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    Guy Di Méo, Introduction à la géographie sociale

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Date d'inscription : 12/08/2013
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    Guy Di Méo, Introduction à la géographie sociale Empty Guy Di Méo, Introduction à la géographie sociale

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 24 Fév - 13:59

    « La géographie sociale ne se confond pas avec la description des espaces dans lesquels évoluent les sociétés. Elle ne se borne pas à l’étude des répartitions humaines et à la classification des paysages, ce qui est plutôt le propos de la géographie humaine. Elle ne s’arrête pas à « l’étude de la distribution dans l’espace des phénomènes sociaux » (G. W. Hoke, The Study of Social Geography, 1907). Elle ne se contente pas, non plus, de repérer les inégalités sociospatiales et les formes d’injustice qu’elles produisent. Comme l’ont écrit Armand Frémont (La géographie sociale, 1984), puis Jean-Bernard Racine (Geographica Helvetica, 1986), « l’objet de la géographie sociale est –avant tout- l’étude des rapports existant entre rapports sociaux et rapports spatiaux ». Elle fournit une explication des faits géographiques de caractère social.
    Rappelons que les rapports sociaux naissent et se développent dans le cadre de la production, du travail, de la parenté, de l’amitié, des loisirs et de toute forme d’échange ou de rencontre caractérisant et accompagnant la vie sociale. Ce sont des rapports consensuels, neutres ou conflictuels, spontanés ou codifiés. Ils concernent l’ensemble des relations que tout individu entretient, de manière formelle (sociabilité déclinant rôles et statuts normalisés : père, fils, étudiante, professeur…) ou informelle (sociabilité plus aléatoire des croisements et des rencontres fortuites : le voisin, la boulangère, la passante…), au cours de son existence. Ils forment la charpente et le contenu de la vie sociale.

    Quant aux rapports spatiaux, ils correspondent aux liens que les individus et les groupes tissent avec les espaces géographiques, les paysages, les lieux et les territoires où ils vivent, qu’ils parcourent ou qu’ils se représentent. Certains relèvent de l’affect et de la culture, convoquent l’imaginaire, parfois l’idéologie : se sentir d’ici ou de là, de ce lieu particulier, Breton, Français, Européen ; mais aussi considérer Lourdes ou La Mecque comme des lieux saints et sacrés… D’autres rapports spatiaux sont fonctionnels et économiques (être client de tel centre de services, travailler dans cette usine), politiques et juridiques (être électeur ou élu de cette commune, propriétaire de cette ou de cette maison). […]
    La géographie sociale aborde aussi les relations de l’être humain aux lieux. Ceux-ci façonnent celui-ci, au même titre que le tissu des rapports sociaux et spatiaux.
    En retour, chaque regard humain contribue à sécréter la substance des lieux, soit leur contenu et leur forme. » (p.7-

    « Cette géographie s’attache à ne jamais isoler de ses racines sociales la manifestation spatiale d’un phénomène culturel. Derrière la variété des cultures, mettre l’accent sur les structures sociospatiales qui les engendrent et qui les portent leur masque permet de relever, partout, la présence de valeurs humaines universelles (universaux). A ce titre, la géographie sociale est bien un humanisme. » (p.10)

    « L’explication sociale reste longtemps le parent pauvre d’une science géographique empreinte de naturalisme. » (p.11)

    « Bien qu’historien, Lucien Febvre, auteur en 1922 d’un ouvrage intitulé La Terre et l’évolution humaine, fut sans doute le premier théoricien francophone de la géographie. » (p.11)

    « Pierre George (L’environnement, 1971) le définissait comme un « système de relations entre des dynamiques sociales, économiques, spatiales et un champ de forces physico-chimique et biologique ».
    Disons, en résumé, que si le milieu met plus l’accent sur les forces biophysiques qui s’exercent sur les humains, l’environnement place plutôt ceux-ci au centre (acteurs) de la relation homme-nature. » (p.13)

    « Dès le XVIe siècle […] l’économiste Jean Bodin avait remis en question la posture déterministe qui faisait de son temps autorité. En bon chrétien, il concevait mal un monde uniquement soumis aux caprices de ses milieux physiques et distinguait deux ordres supérieurs à la nature : la volonté divine et le libre arbitre des humains. Ce fut aussi l’un des premiers à relever un paradoxe qui met à mal le déterminisme physique : les mêmes peuples passent successivement par des périodes de grandeurs et de décadence, alors qu’ils n’évoluent dans des espaces physiques inchangés, ou simplement modifiées à la marge. Comment expliquer ce phénomène sans recourir à la responsabilité des hommes et de leurs mécaniques sociales, à celle de leurs choix économiques, politiques et idéologiques ? » (p.15)

    « L’on doit sans doute à Élisée Reclus d’avoir reconnu le premier, à la fin du XIXe siècle, dans un cadre théorique clairement formulé, la capacité progressive des sociétés à contrôler l’espace physique et à se dégager de son emprise. D’esprit très indépendant, éloigné de l’institution universitaire française, il avait su se nourrir des grands courants de la pensée progressiste de son siècle : positivisme, darwinisme, marxisme, anarchisme. Il s’inspirait aussi des travaux du sociologue Frédéric Le Play. […]
    Imprégnée d’histoire, la géographie sociale d’Élisée Reclus (L’homme et la terre, publié de 1905 à 1908) reposait sur l’analyse des interactions intervenant entre deux « milieux » : le « milieu statique » formé des « milieux naturels », sources de potentialités et de contraintes ; le « milieu dynamique », nécessairement changeant, constitué par l’entrelacs des rapports sociaux de tous ordres. Pour Reclus, au gré de son développement, l’humanité se libère des contraintes de la nature. Elle tend ainsi à renforcer sa maîtrise des milieux naturels et, conjointement, à consolider ses cohésions sociales. Si le progrès techniques constitue l’un des moteurs de cette évolution, la lutte des classes (influence du marxisme), les changements politiques, économiques et sociaux qu’elle suscite, contribuent aussi à cette dynamique. La vision sociale de Reclus ne disqualifiait nullement l’individu en tant qu’acteur central de ce mouvement historique. Pour lui, c’est par la somme des initiatives et des efforts personnels que la société avance et que son rapport à l’espace s’améliore, devient plus performant et plus juste. Précisons que c’est dans La Réforme sociale, journal créé en 1881 par Le Play, que l’expression de « géographie sociale », fut employée pour la première fois par Paul de Rousiers, commentant La Nouvelle Géographie universelle de Reclus, publiée entre 1875 et 1894. » (p.16-17)

