposé la constitution d'un "Front populaire pour le pain et la liberté contre le fascisme et la guerre", étendu au parti radical. Ce tournant du PCF a une double signification. Il témoigne d'abord de la soumission du parti aux directives de l'Internationale qui réclame et obtient ce tournant de juin 1934." (p.80)
"A la fin de l'été, la situation est décantée et l'état des relations internationales modifié. L'Allemagne comme la Pologne ont refusé le projet de pacte oriental. Cependant, le 18 septembre, l'URSS est admise à la SDN et Barthou peut se consacrer à son projet d'alliance franco-soviétique. Le ministre désire toutefois le compléter par un rapprochement franco-italien et un pacte méditerranéen. Il invite à cette fin le roi de Yougoslavie à Marseille: dès son débarquement, ce dernier est victime d'un attentat à l’occasion duquel Barthou trouve également la mort.
Celle-ci a inspiré de grands regrets à Jean-Baptise Duroselle qui y a vu "la fin d'une grande politique, la seule peut-être qui pouvait encore [...] protéger [la France] de la guerre et de l'agression". Cela étant, il est difficile de juger un ensemble marqué du sceau du pragmatisme et de l'inachevé. Cette politique porte cependant des marques d'originalité. D'abord, un souci d'initiative qui voit la diplomatie française essayer de prendre en main la situation et de bâtir une politique extérieure digne de ce nom. Le corollaire en est une prise de distance vis-à-vis de la Grande-Bretagne, dont on considère alors que tout en devant être un partenaire privilégié elle n'a pas à être ménagée à tout prix. Cependant, du fait de sa brièveté, l'action politique de Louis Barthou peut difficilement être jugée à l'aune de ses résultats. On relève cependant une "incohérence" soulignée par Jean Doise et Maurice Vaïsse: la fermeté affichée ne s'accompagne pas d'une hausse des crédits militaires. Par ailleurs, le projet d'alliance franco-soviétique divise l'opinion française. A gauche, s'il réjouit les communistes, et trouve chez les radicaux de fervents adeptes (Edouard Herriot), il gêne les socialistes traditionnellement partisans de la sécurité collective (Léon Blum se déclare hostile "aux pactes fermés partageant l'Europe en clans antagonistes"). La droite est divisée. D'un côté, les "réalistes" (Jean-Baptise Duroselle), inquiets de la menace nazie, sont prêts à surmonter leur anti-communisme pour s’accommoder d'une alliance qui rappelle l'alliance franco-soviétique d'avant 1914 et éloigne le spectre d'un nouveau Rapallo qui hante "Pertinax" et la rédaction de L'Echo de Paris. Pour les autres, la "droite irréconciliable" (Jean-Baptiste Duroselle) l'idée d'une alliance est un non-sens. Elle déchaîne même les foudres de l'ultra-droite nationaliste: cette insanité (Léon Daudet) n'aurait au surplus aucune efficacité car pour l'historien maurrassien Pierre Gaxotte, "les Soviets [...] sont une impuissance de guerre". Manifestement, la position de Louis Barthou n'aurait pas été évidente et l'état des controverses en 1934 comme la teneur des débats ultérieurs sur la ratification du pacte franco-soviétique montrent que l'imbrication croissante à partir de 1934 des enjeux de politique intérieure et extérieure aurait fragilisé le "réalisme" prêté à Barthou." (pp.84-86)
"Les choses se précipitent le 18 juin lorsque Victor Basch (président de la Ligue des droits de l'homme) et Paul Rivet (président du CIVA) se rendent chez Herriot pour lui demander une participation radicale à une manifestation réunissant socialistes et communistes et prévue le 14 juillet suivant. Ce même 18 juin, au soir, Daladier est présent à la Mutualité aux côtés de Maurice Thorez et de Léon Blum et se prononce, à titre personnel, en faveur du Front populaire, lançant du même coup le combat contre "les 200 familles"." (p.90)
