« La géographie sociale ne se confond pas avec la description des espaces dans lesquels évoluent les sociétés. Elle ne se borne pas à l’étude des répartitions humaines et à la classification des paysages, ce qui est plutôt le propos de la géographie humaine. Elle ne s’arrête pas à « l’étude de la distribution dans l’espace des phénomènes sociaux » (G. W. Hoke, The Study of Social Geography, 1907). Elle ne se contente pas, non plus, de repérer les inégalités sociospatiales et les formes d’injustice qu’elles produisent. Comme l’ont écrit Armand Frémont (La géographie sociale, 1984), puis Jean-Bernard Racine (Geographica Helvetica, 1986), « l’objet de la géographie sociale est –avant tout- l’étude des rapports existant entre rapports sociaux et rapports spatiaux ». Elle fournit une explication des faits géographiques de caractère social.
Rappelons que les rapports sociaux naissent et se développent dans le cadre de la production, du travail, de la parenté, de l’amitié, des loisirs et de toute forme d’échange ou de rencontre caractérisant et accompagnant la vie sociale. Ce sont des rapports consensuels, neutres ou conflictuels, spontanés ou codifiés. Ils concernent l’ensemble des relations que tout individu entretient, de manière formelle (sociabilité déclinant rôles et statuts normalisés : père, fils, étudiante, professeur…) ou informelle (sociabilité plus aléatoire des croisements et des rencontres fortuites : le voisin, la boulangère, la passante…), au cours de son existence. Ils forment la charpente et le contenu de la vie sociale.
Quant aux rapports spatiaux, ils correspondent aux liens que les individus et les groupes tissent avec les espaces géographiques, les paysages, les lieux et les territoires où ils vivent, qu’ils parcourent ou qu’ils se représentent. Certains relèvent de l’affect et de la culture, convoquent l’imaginaire, parfois l’idéologie : se sentir d’ici ou de là, de ce lieu particulier, Breton, Français, Européen ; mais aussi considérer Lourdes ou La Mecque comme des lieux saints et sacrés… D’autres rapports spatiaux sont fonctionnels et économiques (être client de tel centre de services, travailler dans cette usine), politiques et juridiques (être électeur ou élu de cette commune, propriétaire de cette ou de cette maison). […]
La géographie sociale aborde aussi les relations de l’être humain aux lieux. Ceux-ci façonnent celui-ci, au même titre que le tissu des rapports sociaux et spatiaux. En retour, chaque regard humain contribue à sécréter la substance des lieux, soit leur contenu et leur forme. » (p.7-
« Cette géographie s’attache à ne jamais isoler de ses racines sociales la manifestation spatiale d’un phénomène culturel. Derrière la variété des cultures, mettre l’accent sur les structures sociospatiales qui les engendrent et qui les portent leur masque permet de relever, partout, la présence de valeurs humaines universelles (universaux). A ce titre, la géographie sociale est bien un humanisme. » (p.10)
« L’explication sociale reste longtemps le parent pauvre d’une science géographique empreinte de naturalisme. » (p.11)
« Bien qu’historien, Lucien Febvre, auteur en 1922 d’un ouvrage intitulé La Terre et l’évolution humaine, fut sans doute le premier théoricien francophone de la géographie. » (p.11)
« Pierre George (L’environnement, 1971) le définissait comme un « système de relations entre des dynamiques sociales, économiques, spatiales et un champ de forces physico-chimique et biologique ».
Disons, en résumé, que si le milieu met plus l’accent sur les forces biophysiques qui s’exercent sur les humains, l’environnement place plutôt ceux-ci au centre (acteurs) de la relation homme-nature. » (p.13)
« Dès le XVIe siècle […] l’économiste Jean Bodin avait remis en question la posture déterministe qui faisait de son temps autorité. En bon chrétien, il concevait mal un monde uniquement soumis aux caprices de ses milieux physiques et distinguait deux ordres supérieurs à la nature : la volonté divine et le libre arbitre des humains. Ce fut aussi l’un des premiers à relever un paradoxe qui met à mal le déterminisme physique : les mêmes peuples passent successivement par des périodes de grandeurs et de décadence, alors qu’ils n’évoluent dans des espaces physiques inchangés, ou simplement modifiées à la marge. Comment expliquer ce phénomène sans recourir à la responsabilité des hommes et de leurs mécaniques sociales, à celle de leurs choix économiques, politiques et idéologiques ? » (p.15)
« L’on doit sans doute à Élisée Reclus d’avoir reconnu le premier, à la fin du XIXe siècle, dans un cadre théorique clairement formulé, la capacité progressive des sociétés à contrôler l’espace physique et à se dégager de son emprise. D’esprit très indépendant, éloigné de l’institution universitaire française, il avait su se nourrir des grands courants de la pensée progressiste de son siècle : positivisme, darwinisme, marxisme, anarchisme. Il s’inspirait aussi des travaux du sociologue Frédéric Le Play. […]
Imprégnée d’histoire, la géographie sociale d’Élisée Reclus (L’homme et la terre, publié de 1905 à 1908) reposait sur l’analyse des interactions intervenant entre deux « milieux » : le « milieu statique » formé des « milieux naturels », sources de potentialités et de contraintes ; le « milieu dynamique », nécessairement changeant, constitué par l’entrelacs des rapports sociaux de tous ordres. Pour Reclus, au gré de son développement, l’humanité se libère des contraintes de la nature. Elle tend ainsi à renforcer sa maîtrise des milieux naturels et, conjointement, à consolider ses cohésions sociales. Si le progrès techniques constitue l’un des moteurs de cette évolution, la lutte des classes (influence du marxisme), les changements politiques, économiques et sociaux qu’elle suscite, contribuent aussi à cette dynamique. La vision sociale de Reclus ne disqualifiait nullement l’individu en tant qu’acteur central de ce mouvement historique. Pour lui, c’est par la somme des initiatives et des efforts personnels que la société avance et que son rapport à l’espace s’améliore, devient plus performant et plus juste. Précisons que c’est dans La Réforme sociale, journal créé en 1881 par Le Play, que l’expression de « géographie sociale », fut employée pour la première fois par Paul de Rousiers, commentant La Nouvelle Géographie universelle de Reclus, publiée entre 1875 et 1894. » (p.16-17)