    « [Maximilien Sorre] invite le géographe à « se tourner vers la sociologie » (Rencontres de la géographie et de la sociologie, 1957) et trace les grandes lignes d’une fructueuse coopération interdisciplinaire. » (p.18)

    « Tout pouvoir central (Etat) a besoin de relais géographiques aux échelons moyens et inférieurs de l’espace. […] C’est à ce prix que son empreinte institutionnelle a des chances de pénétrer dans l’épaisseur du tissu social. » (p.29)

    « Pour P[ierre] George, « les hommes naissent inégaux en fait », mais « inégaux suivant le lieu et la société où ils naissent ». Le lieu revêt donc un sens fondamental pour qui veut comprendre les sociétés humaines. » (p.37)

    « Initiée par le sociologue marxiste Henri Lefebvre (La production de l’espace, 1974), l’idée d’espace vécu a fait son chemin en géographie. » (p.40)

    [Chapitre 3 : ESPACES, TEMPS, ACTEURS…
    1. LES TEMPS DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE
    2. LES ESPACES DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE
    3. INDIVIDU, ACTEUR ET AUTRES FIGURES SOCIALES DU SUJET]

    « Spatialités et temporalités sont insécables. » (p.63)

    « Tout l’apport des cinquante dernières années, dans les sciences de la matière et du vivant, conforte non seulement l’existence d’un temps des choses, indépendant de notre perception, mais d’un temps fléché et irréversible. Ce temps de la matière et du vivant se conjugue avec un temps social, celui des sociétés et des hommes qui pose le problème de sa perception et de sa mesure.

    Un effort considérable de l’humanité, accompli depuis des siècles, a consisté à se donner des étalons communément acceptés du temps. Au-delà de ces normes qui fonctionnent comme une grille d’interprétation du temps cosmique, les sociétés et les individus inventent des temporalités particulières. » (pp.63-64)

    "Les dernières générations ont acquis la capacité de donner à des milliards d’humains une mémoire visuelle et auditive de ceux qui les ont précédés. À l’échelle de l’individu, la possibilité de conserver des images de soi, de ses proches, de ses lieux de vie, modifie la perception du temps. Parallèlement, et à leur échelle, les sociétés construisent des temporalités qui leur sont propres en recourant aux images, mais aussi aux vestiges matériels et immatériels du passé, en mobilisant de la sorte une mémoire collective. Ainsi s’impriment, incorporées et vivantes dans le présent des lieux, des marques (empreintes profondes et symboliques) et des traces (plus superficielles, parfois ésotériques) des sociétés d’antan et de leurs espaces. La notion de patrimoine résulte d’un repérage, d’une sélection et d’une distinction de ces marques et de ces traces d’un passé plus ou moins ancien, à des fins symboliques, culturelles et politiques, dans l’actualité géographique des sociétés contemporaines. Les mémoires individuelles interfèrent avec ces formes patrimoniales et mémorielles collectives pour construire notre rapport au temps, sous l’égide de la mémoire sociale." (p.65)

    "Les différentes sphères de la société, les organisations et les instances qui la constituent, affichent des temporalités spécifiques, sans pour autant qu’elles soient indépendantes les unes des autres. Le temps politique du mandat des élus n’est pas, par exemple, celui des cycles de l’économie ou celui de l’histoire urbaine d’un pays. Or, ces temporalités interfèrent les unes avec les autres. Leur évolution n’est pas linéaire  ; elle est au contraire rythmée par des phases d’accélération, des ruptures ou des ralentissements : les crises, les réformes, les révolutions, les périodes de forte innovation technologique, etc. Ces rythmes souvent décalés génèrent des interactions, des conflits, des contradictions." (p.66)

    "L’espace produit social, c’est la construction, tant matérielle qu’idéelle (symbolique, idéologique), de dispositifs spatiaux résultant du jeu des systèmes d’action qui fonctionnent au sein de toute société. Cette interprétation que l’on qualifiera de leibnizienne ou de durkheimienne (en référence à G. W. Leibniz et au sociologue Émile Durkheim) est tout à fait capitale pour le propos de la géographie sociale.

    Pour Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), à la différence de Descartes, l’espace n’est plus un attribut des choses, mais une propriété des relations qu’elles tissent entre elles. Ce sont les rapports entre les objets spatialisés qui produisent l’espace. [...]

    Cette conception conduit à mettre l’accent sur les enjeux interpersonnels et les positions ou placements changeants qui caractérisent l’espace social, présidant à sa transformation permanente ; sa production en fait, au sens d’Henri Lefebvre. Elle le décrit en tant qu’articulation des systèmes (culturels, politiques, religieux, économiques, etc.) qui régissent l’existence des groupes humains. Elle en fait l’échiquier des positions sociales. Celles-ci s’incorporent dans ses formes, fournissent sa substance, s’insinuent dans le sens et dans les mots qui le signifient et le désignent."