"La question des sanctions alimente le débat public depuis l'automne, en suscitant une mobilisation des intellectuels. Les clercs de droite se sont lancés les premiers dans la bataille et se sont regroupés derrière un texte intitulé "Pour la défense de l'Occident". Préparé par le maurrassien Henri Massis, il est publié dans Le Temps le 4 octobre 1935 et accompagné d'une liste de 64 signataires. On y compte 12 académiciens (Mgr Baudrillart, Abel Bonnard), des écrivains (Marcel Aymé ou Pierre Drieu la Rochelle), des journalistes en vue (Henri Béraud et les relèves de la "jeune droite" Robert Brasillach, Thierry Maulnier, Jean-Pierre Maxence). Les sanctions et la menace d'une guerre contre l'Italie sont catégoriquement refusées. Ce texte dénonce ainsi "la dangereuse fiction de l'égalité absolue de toutes les nations", le "faux universalisme juridique qui met sur le pied d'égalité le supérieur et l'inférieur, le civilisé et le barbare" et qui conduit à traiter l'Italie en "coupable" ainsi qu'à "lancer les peuples européens contre Rome [...] sous prétexte de protéger en Afrique l'indépendance d'un amalgame de tribus incultes". Au nom de la "défense de l'Occident", les signataires refusent ce qu'ils considèrent comme un "conflit fratricide", un "attentat irrémissible contre la civilisation d'Occident" et un "suicide". Italophile (le manifeste évoque les "justifiables entreprises de la jeune Italie"), philofasciste (il rend hommage à "une nation où se sont affirmées, relevées, organisées, fortifiées depuis quinze ans quelques-unes des vertus essentielles de la haute humanité") et anglophobe (il souligne sa "stupeur" devant la position prise par "un peuple dont l'empire colonial occupe un cinquième du globe"), ce texte est un bon indicateur de l'état d'esprit des intellectuels de droite de 1935. Sa tonalité pacifiste lui confère une dimension supplémentaire. Il est en effet un "jalon significatif dans la réapparition, près de sept décennies après l' "année terrible" 1870-1871 d'un néo-pacifisme de droite" (Jean-François Sirinelli) [...]
Face à cette offensive de la droite intellectuelle, la gauche n'est pas inactive et les "forces de l'esprit" réagissent en publiant dans L’œuvre une réponse de "nombreux écrivains et artistes français" préparée par Jules Romains avec l'assistance de Louis Aragon et de Luc Durtain. Elle est signée par des écrivains (André Gide, Romain Rolland, Jean Guéhenno, André Malraux ou Emmanuel Mounier) et les 8500 membres du CVIA. Le manifeste de L'oeuvre s'inscrit dans une optique antiraciste (les auteurs "s'étonnent [...] de trouver sous des plumes françaises l'affirmation de l'inégalité en droit des races humaines"), mais en même temps pacifiste et fidèle à la SDN (les signataires "considèrent comme le devoir du gouvernement français de se joindre aux efforts de tous les gouvernements qui luttent pour la paix et le respect de la loi internationale"). [...]
Le processus de bipolarisation marque également les limites sinon l'échec des tentatives dites "non conformistes"." (p.95-97)
"
(pp.105-107)
"Le 13 février 1936 [...] Léon Blum fut agressé physiquement par un groupe de militants monarchistes: sa voiture avait fortuitement croisé le cortège qui suivait les funérailles de Jacques Bainville [...] Que les agresseurs aient été des individus exclus de la ligue et que la question des responsabilités dans cette affaire "n'ait jamais été tirée au clair" (Eugen Weber) ne doit pas occulter l'essentiel: la dissolution le soir même par le Conseil des ministres, de l'Action française, des Camelots et des Étudiants d'Action française. Le choc est profond, dans les milieux nationalistes, mais également dans une partie de la droite parlementaire."