« [Maximilien Sorre] invite le géographe à « se tourner vers la sociologie » (Rencontres de la géographie et de la sociologie, 1957) et trace les grandes lignes d’une fructueuse coopération interdisciplinaire. » (p.18)
« Tout pouvoir central (Etat) a besoin de relais géographiques aux échelons moyens et inférieurs de l’espace. […] C’est à ce prix que son empreinte institutionnelle a des chances de pénétrer dans l’épaisseur du tissu social. » (p.29)
« Pour P[ierre] George, « les hommes naissent inégaux en fait », mais « inégaux suivant le lieu et la société où ils naissent ». Le lieu revêt donc un sens fondamental pour qui veut comprendre les sociétés humaines. » (p.37)
« Initiée par le sociologue marxiste Henri Lefebvre (La production de l’espace, 1974), l’idée d’espace vécu a fait son chemin en géographie. » (p.40)
[Chapitre 3 : ESPACES, TEMPS, ACTEURS…
1. LES TEMPS DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE
2. LES ESPACES DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE
3. INDIVIDU, ACTEUR ET AUTRES FIGURES SOCIALES DU SUJET]
« Spatialités et temporalités sont insécables. » (p.63)
« Tout l’apport des cinquante dernières années, dans les sciences de la matière et du vivant, conforte non seulement l’existence d’un temps des choses, indépendant de notre perception, mais d’un temps fléché et irréversible. Ce temps de la matière et du vivant se conjugue avec un temps social, celui des sociétés et des hommes qui pose le problème de sa perception et de sa mesure.
Un effort considérable de l’humanité, accompli depuis des siècles, a consisté à se donner des étalons communément acceptés du temps. Au-delà de ces normes qui fonctionnent comme une grille d’interprétation du temps cosmique, les sociétés et les individus inventent des temporalités particulières. » (pp.63-64)
"Les dernières générations ont acquis la capacité de donner à des milliards d’humains une mémoire visuelle et auditive de ceux qui les ont précédés. À l’échelle de l’individu, la possibilité de conserver des images de soi, de ses proches, de ses lieux de vie, modifie la perception du temps. Parallèlement, et à leur échelle, les sociétés construisent des temporalités qui leur sont propres en recourant aux images, mais aussi aux vestiges matériels et immatériels du passé, en mobilisant de la sorte une mémoire collective. Ainsi s’impriment, incorporées et vivantes dans le présent des lieux, des marques (empreintes profondes et symboliques) et des traces (plus superficielles, parfois ésotériques) des sociétés d’antan et de leurs espaces. La notion de patrimoine résulte d’un repérage, d’une sélection et d’une distinction de ces marques et de ces traces d’un passé plus ou moins ancien, à des fins symboliques, culturelles et politiques, dans l’actualité géographique des sociétés contemporaines. Les mémoires individuelles interfèrent avec ces formes patrimoniales et mémorielles collectives pour construire notre rapport au temps, sous l’égide de la mémoire sociale." (p.65)
"Les différentes sphères de la société, les organisations et les instances qui la constituent, affichent des temporalités spécifiques, sans pour autant qu’elles soient indépendantes les unes des autres. Le temps politique du mandat des élus n’est pas, par exemple, celui des cycles de l’économie ou celui de l’histoire urbaine d’un pays. Or, ces temporalités interfèrent les unes avec les autres. Leur évolution n’est pas linéaire ; elle est au contraire rythmée par des phases d’accélération, des ruptures ou des ralentissements : les crises, les réformes, les révolutions, les périodes de forte innovation technologique, etc. Ces rythmes souvent décalés génèrent des interactions, des conflits, des contradictions." (p.66)
"L’espace produit social, c’est la construction, tant matérielle qu’idéelle (symbolique, idéologique), de dispositifs spatiaux résultant du jeu des systèmes d’action qui fonctionnent au sein de toute société. Cette interprétation que l’on qualifiera de leibnizienne ou de durkheimienne (en référence à G. W. Leibniz et au sociologue Émile Durkheim) est tout à fait capitale pour le propos de la géographie sociale.
Pour Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), à la différence de Descartes, l’espace n’est plus un attribut des choses, mais une propriété des relations qu’elles tissent entre elles. Ce sont les rapports entre les objets spatialisés qui produisent l’espace. [...]
Cette conception conduit à mettre l’accent sur les enjeux interpersonnels et les positions ou placements changeants qui caractérisent l’espace social, présidant à sa transformation permanente ; sa production en fait, au sens d’Henri Lefebvre. Elle le décrit en tant qu’articulation des systèmes (culturels, politiques, religieux, économiques, etc.) qui régissent l’existence des groupes humains. Elle en fait l’échiquier des positions sociales. Celles-ci s’incorporent dans ses formes, fournissent sa substance, s’insinuent dans le sens et dans les mots qui le signifient et le désignent."
"Du sujet au groupe se succèdent ainsi le « moi », le « soi », l’individu, la personne, l’agent, l’acteur porteur d’un intentionnalité, de logiques d’action, de capacités stratégiques, etc.
Si le « je » exprime pleinement l’être existant que vérifie le cogito cartésien, le « moi » traduit déjà sa propre représentation, ou plutôt son autoreprésentation, sa réflexivité patente. L’individu, annoncé par le « soi » en tant qu’auto-distanciation d’un « moi » se dotant d’une objectivité quasi extérieure à lui-même, forme d’abord une réalité biologique autonome, collectivement, statistiquement distinguée, identifiée. Cette genèse témoigne du processus d’individuation.