    "Du sujet au groupe se succèdent ainsi le « moi », le « soi », l’individu, la personne, l’agent, l’acteur porteur d’un intentionnalité, de logiques d’action, de capacités stratégiques, etc.
    Si le « je » exprime pleinement l’être existant que vérifie le cogito cartésien, le « moi » traduit déjà sa propre représentation, ou plutôt son autoreprésentation, sa réflexivité patente. L’individu, annoncé par le « soi » en tant qu’auto-distanciation d’un «  moi  » se dotant d’une objectivité quasi extérieure à lui-même, forme d’abord une réalité biologique autonome, collectivement, statistiquement distinguée, identifiée. Cette genèse témoigne du processus d’individuation.

    Pour Marcel Gauchet, les individus deviennent des personnes dans la mesure où ils acquièrent le sens de leur identité singulière dans le cadre d’identités collectives. Ainsi la personne endosse ses attributs sociaux qui l’identifient. Ceux-ci la confortent dans sa représentation de «  soi  ». Elle les intègre, les incorpore pour définir, pour asseoir sa propre personnalité. Ce sont les sociétés modernes qui ont transformé le statut des individus biologiques pour en faire des individus de droit, des personnes auxquelles fut reconnue une égale liberté.

    Ce qu’il convient absolument de relever, c’est que, bien entendu, les notions de sujet, d’individu, de personne sont indissociables. Toute personne est, à la fois, un individu et un sujet. La notion de sujet offre une entrée commode pour la géographie phénoménologique et humaniste de la perception et des représentations. Celle d’individu correspond mieux aux analyses géographiques cartésiennes en termes de dénombrement, d’étude des répartitions, etc. Quant au concept de personne, son recours se justifie dans le cadre d’une géographie sociale et culturelle attentive à l’identification collective et singulière de chacune. Soit une géographie attachée à décrypter la façon dont les humains construisent leur habitus, leur propre position et leur désignation dans les contextes sociaux et spatiaux de leur existence. C’est néanmoins l’entrée méthodologique par l’acteur [...] qui se révèle la plus féconde pour analyser les contenus sociaux dynamiques configurant les espaces géographiques et témoignant de leur production sociale."

    "Ni l’analyse objective des formes spatiales, ni celle de leurs processus génétiques n’épuise [le propos de la géographie sociale]. En matière d’explication, formes et procès restent indissociables des systèmes d’action et des acteurs qui les produisent. Cependant, qui sont ces acteurs producteurs de l’espace géographique ? Existe-t-il des « acteurs territorialisés », c’est-à-dire étroitement et affectivement attachés aux espaces où ils opèrent ? Comment les définir et les cerner ?

    L’acteur n’est plus une personne en général, c’est une personne qui agit. C’est parfois une réalité plus large, un « actant » au sens générique du terme. Le mot «  actant  » désigne une instance, une entité identifiable  : individu, mais aussi collectivité, institution, organisation, etc. ; un « opérateur » générique doté d’une capacité d’agir.

    L’action d’un acteur strictement individuel n’aura pas la même portée que celle, généralement plus marquante, d’un actant. Pourtant, les acteurs collectifs ou institutionnels ressemblent beaucoup à des individus. Ils sont dotés comme eux de compétences intentionnelles et stratégiques."

    "Tout système d’acteurs sélectionne et découpe l’espace autour des objectifs centraux de son action : un terroir porteur d’une appellation d’origine prestigieuse, un quartier dont on interdit l’accès aux autres, un paysage à sauvegarder, etc.

    Ainsi spatialisé, tout système d’action, économique et/ou social, s’érige en champ de pouvoir que l’intervention collective s’efforce de réguler. Il ne peut trouver de légitimité sans sécréter de l’idéologie. Nous retrouvons là les composantes ou instances élémentaires de la formation sociospatiale [...] dont nous avons fait l’un des outils privilégiés de la géographie sociale."

    "Tout acteur se caractérise en général par la diversité de ses rôles, de ses statuts, de ses logiques et de ses stratégies. Sur un thème identique, le même acteur s’exprimera en tant qu’habitant, qu’usager et que contribuable, que citoyen d’un même lieu ou territoire. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que ses prises de position comme ses actes soient parfois discordants. Pour mesurer la portée de l’engagement d’un acteur, il convient donc d’intégrer les temporalités et les contextes diversifiés de son action, les ancrages territoriaux qui le caractérisent."

    "Par rapport à un territoire donné, on distinguera trois types d’acteurs en fonction de leur position géographique : l’acteur endogène, l’acteur allogène ou exogène, et l’acteur transitionnel. Le terme d’acteur endogène pourrait laisser entendre qu’un tel protagoniste de la vie locale, régionale ou nationale, étranger à toute mobilité et résolument sédentaire, demeure étroitement et uniquement attaché aux lieux de son action. Bien entendu, ce n’est pas forcément le cas. Son caractère endogène tient au constat que, pour l’action qui est en cause, il exerce une fonction d’acteur dans un contexte territorial auquel il s’identifie du fait de son origine, de ses racines, de sa résidence  ; plus largement en raison de son sentiment d’habiter (voir plus haut cette notion) le lieu ou le territoire en question.

    À la différence de l’acteur endogène, l’acteur allogène considère le territoire de son action d’un œil plus froid, plus utilitariste, plus spéculatif, sans que son affect n’interfère plus que de raison avec les motifs (tenant à l’intérêt public, voire strictement économiques ou professionnels, personnels) de son intervention. Ne s’identifiant pas corporellement et affectivement à son espace d’action, il le regarde avec plus de distance. En conséquence, il manifeste une plus forte tendance à le considérer et à le traiter comme un pur objet de gain, comme l’opportunité d’une affaire lucrative. C’est que les décisions qu’il prend, les actions qu’il entreprend n’ont pas d’impact direct sur son propre cadre de vie. Il agit sur l’espace de vie des autres, sans prendre le risque de perturber son environnement quotidien.