"Le 12 août 1936, une dernière "réforme de structure" est instituée: la nationalisation des fabrications d'armement. Acquise à la chambre à une très large majorité (484 voix contre 45), elle profite essentiellement au ministère de la Guerre (il recueille huit établissements -dont l'usine de chars Renault- transformés en ateliers d'Etat) et au ministère de l'Air (il hérite de six sociétés nationales de constructions aéronautiques)." (p.118)
"Le 17 juillet 1936, un soulèvement des troupes du Maroc espagnol commandées par le général Franco avait précipité l'Espagne dans une guerre civile qui allait durer jusqu'au 1er avril 1939. Vu de France, et notamment par les partisans du Front populaire, ce conflit ne pouvait laisser indifférent. Le "Frente popular" espagnol avait en effet remporté les élections de février 1936 et, d'un côté comme de l'autre des Pyrénées, on suivait les expériences respectives avec intérêt et sympathie. C'est dans ces conditions qu'il faut comprendre la demande adressée le 19 juillet 1936 par le gouvernement Giral à Léon Blum pour solliciter un soutien. Cinq jours plus tard (le 24) débute l'aide du gouvernement français aux républicains (elle est suivie de promesses d'appui de l'Allemagne -le 26 juillet- et de l'Italie -le 28 juillet- aux nationalistes). L'aide française devait rester discrète. Cependant, dès le 22 juillet la nouvelle est connue et provoque la fureur de la presse nationaliste et conservatrice. [...] Le président du Conseil enregistre également le 23 juillet les réserves du gouvernement britannique, Albert Lebrun, pour lui signifier que la Grande-Bretagne serait neutre si l'aide française devait déclencher un conflit avec l'Allemagne et l'Italie. Reste enfin l'avis des forces politiques du Front populaire et du gouvernement. Les dirigeants radicaux (Edouard Herriot, Camille Chautemps et Yvon Delbos, le ministre des Affaires étrangères) sont dans l'ensemble hostiles à l'idée d'une intervention et de rares ministres radicaux (Pierre Cot, Jean Zay) lui sont favorables. Les socialistes sont eux-mêmes divisés et, au gouvernement, Charles Spinasse et Robert Jardillier sont opposés à l'intervention." (p.124-126)
"Jacques Doriot créé le PPF les 27-28 juin 1936. L'écrivain Pierre Drieu la Rochelle a raconté avec lyrisme ce "rendez-vous de Saint-Denis" où Doriot trois heures durant dénonce "la faillite du socialisme" (l'expérience soviétique), "la faillite de l'internentionalisme" (en fustigeant "l'Etat national-soviétique"), avant de s'attacher à la situation française. Réquisitoire violent contre la grande bourgeoisie, appui de principe aux grévistes mais expression de doutes sur l'opportunité des 40 heures, le discours de Doriot ne coupe pas les ponts avec le Front populaire." (p.130)
"Porteur d'un cérémonial propre comme d'un discours à la fois "national" et "social", ne refusant pas l'activisme, le PPF peut-il pour autant être qualifié de fasciste ? Un accord existe chez les historiens, de René Rémond (pour lequel il représente "la forme la plus approchée d'un parti de type fasciste") à Jean-Paul Brunet ou Philippe Burrin, pour le qualifier de fasciste et considérer que le PPF fut la plus puissante de toutes les organisations de ce type dans la France des années trente." (p.131)
"Le 24 août, l'Allemagne a prolongé à deux ans le service militaire. Cette décision conduit le gouvernement à décider le 7 septembre 1936 la mise en œuvre d'un programme d'armements de 14 milliards de francs, "le premier programme de réarmement français digne de ce nom" (Robert Frankenstein). La question de son financement est posée et par là même celle d'une dévaluation." (p.141)
"Au début de juin [1937], la trésorerie est dans une situation très délicate et les experts sont forts pessimistes. Jacques Rueff, dans une note du 7 juin, évoque un déficit "hors des possibilités" et prédit une "catastrophe inévitable", tandis que Charles Rist et Paul Baudouin démissionnent le 14 du Fonds d'égalisation des changes. Cet abandon du gouvernement par les experts, outre ses conséquences psychologiques et monétaires, fragilise une équipe déjà bien mal en point. Léon Blum et Vincent Auriol demandent cependant les pleins pouvoirs financiers au Parlement jusqu'au 31 juillet. La Chambre les accorde sans difficulté: 346 voix contre 247 (parmi lesquelles on compte 22 radicaux).