Pour Marcel Gauchet, les individus deviennent des personnes dans la mesure où ils acquièrent le sens de leur identité singulière dans le cadre d’identités collectives. Ainsi la personne endosse ses attributs sociaux qui l’identifient. Ceux-ci la confortent dans sa représentation de « soi ». Elle les intègre, les incorpore pour définir, pour asseoir sa propre personnalité. Ce sont les sociétés modernes qui ont transformé le statut des individus biologiques pour en faire des individus de droit, des personnes auxquelles fut reconnue une égale liberté.
Ce qu’il convient absolument de relever, c’est que, bien entendu, les notions de sujet, d’individu, de personne sont indissociables. Toute personne est, à la fois, un individu et un sujet. La notion de sujet offre une entrée commode pour la géographie phénoménologique et humaniste de la perception et des représentations. Celle d’individu correspond mieux aux analyses géographiques cartésiennes en termes de dénombrement, d’étude des répartitions, etc. Quant au concept de personne, son recours se justifie dans le cadre d’une géographie sociale et culturelle attentive à l’identification collective et singulière de chacune. Soit une géographie attachée à décrypter la façon dont les humains construisent leur habitus, leur propre position et leur désignation dans les contextes sociaux et spatiaux de leur existence. C’est néanmoins l’entrée méthodologique par l’acteur [...] qui se révèle la plus féconde pour analyser les contenus sociaux dynamiques configurant les espaces géographiques et témoignant de leur production sociale."
"Ni l’analyse objective des formes spatiales, ni celle de leurs processus génétiques n’épuise [le propos de la géographie sociale]. En matière d’explication, formes et procès restent indissociables des systèmes d’action et des acteurs qui les produisent. Cependant, qui sont ces acteurs producteurs de l’espace géographique ? Existe-t-il des « acteurs territorialisés », c’est-à-dire étroitement et affectivement attachés aux espaces où ils opèrent ? Comment les définir et les cerner ?
L’acteur n’est plus une personne en général, c’est une personne qui agit. C’est parfois une réalité plus large, un « actant » au sens générique du terme. Le mot « actant » désigne une instance, une entité identifiable : individu, mais aussi collectivité, institution, organisation, etc. ; un « opérateur » générique doté d’une capacité d’agir.
L’action d’un acteur strictement individuel n’aura pas la même portée que celle, généralement plus marquante, d’un actant. Pourtant, les acteurs collectifs ou institutionnels ressemblent beaucoup à des individus. Ils sont dotés comme eux de compétences intentionnelles et stratégiques."
"Tout système d’acteurs sélectionne et découpe l’espace autour des objectifs centraux de son action : un terroir porteur d’une appellation d’origine prestigieuse, un quartier dont on interdit l’accès aux autres, un paysage à sauvegarder, etc.
Ainsi spatialisé, tout système d’action, économique et/ou social, s’érige en champ de pouvoir que l’intervention collective s’efforce de réguler. Il ne peut trouver de légitimité sans sécréter de l’idéologie. Nous retrouvons là les composantes ou instances élémentaires de la formation sociospatiale [...] dont nous avons fait l’un des outils privilégiés de la géographie sociale."
"Tout acteur se caractérise en général par la diversité de ses rôles, de ses statuts, de ses logiques et de ses stratégies. Sur un thème identique, le même acteur s’exprimera en tant qu’habitant, qu’usager et que contribuable, que citoyen d’un même lieu ou territoire. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que ses prises de position comme ses actes soient parfois discordants. Pour mesurer la portée de l’engagement d’un acteur, il convient donc d’intégrer les temporalités et les contextes diversifiés de son action, les ancrages territoriaux qui le caractérisent."
"Par rapport à un territoire donné, on distinguera trois types d’acteurs en fonction de leur position géographique : l’acteur endogène, l’acteur allogène ou exogène, et l’acteur transitionnel. Le terme d’acteur endogène pourrait laisser entendre qu’un tel protagoniste de la vie locale, régionale ou nationale, étranger à toute mobilité et résolument sédentaire, demeure étroitement et uniquement attaché aux lieux de son action. Bien entendu, ce n’est pas forcément le cas. Son caractère endogène tient au constat que, pour l’action qui est en cause, il exerce une fonction d’acteur dans un contexte territorial auquel il s’identifie du fait de son origine, de ses racines, de sa résidence ; plus largement en raison de son sentiment d’habiter (voir plus haut cette notion) le lieu ou le territoire en question.
À la différence de l’acteur endogène, l’acteur allogène considère le territoire de son action d’un œil plus froid, plus utilitariste, plus spéculatif, sans que son affect n’interfère plus que de raison avec les motifs (tenant à l’intérêt public, voire strictement économiques ou professionnels, personnels) de son intervention. Ne s’identifiant pas corporellement et affectivement à son espace d’action, il le regarde avec plus de distance. En conséquence, il manifeste une plus forte tendance à le considérer et à le traiter comme un pur objet de gain, comme l’opportunité d’une affaire lucrative. C’est que les décisions qu’il prend, les actions qu’il entreprend n’ont pas d’impact direct sur son propre cadre de vie. Il agit sur l’espace de vie des autres, sans prendre le risque de perturber son environnement quotidien.