    L’acteur transitionnel évoque, quant à lui, une situation intermédiaire. Celle de l’acteur allogène ou exogène qui tend à s’intégrer par son identification et/ou par sa résidence, par son habiter, dans l’un des territoires de son action. Il peut s’agir aussi d’un  habitant des lieux qui a pris ses distances, s’installant et travaillant ailleurs, mais gère toujours des propriétés ou des enjeux localisés dans son territoire d’origine…

    Un exemple illustre bien ces différentes positions géographiques d’acteurs. Dans les années 1970 et 1980, les paysans du Larzac (sud du Massif central) ont lutté contre l’agrandissement d’un camp militaire qui menaçait de les priver de leurs terres. Ils furent à cette occasion les acteurs endogènes d’un mouvement protestataire visant à la conservation de leur outil de travail  : l’espace agropastoral du causse. L’État et les pouvoirs militaires, persuadés d’agir dans l’intérêt public, constituaient pour leur part le prototype de l’actant allogène ou exogène. Les militants de tous bords venus à la rescousse du Larzac affichaient une extériorité aussi grande que les représentants de l’État et de l’armée, engagés dans ce « bras de fer » avec les paysans locaux. La seule différence tenait au fait qu’ils adhéraient à la cause paysanne et défendaient des valeurs écologistes, libertaires, antimilitaristes, anticapitalistes, etc., à leurs yeux universelles. Certains (acteurs transitionnels) se sont même fixés sur place, reprenant des terres abandonnées, tant par conviction paysanne que pour faire bloc, contre l’armée, avec les agriculteurs et les éleveurs locaux.

    Selon ces cas de figures, la nature de l’implication des acteurs et des actants, aussi bien que les objectifs qui les animent, changent radicalement. Une intervention non concertée et non acceptée d’acteurs exogènes porte le risque de nombreux effets pervers tenant au décalage entre l’échelle de la conception de l’action et celle de sa réception. Parmi ces effets pervers potentiels, citons la perte d’autonomie d’une société locale, l’instrumentalisation de ses lieux de vie par des forces recherchant soit l’intérêt public supérieur de manière trop « désincarnée », soit l’aubaine d’une rente, d’un profit, ou la ressource d’un pouvoir. Ces circonstances peuvent provoquer un phénomène d’aliénation territoriale et le recul de la démocratie locale, voire de la démocratie tout court. Il en est autrement de la prise en charge de l’action territorialisée « par le bas », par des groupes, par des institutions et des individus localisés, impliqués au quotidien dans les lieux en cause. Cette occurrence offre, a priori, des garanties supérieures de démocratie, d’autonomie et d’indépendance, de légitimité, de gestion plus précautionneuse et durable du patrimoine collectif.

    Toutefois, il ne faut pas ignorer que le recours à une action exogène se justifie au moins dans deux circonstances. D’une part, quand il s’agit de redistribuer, de répartir des ressources dans l’optique d’une recherche d’égalité interterritoriale, de justice sociospatiale. D’autre part, lorsque l’intérêt public ou le besoin d’un arbitrage entre acteurs endogènes l’exige.

    Quant aux acteurs transitionnels, ils esquissent peut-être le profil idéal de l’actant territorial. D’une part parce que leur appartenance partielle aux lieux accroît leur sensibilité et leur solidarité vis-à-vis des intérêts locaux. D’autre part parce que leur distanciation de fait, leur participation active à la vie d’autres échelles ou d’autres îles de l’archipel territorial global, leur évite parfois de s’enliser dans les représentations et les problèmes locaux. Ajoutons que l’expérience acquise ailleurs et la diversification des sources d’information et des savoirs qui en résulte confèrent en théorie une meilleure qualité aux actions entreprises localement."

    "L’intérêt scientifique nouveau, suscité depuis deux ou trois décennies par l’identité ou, plutôt, par l’identification en tant que processus, tient sans doute à son profond renouvellement conceptuel. Ce dernier est imputable au passage d’une identité conçue de manière essentialiste et dans une continuité inébranlable, à une acception désormais plus mouvante et plus construite, plus évolutive de ce ressenti de soi, comme des groupes et des lieux de son appartenance. [...]
    Il est vrai qu’un fait majeur pousse, de nos jours, à l’effacement apparent du rôle des structures pérennes dans la production de la vie sociale comme en matière d’identification. Il s’agit de la multiplication, pour chaque individu, des appartenances objectives (à des groupes, institutions, lieux, territoires, etc.) et, par conséquent, des identités qui les accompagnent.
    Désormais, l’identification globale de soi, la reconnaissance et peut-être la production même de sa propre personnalité, s’accomplit par une sorte de hiérarchisation et d’imbrication subtile de ses propres appartenances. Cette complexité, source d’imprévision et d’incertitude identitaire, confère au sujet un sentiment de liberté, d’autonomie."

    "Les spatialités de l’identité contribuent à la renforcer en lui conférant une assise qui associe assiette matérielle et construction idéelle."

    "Le corps est espace. Il se définit toujours en situations et en positions spatialisées  : debout, couché, assis, arrêté, marchant… De plus, le corps n’échappe jamais à un contexte spatial qui incite l’individu à telle ou telle posture : se dévêtir pour prendre le soleil sur une plage ; se détendre, assis, à la terrasse d’un café… Ces spatialités du corps traduisent des sensations de bien-être ou de mal-être. Elles témoignent de sa stimulation ou de son inhibition par des éléments extérieurs, eux-mêmes spatialisés.

    Corporalités et spatialités se conjuguent toujours en référence à  des  règles sociales et à des lieux normés : on ne se dévêt pas partout ; on ne se détend pas en tout lieu… L’individu incorpore les contextes spatiaux de son existence (espaces de vie, des pratiques, du quotidien), qu’ils lui soient imposés ou qu’il les ait choisis. Ils deviennent des extensions de son propre corps et s’inscrivent dès lors dans son système identitaire. Or, ces espaces incorporés ne sont jamais neutres. Ils sont toujours socialement signifiés, symboliquement qualifiés par les rapports de genres, les positions et les enjeux sociaux, de pouvoir. À  l’occasion de ces expériences spatiales du corps, le « je », le « soi » se matérialise et se socialise. Le corps délivre une expression spatiale des codes sociaux au travers des comportements corporels qu’ils induisent. Il le fait de manière tellement évidente que l’individu concerné tend à naturaliser ces codes, à les considérer comme allant de soi.