La situation est très différente à la Haute Assemblée, où les sénateurs radicaux, convaincus de traduire dorénavant les sentiments de la base du parti, mettent à deux reprises (les 19 et 21 juin) le gouvernement en minorité (par 188 voix contre 72, puis, après une navette, par 168 voix contre 96). Le président du Conseil n'ayant pas pas posé la question de confiance, le gouvernement survit en droit strict. [...]
Tandis que les ministres discutent, des informations arrivent sur l'atmosphère enfiévrée régnant à la fédération de la Seine du parti socialiste et sur les projets de Marceau Pivert et de Jean Zyzomski visant à organiser une manifestation devant le Sénat. Craignant d'éventuels débordements, Léon Blum choisit de quitter le pouvoir et se rend à l'Élysée au cours de la nuit pour porter sa démission à Albert Lebrun. [...]
La majorité de Front populaire reste en effet en place et c'est lui-même qui suggère au président de la République le nom de son successeur: Camille Chautemps." (p.156-158)
"Au lendemain de Guernica, François Mauriac signe (avec Jacques Maritain, Emmanuel Mounier et Gabriel Marcel) un manifeste publié dans L'Aube le 8 mai 1937 qui stigmatise "le caractère particulièrement atroce" du bombardement, souligne que "le peuple basque est un peu catholique" et invite "les catholiques sans distinction de parti" à se mobiliser contre "le massacre impitoyable d'un peuple chrétien"." (p.168-169)
"Installé à Palma de Majorque depuis octobre 1934, l'écrivain y a vécu les premiers mois de la guerre d'Espagne. Sympathisant de la Phalange (dans laquelle son fils de 16 ans s'engage), partisan affiché du Pronunciamiento, l'écrivain qui confie son témoignage à l'hebdomadaire Sept, après un enthousiasme initial, commence à exprimer publiquement ses doutes sur la légitimité des méthodes nationalistes dès novembre 1936 et entame la rédaction des Grands Cimetières sous la lune [publié en mai 1938]. [...] A la différence d'autres auteurs catholiques, Georges Bernanos ne conteste ni le principe du coup d'Etat ni les mérites d'un "magnifique chef tel que Primo de Rivera". Ce qu'il dénonce avant tout c'est ce qu'il considère comme une déviation, une "imposture" et une révolution trahie. Les responsables sont clairement désignés: des "généraux roublards" et une hiérarchie catholique vouée aux gémonies. Quant à la droite nationaliste française, elle est jugée enfoncée dans le conservatisme le plus haïssable." (p.169)
"La législation sociale [du gouvernement Daladier du 12 avril 1938] est améliorée avec l'extension des allocations familiales aux agriculteurs et aux artisans ruraux. Le financement de ces mesures est effectué par une hausse généralisée des impôts (de 8%) et une majoration des droits de douane." (p.176)
"[Hormis Henri de Kerillis] D'autres figures de la droite, issues du clemencisme sont soucieuses de fermeté: le quotidien L'Ordre d'Emile Buré, où écrit régulièrement André Géraud ("Pertinax") ou encore André Tardieu. [...] Cette fermeté est partagée par une partie des dirigeants de l'Alliance démocratique, à commencer par Paul Reynaud et Georges Mandel. Sur ce sujet, ces derniers sont proches des démocrates-populaires réunis dans le PDP, autour de journaux (L'Aube, Temps présent) ou de revues (notamment Politique, où Hubert Beuve-Méry à l'époque correspondant du Temps à Prague et en désaccord avec la ligne de son journal, multiplie les prises de position favorables à la Tchécoslovaquie).