L’acteur transitionnel évoque, quant à lui, une situation intermédiaire. Celle de l’acteur allogène ou exogène qui tend à s’intégrer par son identification et/ou par sa résidence, par son habiter, dans l’un des territoires de son action. Il peut s’agir aussi d’un habitant des lieux qui a pris ses distances, s’installant et travaillant ailleurs, mais gère toujours des propriétés ou des enjeux localisés dans son territoire d’origine…
Un exemple illustre bien ces différentes positions géographiques d’acteurs. Dans les années 1970 et 1980, les paysans du Larzac (sud du Massif central) ont lutté contre l’agrandissement d’un camp militaire qui menaçait de les priver de leurs terres. Ils furent à cette occasion les acteurs endogènes d’un mouvement protestataire visant à la conservation de leur outil de travail : l’espace agropastoral du causse. L’État et les pouvoirs militaires, persuadés d’agir dans l’intérêt public, constituaient pour leur part le prototype de l’actant allogène ou exogène. Les militants de tous bords venus à la rescousse du Larzac affichaient une extériorité aussi grande que les représentants de l’État et de l’armée, engagés dans ce « bras de fer » avec les paysans locaux. La seule différence tenait au fait qu’ils adhéraient à la cause paysanne et défendaient des valeurs écologistes, libertaires, antimilitaristes, anticapitalistes, etc., à leurs yeux universelles. Certains (acteurs transitionnels) se sont même fixés sur place, reprenant des terres abandonnées, tant par conviction paysanne que pour faire bloc, contre l’armée, avec les agriculteurs et les éleveurs locaux.
Selon ces cas de figures, la nature de l’implication des acteurs et des actants, aussi bien que les objectifs qui les animent, changent radicalement. Une intervention non concertée et non acceptée d’acteurs exogènes porte le risque de nombreux effets pervers tenant au décalage entre l’échelle de la conception de l’action et celle de sa réception. Parmi ces effets pervers potentiels, citons la perte d’autonomie d’une société locale, l’instrumentalisation de ses lieux de vie par des forces recherchant soit l’intérêt public supérieur de manière trop « désincarnée », soit l’aubaine d’une rente, d’un profit, ou la ressource d’un pouvoir. Ces circonstances peuvent provoquer un phénomène d’aliénation territoriale et le recul de la démocratie locale, voire de la démocratie tout court. Il en est autrement de la prise en charge de l’action territorialisée « par le bas », par des groupes, par des institutions et des individus localisés, impliqués au quotidien dans les lieux en cause. Cette occurrence offre, a priori, des garanties supérieures de démocratie, d’autonomie et d’indépendance, de légitimité, de gestion plus précautionneuse et durable du patrimoine collectif.
Toutefois, il ne faut pas ignorer que le recours à une action exogène se justifie au moins dans deux circonstances. D’une part, quand il s’agit de redistribuer, de répartir des ressources dans l’optique d’une recherche d’égalité interterritoriale, de justice sociospatiale. D’autre part, lorsque l’intérêt public ou le besoin d’un arbitrage entre acteurs endogènes l’exige.
Quant aux acteurs transitionnels, ils esquissent peut-être le profil idéal de l’actant territorial. D’une part parce que leur appartenance partielle aux lieux accroît leur sensibilité et leur solidarité vis-à-vis des intérêts locaux. D’autre part parce que leur distanciation de fait, leur participation active à la vie d’autres échelles ou d’autres îles de l’archipel territorial global, leur évite parfois de s’enliser dans les représentations et les problèmes locaux. Ajoutons que l’expérience acquise ailleurs et la diversification des sources d’information et des savoirs qui en résulte confèrent en théorie une meilleure qualité aux actions entreprises localement."
"L’intérêt scientifique nouveau, suscité depuis deux ou trois décennies par l’identité ou, plutôt, par l’identification en tant que processus, tient sans doute à son profond renouvellement conceptuel. Ce dernier est imputable au passage d’une identité conçue de manière essentialiste et dans une continuité inébranlable, à une acception désormais plus mouvante et plus construite, plus évolutive de ce ressenti de soi, comme des groupes et des lieux de son appartenance. [...]
Il est vrai qu’un fait majeur pousse, de nos jours, à l’effacement apparent du rôle des structures pérennes dans la production de la vie sociale comme en matière d’identification. Il s’agit de la multiplication, pour chaque individu, des appartenances objectives (à des groupes, institutions, lieux, territoires, etc.) et, par conséquent, des identités qui les accompagnent.
Désormais, l’identification globale de soi, la reconnaissance et peut-être la production même de sa propre personnalité, s’accomplit par une sorte de hiérarchisation et d’imbrication subtile de ses propres appartenances. Cette complexité, source d’imprévision et d’incertitude identitaire, confère au sujet un sentiment de liberté, d’autonomie."
"Les spatialités de l’identité contribuent à la renforcer en lui conférant une assise qui associe assiette matérielle et construction idéelle."
"Le corps est espace. Il se définit toujours en situations et en positions spatialisées : debout, couché, assis, arrêté, marchant… De plus, le corps n’échappe jamais à un contexte spatial qui incite l’individu à telle ou telle posture : se dévêtir pour prendre le soleil sur une plage ; se détendre, assis, à la terrasse d’un café… Ces spatialités du corps traduisent des sensations de bien-être ou de mal-être. Elles témoignent de sa stimulation ou de son inhibition par des éléments extérieurs, eux-mêmes spatialisés.
Corporalités et spatialités se conjuguent toujours en référence à des règles sociales et à des lieux normés : on ne se dévêt pas partout ; on ne se détend pas en tout lieu… L’individu incorpore les contextes spatiaux de son existence (espaces de vie, des pratiques, du quotidien), qu’ils lui soient imposés ou qu’il les ait choisis. Ils deviennent des extensions de son propre corps et s’inscrivent dès lors dans son système identitaire. Or, ces espaces incorporés ne sont jamais neutres. Ils sont toujours socialement signifiés, symboliquement qualifiés par les rapports de genres, les positions et les enjeux sociaux, de pouvoir. À l’occasion de ces expériences spatiales du corps, le « je », le « soi » se matérialise et se socialise. Le corps délivre une expression spatiale des codes sociaux au travers des comportements corporels qu’ils induisent. Il le fait de manière tellement évidente que l’individu concerné tend à naturaliser ces codes, à les considérer comme allant de soi.