    Les autres identifient en partie l’individu à ses postures corporelles, lesquelles traduisent son rapport spatial comme sa condition sociale. Henri Prat, faisait, en 1949 (L’Homme et le sol), ce portrait type du paysan d’alors  : « endurci dès l’enfance, il supporte sans broncher le soleil, le vent, la pluie, la neige qui inscrivent leur marque sur son visage tanné. Bien qu’il soit capable d’efforts considérables et prolongés, son corps n’évoque pas l’idée d’un athlète. Dès quarante ans, il peut devenir courbé, noueux, sec comme un vieil arbre. Mais qu’on ne s’y trompe pas  : il gardera la même robustesse jusqu’à l’extrême vieillesse […] Un autre caractère qui le vieillit avant l’âge, c’est la lenteur de ses mouvements. Le paysan ne court jamais, ne précipite jamais son geste. C’est que le sol est une matière lourde, compacte qui ne se laisse pas manipuler à gestes vifs. Un de ses traits physiques les plus remarquables, ce sont ses mains : larges, épaisses, recourbées comme des pattes de taupe, avec la pomme cornée et les ongles puissants, des extrémités d’animal fouisseur.  » N’est-ce pas là un bel exemple, quoiqu’exagéré, d’identification d’une condition sociospatiale (celle du paysan) à partir d’un ensemble d’expressions corporelles ?"

    "L’espace géographique, les spatialités qu’il induit, s’inscrivent, plus qu’on ne l’imagine a priori, dans le contenu sémantique (marqueurs) des représentations identitaires. Le paysage, conçu comme une forme, à la fois subjective, phénoménale et sociale de la sensibilité humaine et de son rapport environnemental, joue un rôle de lien, de relais symbolique entre l’espace géographique et les identités sociales. Pour Anne-Marie Thiesse (La création des identités nationales, 1999), si nous associons sans hésitation, aujourd’hui, un paysage et un pays dans une visée identitaire, c’est parce qu’un intense travail de codification de la nature, en termes nationaux, a été accompli au XIXe siècle. Cette qualification d’un paysage national s’est le plus souvent opérée sur le mode de la différenciation à visées politiques. Ainsi, se démarquant de l’Autriche et de ses vallées de montagne, la Hongrie a trouvé son identité picturale dans la Puszta, la grande plaine du Danube et de la Tisza, représentée par les peintres et par les poètes comme une vaste mer continentale balayée par le vent… Soit un symbole de liberté."

    "Les espaces que les femmes rejettent sont ceux où, derrière l’alibi évoqué du sale, du laid et du sombre, pointent en fait des lieux et des territoires à forte connotation sexuelle. Qu’il s’agisse de l’affichage vulgaire du sexe, autour de la Gare. Qu’il soit question de sa présence plus sournoise, mais redoutée comme une sourde menace, dans les zones isolées, d’accès malaisé et confus où l’inconnu, le marginal, l’étranger peut toujours se tapir (Mériadeck par exemple, à Bordeaux). Ou bien que leurs craintes s’éveillent dans certains endroits où le sexe est simplement suggéré, de façon plus discrète, à travers le prisme du corps et du « regard qui déshabille  » de ces hommes jeunes, provocateurs et réputés dangereux des cités du nord de la ville ou du vieux quartier Saint-Michel. La sexuation masculine de l’espace, le fait qu’elle risque d’échapper au contrôle social devient facteur d’angoisse pour les femmes.

    Cette situation des femmes reflète leur contrôle, dans la ville, par un ordre politique, économique et géographique implicite qui, d’une certaine façon, les contraint, mais aussi qu’elles cautionnent et consolident. Ordre qui les canalise dans les espaces et les réseaux, sur les circuits urbains les plus efficaces et les plus sûrs, ramenés bien entendu à leur rang social. Notons que ces espaces urbains territorialisés qu’elles recherchent et qu’elles fréquentent sont aussi ceux où elles peuvent exposer sans risque, paisiblement, leur corps érotisé par ses parures et par ses postures. Ce sont les lieux où les plus jeunes d’entre elles exercent librement et sans être harcelées leur pouvoir de séduction, où elles jouissent d’un sentiment de bien-être."
    -Guy Di Méo, Introduction à la géographie sociale, Armand Colin, coll. Cursus.Géographie, 2014, 189 pages.


    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 5 Aoû - 19:56, édité 1 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Guy Di Méo, Introduction à la géographie sociale Empty Re: Guy Di Méo, Introduction à la géographie sociale

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 5 Aoû - 19:56

    "Ces spatialités accompagnent, matérialisent et rendent expressifs les rapports sociaux interindividuels. [...] Par le terme spatialités de la vie sociale, il convient d’envisager toute une gamme d’usages de l’espace, c’est-à-dire de modes de gestion des distances qui séparent les individus et les choses dans l’interaction."

    "Les spatialités réfèrent à des pratiques de l’espace, pratiques circulatoires ou de station, de pause. Celles-ci font appel à différents dispositifs de transport sur de courts trajets, ainsi qu’à des aménagements autorisant l’arrêt et le séjour en un lieu. Cela signifie que les spatialités ne brassent pas uniquement de l’air ou du vide, elles bénéficient la plupart du temps de médiations et de médiateurs : le tram ou la terrasse du café dans les exemples qui précèdent. Ces médiations, choses, dispositifs spatiaux, contexte de lieu ou de territoire, occupent deux positions possibles par rapport aux individus et à leurs interactions. Tantôt, elles s’interposent entre eux, conférant un sens précis à l’échange en cours : repas familial autour de la table  ; bureau ou pupitre placé entre le professeur et l’étudiant, campant le rituel d’un cours. Tantôt, objets, dispositifs et contextes brossent un cadre, une scène à la Goffman. C’est la salle à manger, matériellement et symboliquement conçue pour le moment des repas familiaux. C’est la salle de classe dont l’ordonnancement indique l’intention pédagogique : monologue professoral si les bancs sont alignés devant la chaire, dialogue enseignant/enseignés si les chaises forment cercle.