La gauche est tout aussi divisée que les droites sur le sujet de la guerre et de la paix, à l'exception des communistes." (p.186-187)
"Le SNI (qui regroupe alors 100 000 des 130 000 instituteurs) [...] [au] congrès [...] d'août 1938 vote des motions visant au désarmement unilatéral, à la réduction du service militaire et à la propagande en faveur de la paix." (p.191)
"Partant du clivage droite-gauche, Jean-Baptiste Duroselle a ainsi proposé une typologie quadripartite. Il distingue ainsi les "pacifistes traditionnels de la gauche", catégorie dans laquelle il range quelques intellectuels (Paul Rivet), des anciens "néos" (Marcel Déat, Adrien Marquet), une partie des radicaux (derrière Georges Bonnet), les paul-fauristes de la SFIO, sans oublier les syndicalistes du SNI et la fraction de la CGT regroupée autour de l'hebdomadaire Syndicats. Un second groupe est formé de néo-pacifistes de droite. Aux côtés des nationalistes de L'Action française (dont la première page le 27 septembre était barrée d'un tonitruant "A bas la guerre") et de Je suis partout, il faut mentionner le PPF, dont le quotidien La Liberté a été saisi à trois reprises les 28-29 septembre (le journal avait publié à la une un appel de Flandin intitulé, "Peuple français, on te rompe", dans lequel il dénonçait "le mécanisme savant monté depuis des semaines et des mois par des forces occultes pour rendre la guerre inévitable"). Ce second groupe inclut aussi le PSF et des "modérés" de l'Alliance démocratique, à commencer par Pierre-Etienne Flandin qui a adressé le 1er octobre un télégramme de félicitations aux participants à la conférence, et donc à Adolf Hitler. Le troisième groupe, cette fois antimunichois, est composé des "antifascistes résistants de gauche". Outre les communistes, les amis de Blum et de Zyromski à la SFIO, il faut compter avec une partie des radicaux (Jean Zay, Edouard Herriot, Pierre Cot ou Pierre Mendès France) sans oublier des personnalités isolées (Joseph Paul-Boncour). Un dernier groupe également antimunichois comprend la "droite résistante". Elle se trouve à l'Alliance démocratique dont une partie des dirigeants (Paul Reynaud, Louis Jacquinot ou Joseph Laniel) a démissionné du parti à la suite du télégramme de Flandin. La crise de Munich divise également le PPF: au cours du conseil national des 15-16 octobre Bertrand de Jouvenel et Pierre Pucheu font connaître leur vive opposition à la ligne du parti. Jean-Baptiste Duroselle mentionne enfin les démorates populaires, "la droite catholique" (regroupée autour de Louis Marin) et quelques jeunes militants d'Action française qui rompent alors spectaculairement avec la maison mère à l'instar de Jacques Renouvin ou de Guillain de Bénouville." (pp.199-200)
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(pp.226-227)
"Certes, la mobilisation s'est effectuée dans le calme et la proportion d'insoumis (1.5%) est la même qu'en 1914. De plus, l'opinion s'est redressée tout au long de l'année 1939 si l'on en croit l'évolution des sondages effectuées entre août 1938 et juillet 1939. Leurs résultats sont cependant à prendre avec précaution ainsi que l'avait montré Christel Peyrefitte. En effet, si en juillet 1939, 76% des personnes interrogées contre 17% répondent par l'affirmative à la question: "Pensez-vous que si l'Allemagne tente de s'emparer de la ville libre de Dantzig, nous devons l'en empêcher au besoin par la force ?", on enregistre, au même moment, "un refus de regarder en face l'éventualité de la guerre". En effet, en juillet 1939, seulement 45% des Français (contre 34%) pensent "que nous aurons la guerre en 1939"." (pp.231-232)
"Marqués par les déchirements idéologiques et sociaux des années trente, les Français de 1939 aspirent non seulement à la paix mais aussi au repli sur soi. La montée des stéréotypes et des peurs (hantise du complot sous toutes ses formes) et la crainte d'une invasion lente et sourde d'une immigration incontrôlée sont ainsi un des éléments qui dominent la France de la fin des années trente et qu'exprime clairement Jean Giraudoux dans Pleins pouvoirs: "Notre terre est devenue terre d'invasion. L'invasion s'y poursuit exactement de la façon dont elle s'opéra dans l'Empire romain, non point par des armées, mais par une infiltration continue des Barbares"." (p.234)
-Olivier Dard, Les années 30. Le choix impossible, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, coll. La France contemporaine, 1999, 278 pages.