Les autres identifient en partie l’individu à ses postures corporelles, lesquelles traduisent son rapport spatial comme sa condition sociale. Henri Prat, faisait, en 1949 (L’Homme et le sol), ce portrait type du paysan d’alors : « endurci dès l’enfance, il supporte sans broncher le soleil, le vent, la pluie, la neige qui inscrivent leur marque sur son visage tanné. Bien qu’il soit capable d’efforts considérables et prolongés, son corps n’évoque pas l’idée d’un athlète. Dès quarante ans, il peut devenir courbé, noueux, sec comme un vieil arbre. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il gardera la même robustesse jusqu’à l’extrême vieillesse […] Un autre caractère qui le vieillit avant l’âge, c’est la lenteur de ses mouvements. Le paysan ne court jamais, ne précipite jamais son geste. C’est que le sol est une matière lourde, compacte qui ne se laisse pas manipuler à gestes vifs. Un de ses traits physiques les plus remarquables, ce sont ses mains : larges, épaisses, recourbées comme des pattes de taupe, avec la pomme cornée et les ongles puissants, des extrémités d’animal fouisseur. » N’est-ce pas là un bel exemple, quoiqu’exagéré, d’identification d’une condition sociospatiale (celle du paysan) à partir d’un ensemble d’expressions corporelles ?"
"L’espace géographique, les spatialités qu’il induit, s’inscrivent, plus qu’on ne l’imagine a priori, dans le contenu sémantique (marqueurs) des représentations identitaires. Le paysage, conçu comme une forme, à la fois subjective, phénoménale et sociale de la sensibilité humaine et de son rapport environnemental, joue un rôle de lien, de relais symbolique entre l’espace géographique et les identités sociales. Pour Anne-Marie Thiesse (La création des identités nationales, 1999), si nous associons sans hésitation, aujourd’hui, un paysage et un pays dans une visée identitaire, c’est parce qu’un intense travail de codification de la nature, en termes nationaux, a été accompli au XIXe siècle. Cette qualification d’un paysage national s’est le plus souvent opérée sur le mode de la différenciation à visées politiques. Ainsi, se démarquant de l’Autriche et de ses vallées de montagne, la Hongrie a trouvé son identité picturale dans la Puszta, la grande plaine du Danube et de la Tisza, représentée par les peintres et par les poètes comme une vaste mer continentale balayée par le vent… Soit un symbole de liberté."
"Les espaces que les femmes rejettent sont ceux où, derrière l’alibi évoqué du sale, du laid et du sombre, pointent en fait des lieux et des territoires à forte connotation sexuelle. Qu’il s’agisse de l’affichage vulgaire du sexe, autour de la Gare. Qu’il soit question de sa présence plus sournoise, mais redoutée comme une sourde menace, dans les zones isolées, d’accès malaisé et confus où l’inconnu, le marginal, l’étranger peut toujours se tapir (Mériadeck par exemple, à Bordeaux). Ou bien que leurs craintes s’éveillent dans certains endroits où le sexe est simplement suggéré, de façon plus discrète, à travers le prisme du corps et du « regard qui déshabille » de ces hommes jeunes, provocateurs et réputés dangereux des cités du nord de la ville ou du vieux quartier Saint-Michel. La sexuation masculine de l’espace, le fait qu’elle risque d’échapper au contrôle social devient facteur d’angoisse pour les femmes.
Cette situation des femmes reflète leur contrôle, dans la ville, par un ordre politique, économique et géographique implicite qui, d’une certaine façon, les contraint, mais aussi qu’elles cautionnent et consolident. Ordre qui les canalise dans les espaces et les réseaux, sur les circuits urbains les plus efficaces et les plus sûrs, ramenés bien entendu à leur rang social. Notons que ces espaces urbains territorialisés qu’elles recherchent et qu’elles fréquentent sont aussi ceux où elles peuvent exposer sans risque, paisiblement, leur corps érotisé par ses parures et par ses postures. Ce sont les lieux où les plus jeunes d’entre elles exercent librement et sans être harcelées leur pouvoir de séduction, où elles jouissent d’un sentiment de bien-être."
-Guy Di Méo, Introduction à la géographie sociale, Armand Colin, coll. Cursus.Géographie, 2014, 189 pages.
Rappelons que les rapports sociaux naissent et se développent dans le cadre de la production, du travail, de la parenté, de l’amitié, des loisirs et de toute forme d’échange ou de rencontre caractérisant et accompagnant la vie sociale. Ce sont des rapports consensuels, neutres ou conflictuels, spontanés ou codifiés. Ils concernent l’ensemble des relations que tout individu entretient, de manière formelle (sociabilité déclinant rôles et statuts normalisés : père, fils, étudiante, professeur…) ou informelle (sociabilité plus aléatoire des croisements et des rencontres fortuites : le voisin, la boulangère, la passante…), au cours de son existence. Ils forment la charpente et le contenu de la vie sociale.
Quant aux rapports spatiaux, ils correspondent aux liens que les individus et les groupes tissent avec les espaces géographiques, les paysages, les lieux et les territoires où ils vivent, qu’ils parcourent ou qu’ils se représentent. Certains relèvent de l’affect et de la culture, convoquent l’imaginaire, parfois l’idéologie : se sentir d’ici ou de là, de ce lieu particulier, Breton, Français, Européen ; mais aussi considérer Lourdes ou La Mecque comme des lieux saints et sacrés… D’autres rapports spatiaux sont fonctionnels et économiques (être client de tel centre de services, travailler dans cette usine), politiques et juridiques (être électeur ou élu de cette commune, propriétaire de cette ou de cette maison). […]
La géographie sociale aborde aussi les relations de l’être humain aux lieux. Ceux-ci façonnent celui-ci, au même titre que le tissu des rapports sociaux et spatiaux. En retour, chaque regard humain contribue à sécréter la substance des lieux, soit leur contenu et leur forme. » (p.7-
« Cette géographie s’attache à ne jamais isoler de ses racines sociales la manifestation spatiale d’un phénomène culturel. Derrière la variété des cultures, mettre l’accent sur les structures sociospatiales qui les engendrent et qui les portent leur masque permet de relever, partout, la présence de valeurs humaines universelles (universaux). A ce titre, la géographie sociale est bien un humanisme. » (p.10)
« L’explication sociale reste longtemps le parent pauvre d’une science géographique empreinte de naturalisme. » (p.11)
« Bien qu’historien, Lucien Febvre, auteur en 1922 d’un ouvrage intitulé La Terre et l’évolution humaine, fut sans doute le premier théoricien francophone de la géographie. » (p.11)
« Pierre George (L’environnement, 1971) le définissait comme un « système de relations entre des dynamiques sociales, économiques, spatiales et un champ de forces physico-chimique et biologique ».