    Les spatialités composent cette matérialité abstraite (il n’y a pas meilleure expression que cet oxymore) des rapports sociaux. Dans l’espace public, les individus qui circulent peuvent se suivre ou se croiser en s’ignorant. Dans ce cas, ils éviteront tout contact physique et maintiendront, entre eux, un espacement minimum (matérialité abstraite). Si l’un d’eux enfreint par mégarde (ou non) cette règle de distance, un mot ou un signe d’excuse est attendu de la personne dont la sphère corporelle a été investie et qui peut marquer sa surprise par un arrêt, un recul du corps, une protestation du geste et de la voix. En revanche, des personnes qui se rencontrent et se reconnaissent se rapprocheront et se serreront la main, se prendront éventuellement dans les bras, marquant ainsi les signes évidents d’une proximité sociale, banale ou affective.

    Dans l’espace privé, la relation aux êtres et aux objets sera plus familière. Ces objets de l’espace privé sont d’ailleurs fréquemment disposés, et les distances de cet espace conçues, en fonction des besoins et des usages les plus intimes du corps. Les cadres de vie, pièces, logement et dépendances, se plient aux métriques corporelles. À l’extérieur, les petits centres commerciaux et de service du quartier se distribuent en fonction des possibilités de déplacements pédestres, etc. Bref, on mesure combien l’espace, urbain notamment, se construit en fonction des spatialités du corps et des formes interpersonnelles d’échanges."

    "Séparer, distancier, c’est aussi s’autoriser trois avantages personnels ou collectifs  : nommer et classer pour créer, délimiter pour s’approprier, distinguer pour valoriser.

    – Primo, désigner et nommer les choses, les lieux, les êtres, c’est les identifier et, par conséquent, autoriser leur classification et leur classement, leur tri, leur hiérarchisation… Ainsi, nommer des quartiers dans la ville revient à évoquer, par exemple, ceux qui attirent les classes aisées ou moyennes et intellectuelles (profil dit du «  bobo  »)  : beau quartier central, espace ancien gentrifié*, lotissement pavillonnaire calme, bien fréquenté, bien situé et bien desservi. Inversement, nommer, c’est aussi désigner des quartiers qui rebutent, jugés peu attrayants ou carrément répulsifs : cités d’habitat social, zones urbaines mal agencées, plus ou moins délaissées, mal famées.

    – Secundo, en délimitant physiquement, matériellement les choses désignées, distanciées les unes des autres, on ouvre le chemin de leur appropriation possible, de leur contrôle et de leur exploitation. Des rapports d’usage, de propriété ou d’exploitation en résultent. Qu’il s’agisse de ceux développés par le petit propriétaire-exploitant, le fermier ou le métayer, le grand propriétaire foncier absentéiste d’Europe ou d’Amérique du Sud, le propriétaire-occupant de son appartement urbain ou de son pavillon périurbain, le locataire d’un logement HLM… Sans parler des usages et appropriations de locaux de service et d’entreprise. Ainsi défilent quelques-unes des figures classiques propres aux rapports spatiaux d’appropriation et d’exploitation. Par-delà ces espaces privés, on pourrait étendre ce processus à l’espace public approprié de manière très précaire par les SDF, les Indignés, divers protestataires, ou ceux qui le privatisent au nom de valeurs et de prétendus droits communautaires, religieux, politiques, etc.

    – Tertio, ces lieux, ces choses ou ces êtres distingués ne tardent pas à revêtir une valeur différentielle. Leur acquisition, la possibilité de les occuper permet au propriétaire qui en est devenu le maître de se placer en bonne position sur l’échiquier sociospatial. C’est donc un acte de placement. C’est l’occasion et le moyen d’occuper une place plus ou moins enviée et distinctive, dans sa double dimension concrète (valeur économique, parfois esthétique) et idéelle (valeur symbolique)."

    "La coprésence revêt deux formes qui engagent des technologies bien différentes.
    – La coprésence physique et effective des humains et des choses, des idées et des capitaux, tous nécessaires à la production de travail et de valeur, peut s’obtenir par simple agrégation de ces facteurs de production et d’échange dans l’espace. Telles furent les méthodes employées au temps de la révolution industrielle des XIXe et XXe siècles, jusqu’à la remise en question du fordisme, il y a moins d’un demi-siècle. Comme ces agrégats ne sont pas forcément préexistants à l’élan productif qui les suscite, la mobilisation/mobilité des hommes et des biens, leur déplacement sur de plus ou moins longues distances, s’avère le moyen privilégié pour les obtenir.
    De nos jours un tel mouvement persiste, l’urbanisation se poursuit partout dans le monde, sous de nouvelles formes  : périurbanisation et diffusion urbaine, formation de villes ou de centres émergents (edge-city, ville émergente) qui s’extraient des nappes urbaines dont l’espace métropolisé se connecte à des réseaux de flux mondialisés.

    – La coprésence virtuelle tend pourtant à relayer, de nos jours, cette coprésence physique. Désormais, les techniques d’information, de communication numérique et satellitaire, permettent à tous les habitants de la planète (ou presque) de créer entre eux une proximité virtuelle à peine moins efficace que son équivalent réel."