Disons, en résumé, que si le milieu met plus l’accent sur les forces biophysiques qui s’exercent sur les humains, l’environnement place plutôt ceux-ci au centre (acteurs) de la relation homme-nature. » (p.13)
« Dès le XVIe siècle […] l’économiste Jean Bodin avait remis en question la posture déterministe qui faisait de son temps autorité. En bon chrétien, il concevait mal un monde uniquement soumis aux caprices de ses milieux physiques et distinguait deux ordres supérieurs à la nature : la volonté divine et le libre arbitre des humains. Ce fut aussi l’un des premiers à relever un paradoxe qui met à mal le déterminisme physique : les mêmes peuples passent successivement par des périodes de grandeurs et de décadence, alors qu’ils n’évoluent dans des espaces physiques inchangés, ou simplement modifiées à la marge. Comment expliquer ce phénomène sans recourir à la responsabilité des hommes et de leurs mécaniques sociales, à celle de leurs choix économiques, politiques et idéologiques ? » (p.15)
« L’on doit sans doute à Élisée Reclus d’avoir reconnu le premier, à la fin du XIXe siècle, dans un cadre théorique clairement formulé, la capacité progressive des sociétés à contrôler l’espace physique et à se dégager de son emprise. D’esprit très indépendant, éloigné de l’institution universitaire française, il avait su se nourrir des grands courants de la pensée progressiste de son siècle : positivisme, darwinisme, marxisme, anarchisme. Il s’inspirait aussi des travaux du sociologue Frédéric Le Play. […]
Imprégnée d’histoire, la géographie sociale d’Élisée Reclus (L’homme et la terre, publié de 1905 à 1908) reposait sur l’analyse des interactions intervenant entre deux « milieux » : le « milieu statique » formé des « milieux naturels », sources de potentialités et de contraintes ; le « milieu dynamique », nécessairement changeant, constitué par l’entrelacs des rapports sociaux de tous ordres. Pour Reclus, au gré de son développement, l’humanité se libère des contraintes de la nature. Elle tend ainsi à renforcer sa maîtrise des milieux naturels et, conjointement, à consolider ses cohésions sociales. Si le progrès techniques constitue l’un des moteurs de cette évolution, la lutte des classes (influence du marxisme), les changements politiques, économiques et sociaux qu’elle suscite, contribuent aussi à cette dynamique. La vision sociale de Reclus ne disqualifiait nullement l’individu en tant qu’acteur central de ce mouvement historique. Pour lui, c’est par la somme des initiatives et des efforts personnels que la société avance et que son rapport à l’espace s’améliore, devient plus performant et plus juste. Précisons que c’est dans La Réforme sociale, journal créé en 1881 par Le Play, que l’expression de « géographie sociale », fut employée pour la première fois par Paul de Rousiers, commentant La Nouvelle Géographie universelle de Reclus, publiée entre 1875 et 1894. » (p.16-17)
« [Maximilien Sorre] invite le géographe à « se tourner vers la sociologie » (Rencontres de la géographie et de la sociologie, 1957) et trace les grandes lignes d’une fructueuse coopération interdisciplinaire. » (p.18)
« Tout pouvoir central (Etat) a besoin de relais géographiques aux échelons moyens et inférieurs de l’espace. […] C’est à ce prix que son empreinte institutionnelle a des chances de pénétrer dans l’épaisseur du tissu social. » (p.29)
« Pour P[ierre] George, « les hommes naissent inégaux en fait », mais « inégaux suivant le lieu et la société où ils naissent ». Le lieu revêt donc un sens fondamental pour qui veut comprendre les sociétés humaines. » (p.37)
« Initiée par le sociologue marxiste Henri Lefebvre (La production de l’espace, 1974), l’idée d’espace vécu a fait son chemin en géographie. » (p.40)
[Chapitre 3 : ESPACES, TEMPS, ACTEURS…
1. LES TEMPS DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE
2. LES ESPACES DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE
3. INDIVIDU, ACTEUR ET AUTRES FIGURES SOCIALES DU SUJET]
« Spatialités et temporalités sont insécables. » (p.63)
« Tout l’apport des cinquante dernières années, dans les sciences de la matière et du vivant, conforte non seulement l’existence d’un temps des choses, indépendant de notre perception, mais d’un temps fléché et irréversible. Ce temps de la matière et du vivant se conjugue avec un temps social, celui des sociétés et des hommes qui pose le problème de sa perception et de sa mesure.