    "Les géographes distinguent proximité spatiale et proximité sociale. [...]
    -Dans les quartiers gentrifiés des villes, des voisins topographiques peuvent être séparés par une grande distance sociale  : «  bobos  » favorisés, attirés par le charme d’immeubles anciens réhabilités d’un côté ; immigrés vivant dans des taudis, de l’autre.

    –Autre exemple  : pour le cadre d’entreprise d’une multinationale américaine installé à Dubaï, ses bureaux de New  York ou de Londres sont à portée quasi-immédiate de jet, de visioconférence, de téléphone et d’Internet. En revanche, les Pakistanais ou les Philippins qui s’épuisent tout près de lui, sur les chantiers des gigantesques tours, des îles artificielles ou des centres commerciaux de l’Émirat arabe, vivent à des années lumières de son univers social.

    –Dernier cas, celui de ces frontières, parfois matérialisées par des no man’s lands ou par des murs, qui se dressent entre terres et pays voisins : Israël et Palestine, États-Unis et Mexique… Ne créent-ils pas des distances sociales infinies entre ces espaces métriquement si proches ?"

    "La coprésence ne crée [...] qu’une capacité relationnelle potentielle."

    "Une discontinuité spatiale peut revêtir trois formes.
    – L’une est celle du gradient, expression d’un taux de variation progressif et régulier d’un phénomène, d’un indice, ou d’un ensemble quantifiable de valeurs dans un champ géographique donné. En France, par exemple, un tel gradient d’augmentation du vieillissement de la population s’observe du nord au sud du pays.
    – L’autre est celle de la rupture nette, ou fracture brutale, affectant l’espace et permettant de mettre en évidence des formes géographiques plus ou moins stables : localité, lieu, région, pays, territoire, agglomération, quartier, chaîne de montagne, plaine agricole, etc.
    – La troisième forme, l’idée de seuil, à la différence des notions précédentes, insiste sur celle d’une transition ménagée entre deux unités géographiques. Cette dernière peut être brutale (engendrer une rupture nette, y compris physique) ou progressive (s’effectuer selon un double gradient). Elle distingue finalement deux systèmes spatiaux dissemblables, mais complémentaires ou coopératifs ; le terme d’interface lui est très proche. Il s’agit en effet d’une ligne ou d’une aire de contact entre deux espaces, locaux ou régionaux, stipulant aussi, entre eux, la communication et l’échange, le passage. Le littoral, le piémont, le passage entre deux bassins sédimentaires, les frontières intérieures de l’Union Européenne forment des seuils.

    Les discontinuités influent sur les répartitions de toutes sortes, celles des humains et de leurs établissements, celles des biens, des activités, des climats, des reliefs et des formations végétales, des bassins versants… Elles jouent aussi sur les dynamiques de l’espace géographique : mouvements migratoires, urbanisation, déprise agricole, etc."

    "Émergeant de notre espace social, les lieux où l’on vit remplissent des fonctions sociales à la fois pratiques et symboliques. Ils les assument en rapport avec leur situation relative dans l’espace, leur valeur marchande, leur coût d’accès et les commodités qu’ils offrent, leur agencement, leur esthétique et les effets de distinction qui en découlent. L’espace social produit ainsi des lieux ou des territoires centrés, adaptés aux spatialités individuelles de l’habiter. Des discontinuités, tant réelles que représentées, les séparent."

    "Les discontinuités de l’espace social et les spatialités qui les accompagnent ne se dessinent pas seulement sous l’effet des rapports de classes ou des antagonismes culturels, elles naissent parfois d’autres formes de clivages sociaux plus ou moins occultés : les rapports de sexe ou de genre, par exemple. [...] l’espace social se fragmente en fonction des catégories d’âge qui l’occupent et s’y concentrent, comme ces banlieues cossues du sud et du sud-est de Phoenix (Arizona), devenues des lieux de résidence exclusive des seniors aisés originaires de tous les États-Unis."

    "Un même lieu peut se trouver impliqué dans plusieurs logiques de continuité/discontinuité, selon l’échelle de son observation. Un exemple, tiré d’une étude de J.-C.  François, en fournit l’éloquente démonstration.  Il  porte  sur  les communes (limitrophes) de Versailles et de Viroflay, à l’ouest de l’agglomération parisienne (Cybergéo, 2002). Là, des différenciations aussi bien sociales qu’urbanistiques se détectent ou s’estompent dans l’espace, voire changent de sens en fonction de l’échelle d’observation retenue.
    – À l’échelle régionale de l’Île-de-France, les deux communes se confondent dans le même secteur sud-ouest, fort cossu, de la banlieue parisienne.
    –  À  l’échelle (locale) des communes de l’Ouest-Sud-Ouest parisien, la surreprésentation sur le territoire versaillais des catégories sociales favorisées crée une discontinuité sensible entre Versailles et Viroflay.
    – Si l’on retient une plus grande échelle encore (micro locale), celle des zones de contact des deux communes, la discontinuité les séparant est beaucoup plus nette, mais ses polarités sociales s’inversent. Du côté de Viroflay, la proximité de Versailles constitue un facteur valorisant qui a entraîné à la hausse les prix fonciers et a suscité une sélection tant des groupes sociaux installés que des formes urbanistiques (lotissements soigneusement agencés) de leur implantation. Du côté de Versailles, la situation de périphérie (relative) par rapport au centre-ville, associée à la présence de terrains vastes et compacts longtemps restés libres, a permis la construction de logements sociaux. Ainsi, la limite entre Versailles et Viroflay, à l’échelle infracommunale, dessine une discontinuité marquant cette fois une distinction bourgeoise du côté de Viroflay."

    "L’espace de vie se confond pour chacun-e avec ses déplacements les plus fréquents et les plus réguliers. Espace d’usages, géographiquement éclaté, il se compose de lieux attractifs, de nœuds autour desquels se cristallisent l’existence et les spatialités individuelles  : le logis, le bureau ou l’usine, le magasin, les lieux de loisirs, de consommation… Désormais, l’hyperespace virtuel en fait aussi partie."

    "L’espace de vie, transformé et déformé par l’imaginaire, se nimbe, pour chacun-e, de son « espace vécu ». Ce dernier est un espace du corps et de la conscience bien réel. Pourtant, c’est en même temps un espace imaginé, rêvé, représenté, qui rencontre des limites floues, dynamiques et mouvantes. [...] Cet espace réunit, pour chacun, ses imaginaires spatiaux les plus divers : ceux des lieux qu’il a connus et dont il conserve la mémoire ; ceux qu’il a simplement rêvés et dont les représentations se construisent à partir d’images et de paroles, de lectures et de cartes ; ceux que l’actualité médiatisée lui impose, parfois avec violence."

    "Le territoire n’est après tout qu’un espace puissamment approprié et vécu par les acteurs qui le produisent, se le représentent, le convoitent, etc."

    "Tout système d’acteurs territorialisés sélectionne et sectionne l’espace de son action autour d’attracteurs définissant ses objectifs centraux. Ces attracteurs sont à la fois concrets et symboliques, matériels et idéels. Ils peuvent revêtir la forme d’une organisation territoriale de proximité, gérée par des conventions plus ou moins implicites, voire des contrats plus formels. Citons comme exemples : une aire d’agriculture spécialisée, un quartier ou un secteur urbain identitaire, la zone forestière d’un groupe tribal amazonien, un système productif localisé ou un cluster à développer, un bassin d’activités où s’opèrent des échanges entre les entreprises."

    "Effet de lieu ou de territoire."

    "Statut du paysage, conçu comme une articulation de rapports sociaux et spatiaux, donc comme une clé de la géographie sociale. À ce titre, les paysages dévoilés par l’expérience sensible, interprétés et qualifiés à la lumière des idéologies territoriales, des habitus de groupe et de classe, s’inscrivent au registre des représentations mentales et sociales qui fondent le vécu territorial."

    "Les travaux d’Augustin Berque nous mettent sur la voie de cette phénoménologie paysagère. Pour lui, c’est la géographie culturelle qui peut définir une vraie relation du sujet humain au paysage. En effet, pour comprendre le sens de celui-ci, il ne suffit pas de savoir ce qui l’a produit en tant qu’objet, mais il convient de le saisir au travers d’un regard, d’une conscience, d’une expérience, d’une esthétique, géré par une politique, observé dans une attente particulière, etc. Il importe aussi de le considérer comme une « matrice », car il détermine le regard qui le crée. Ainsi le paysage devient « médiance », soit « un complexe orienté (effet de l’intentionnalité perceptive) à la fois subjectif et objectif, physique et phénoménal, écologique et symbolique  » (Médiance : de milieux en paysages, 2000).

    Cette approche sensible et phénoménale du paysage renseigne de manière directe sur la nature profonde du rapport de l’homme à son espace vécu, sa spatialité et sa territorialité. Une enquête sur la sensibilité paysagère des habitants fournit, par exemple, de précieuses indications sur les sentiments de bien-être ou de mal-être éprouvés par tout individu dans ses lieux de vie. Ces informations s’avèrent d’un grand intérêt lorsqu’il s’agit de concevoir des politiques d’aménagement de l’espace. Mais le rapport des individus et des groupes sociaux aux paysages n’est pas une stricte affaire de géographie culturelle."

    "Dans un article consacré aux paysages de la forêt d’Écouves, en Normandie, Armand Frémont a montré de quelle façon la perception comme l’imaginaire des paysages reposent sur une combinaison corrélée de pratiques et de représentations, de rapports matériels et idéels, sociaux et sensibles. Ainsi, dans la forêt d’Écouves, une géographie sociale des paysages de la chasse amène à en distinguer au moins trois, en fonction de la condition sociale des individus et de leurs pratiques cynégétiques.
    – Les membres de la grande bourgeoisie régionale et parisienne décrivent un paysage de la chasse à courre. C’est celui du rendez-vous royal des croix forestières, des itinéraires de la chevauchée dans la haute futaie.
    – Pour l’agriculteur qui tire au fusil sarcelles et canards autour de son étang, le paysage de la chasse se confond avec celui des petits matins embrumés, de l’espace indécis, végétal et liquide de ces zones humides.
    – Pour l’ouvrier agricole, pour le braconnier qui parcourt les lisières et les layons écartés où il pose ses collets, le paysage de la chasse est celui des sous-bois denses, des halliers et des territoires du petit gibier.

    Au total, l’outil paysager se révèle d’une grande fécondité pour une approche de géographie sociale. Outre qu’il permet d’affiner la connaissance des procès et des effets identitaires découlant des spatialités, il conduit à mieux cerner les enjeux sociaux pesant sur les territoires, à repérer une dimension territoriale du bien-être et de la qualité de la vie. Il amène à mieux comprendre les rapports dialectiques qui unissent les faits de société et de culture. Le paysage renvoie d’ailleurs aux notions de territoire, de lieu, de pays. Il se réfère, comme ces autres termes, à des espaces normés et signifiés par des collectivités humaines. Toutes les définitions du paysage ne le présentent-elles pas comme une « étendue de pays », un ensemble, une unité d’objets rassemblés par un même et unique coup d’œil, celui d’un observateur campé sur une hauteur et découvrant du regard un panorama ?"

    « [La postmodernité] correspond à une époque et à un régime de société : les nôtres. Il s’agit du fruit, plus ou moins direct, de la « chute des murs » (fin des années 1980) et d’une mondialisation/globalisation qui s’effectue sous l’impulsion d’un néocapitalisme libéral ne rencontrant que peu d’entraves de la part de secteurs publics en très net recul. » (p.187)
    -Guy Di Méo, Introduction à la géographie sociale, Armand Colin, coll. Cursus.Géographie, 2014, 189 pages.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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