Un effort considérable de l’humanité, accompli depuis des siècles, a consisté à se donner des étalons communément acceptés du temps. Au-delà de ces normes qui fonctionnent comme une grille d’interprétation du temps cosmique, les sociétés et les individus inventent des temporalités particulières. » (pp.63-64)
"Les dernières générations ont acquis la capacité de donner à des milliards d’humains une mémoire visuelle et auditive de ceux qui les ont précédés. À l’échelle de l’individu, la possibilité de conserver des images de soi, de ses proches, de ses lieux de vie, modifie la perception du temps. Parallèlement, et à leur échelle, les sociétés construisent des temporalités qui leur sont propres en recourant aux images, mais aussi aux vestiges matériels et immatériels du passé, en mobilisant de la sorte une mémoire collective. Ainsi s’impriment, incorporées et vivantes dans le présent des lieux, des marques (empreintes profondes et symboliques) et des traces (plus superficielles, parfois ésotériques) des sociétés d’antan et de leurs espaces. La notion de patrimoine résulte d’un repérage, d’une sélection et d’une distinction de ces marques et de ces traces d’un passé plus ou moins ancien, à des fins symboliques, culturelles et politiques, dans l’actualité géographique des sociétés contemporaines. Les mémoires individuelles interfèrent avec ces formes patrimoniales et mémorielles collectives pour construire notre rapport au temps, sous l’égide de la mémoire sociale." (p.65)
"Les différentes sphères de la société, les organisations et les instances qui la constituent, affichent des temporalités spécifiques, sans pour autant qu’elles soient indépendantes les unes des autres. Le temps politique du mandat des élus n’est pas, par exemple, celui des cycles de l’économie ou celui de l’histoire urbaine d’un pays. Or, ces temporalités interfèrent les unes avec les autres. Leur évolution n’est pas linéaire ; elle est au contraire rythmée par des phases d’accélération, des ruptures ou des ralentissements : les crises, les réformes, les révolutions, les périodes de forte innovation technologique, etc. Ces rythmes souvent décalés génèrent des interactions, des conflits, des contradictions." (p.66)
"L’espace produit social, c’est la construction, tant matérielle qu’idéelle (symbolique, idéologique), de dispositifs spatiaux résultant du jeu des systèmes d’action qui fonctionnent au sein de toute société. Cette interprétation que l’on qualifiera de leibnizienne ou de durkheimienne (en référence à G. W. Leibniz et au sociologue Émile Durkheim) est tout à fait capitale pour le propos de la géographie sociale.
Pour Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), à la différence de Descartes, l’espace n’est plus un attribut des choses, mais une propriété des relations qu’elles tissent entre elles. Ce sont les rapports entre les objets spatialisés qui produisent l’espace. [...]
Cette conception conduit à mettre l’accent sur les enjeux interpersonnels et les positions ou placements changeants qui caractérisent l’espace social, présidant à sa transformation permanente ; sa production en fait, au sens d’Henri Lefebvre. Elle le décrit en tant qu’articulation des systèmes (culturels, politiques, religieux, économiques, etc.) qui régissent l’existence des groupes humains. Elle en fait l’échiquier des positions sociales. Celles-ci s’incorporent dans ses formes, fournissent sa substance, s’insinuent dans le sens et dans les mots qui le signifient et le désignent."
"Du sujet au groupe se succèdent ainsi le « moi », le « soi », l’individu, la personne, l’agent, l’acteur porteur d’un intentionnalité, de logiques d’action, de capacités stratégiques, etc.
Si le « je » exprime pleinement l’être existant que vérifie le cogito cartésien, le « moi » traduit déjà sa propre représentation, ou plutôt son autoreprésentation, sa réflexivité patente. L’individu, annoncé par le « soi » en tant qu’auto-distanciation d’un « moi » se dotant d’une objectivité quasi extérieure à lui-même, forme d’abord une réalité biologique autonome, collectivement, statistiquement distinguée, identifiée. Cette genèse témoigne du processus d’individuation.
Pour Marcel Gauchet, les individus deviennent des personnes dans la mesure où ils acquièrent le sens de leur identité singulière dans le cadre d’identités collectives. Ainsi la personne endosse ses attributs sociaux qui l’identifient. Ceux-ci la confortent dans sa représentation de « soi ». Elle les intègre, les incorpore pour définir, pour asseoir sa propre personnalité. Ce sont les sociétés modernes qui ont transformé le statut des individus biologiques pour en faire des individus de droit, des personnes auxquelles fut reconnue une égale liberté.
Ce qu’il convient absolument de relever, c’est que, bien entendu, les notions de sujet, d’individu, de personne sont indissociables. Toute personne est, à la fois, un individu et un sujet. La notion de sujet offre une entrée commode pour la géographie phénoménologique et humaniste de la perception et des représentations. Celle d’individu correspond mieux aux analyses géographiques cartésiennes en termes de dénombrement, d’étude des répartitions, etc. Quant au concept de personne, son recours se justifie dans le cadre d’une géographie sociale et culturelle attentive à l’identification collective et singulière de chacune. Soit une géographie attachée à décrypter la façon dont les humains construisent leur habitus, leur propre position et leur désignation dans les contextes sociaux et spatiaux de leur existence. C’est néanmoins l’entrée méthodologique par l’acteur [...] qui se révèle la plus féconde pour analyser les contenus sociaux dynamiques configurant les espaces géographiques et témoignant de leur production sociale."
"Ni l’analyse objective des formes spatiales, ni celle de leurs processus génétiques n’épuise [le propos de la géographie sociale]. En matière d’explication, formes et procès restent indissociables des systèmes d’action et des acteurs qui les produisent. Cependant, qui sont ces acteurs producteurs de l’espace géographique ? Existe-t-il des « acteurs territorialisés », c’est-à-dire étroitement et affectivement attachés aux espaces où ils opèrent ? Comment les définir et les cerner ?
L’acteur n’est plus une personne en général, c’est une personne qui agit. C’est parfois une réalité plus large, un « actant » au sens générique du terme. Le mot « actant » désigne une instance, une entité identifiable : individu, mais aussi collectivité, institution, organisation, etc. ; un « opérateur » générique doté d’une capacité d’agir.
L’action d’un acteur strictement individuel n’aura pas la même portée que celle, généralement plus marquante, d’un actant. Pourtant, les acteurs collectifs ou institutionnels ressemblent beaucoup à des individus. Ils sont dotés comme eux de compétences intentionnelles et stratégiques."
"Tout système d’acteurs sélectionne et découpe l’espace autour des objectifs centraux de son action : un terroir porteur d’une appellation d’origine prestigieuse, un quartier dont on interdit l’accès aux autres, un paysage à sauvegarder, etc.
Ainsi spatialisé, tout système d’action, économique et/ou social, s’érige en champ de pouvoir que l’intervention collective s’efforce de réguler. Il ne peut trouver de légitimité sans sécréter de l’idéologie. Nous retrouvons là les composantes ou instances élémentaires de la formation sociospatiale [...] dont nous avons fait l’un des outils privilégiés de la géographie sociale."
"Tout acteur se caractérise en général par la diversité de ses rôles, de ses statuts, de ses logiques et de ses stratégies. Sur un thème identique, le même acteur s’exprimera en tant qu’habitant, qu’usager et que contribuable, que citoyen d’un même lieu ou territoire. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que ses prises de position comme ses actes soient parfois discordants. Pour mesurer la portée de l’engagement d’un acteur, il convient donc d’intégrer les temporalités et les contextes diversifiés de son action, les ancrages territoriaux qui le caractérisent."
"Par rapport à un territoire donné, on distinguera trois types d’acteurs en fonction de leur position géographique : l’acteur endogène, l’acteur allogène ou exogène, et l’acteur transitionnel. Le terme d’acteur endogène pourrait laisser entendre qu’un tel protagoniste de la vie locale, régionale ou nationale, étranger à toute mobilité et résolument sédentaire, demeure étroitement et uniquement attaché aux lieux de son action. Bien entendu, ce n’est pas forcément le cas. Son caractère endogène tient au constat que, pour l’action qui est en cause, il exerce une fonction d’acteur dans un contexte territorial auquel il s’identifie du fait de son origine, de ses racines, de sa résidence ; plus largement en raison de son sentiment d’habiter (voir plus haut cette notion) le lieu ou le territoire en question.
À la différence de l’acteur endogène, l’acteur allogène considère le territoire de son action d’un œil plus froid, plus utilitariste, plus spéculatif, sans que son affect n’interfère plus que de raison avec les motifs (tenant à l’intérêt public, voire strictement économiques ou professionnels, personnels) de son intervention. Ne s’identifiant pas corporellement et affectivement à son espace d’action, il le regarde avec plus de distance. En conséquence, il manifeste une plus forte tendance à le considérer et à le traiter comme un pur objet de gain, comme l’opportunité d’une affaire lucrative. C’est que les décisions qu’il prend, les actions qu’il entreprend n’ont pas d’impact direct sur son propre cadre de vie. Il agit sur l’espace de vie des autres, sans prendre le risque de perturber son environnement quotidien.
L’acteur transitionnel évoque, quant à lui, une situation intermédiaire. Celle de l’acteur allogène ou exogène qui tend à s’intégrer par son identification et/ou par sa résidence, par son habiter, dans l’un des territoires de son action. Il peut s’agir aussi d’un habitant des lieux qui a pris ses distances, s’installant et travaillant ailleurs, mais gère toujours des propriétés ou des enjeux localisés dans son territoire d’origine…
Un exemple illustre bien ces différentes positions géographiques d’acteurs. Dans les années 1970 et 1980, les paysans du Larzac (sud du Massif central) ont lutté contre l’agrandissement d’un camp militaire qui menaçait de les priver de leurs terres. Ils furent à cette occasion les acteurs endogènes d’un mouvement protestataire visant à la conservation de leur outil de travail : l’espace agropastoral du causse. L’État et les pouvoirs militaires, persuadés d’agir dans l’intérêt public, constituaient pour leur part le prototype de l’actant allogène ou exogène. Les militants de tous bords venus à la rescousse du Larzac affichaient une extériorité aussi grande que les représentants de l’État et de l’armée, engagés dans ce « bras de fer » avec les paysans locaux. La seule différence tenait au fait qu’ils adhéraient à la cause paysanne et défendaient des valeurs écologistes, libertaires, antimilitaristes, anticapitalistes, etc., à leurs yeux universelles. Certains (acteurs transitionnels) se sont même fixés sur place, reprenant des terres abandonnées, tant par conviction paysanne que pour faire bloc, contre l’armée, avec les agriculteurs et les éleveurs locaux.
Selon ces cas de figures, la nature de l’implication des acteurs et des actants, aussi bien que les objectifs qui les animent, changent radicalement. Une intervention non concertée et non acceptée d’acteurs exogènes porte le risque de nombreux effets pervers tenant au décalage entre l’échelle de la conception de l’action et celle de sa réception. Parmi ces effets pervers potentiels, citons la perte d’autonomie d’une société locale, l’instrumentalisation de ses lieux de vie par des forces recherchant soit l’intérêt public supérieur de manière trop « désincarnée », soit l’aubaine d’une rente, d’un profit, ou la ressource d’un pouvoir. Ces circonstances peuvent provoquer un phénomène d’aliénation territoriale et le recul de la démocratie locale, voire de la démocratie tout court. Il en est autrement de la prise en charge de l’action territorialisée « par le bas », par des groupes, par des institutions et des individus localisés, impliqués au quotidien dans les lieux en cause. Cette occurrence offre, a priori, des garanties supérieures de démocratie, d’autonomie et d’indépendance, de légitimité, de gestion plus précautionneuse et durable du patrimoine collectif.
Toutefois, il ne faut pas ignorer que le recours à une action exogène se justifie au moins dans deux circonstances. D’une part, quand il s’agit de redistribuer, de répartir des ressources dans l’optique d’une recherche d’égalité interterritoriale, de justice sociospatiale. D’autre part, lorsque l’intérêt public ou le besoin d’un arbitrage entre acteurs endogènes l’exige.
Quant aux acteurs transitionnels, ils esquissent peut-être le profil idéal de l’actant territorial. D’une part parce que leur appartenance partielle aux lieux accroît leur sensibilité et leur solidarité vis-à-vis des intérêts locaux. D’autre part parce que leur distanciation de fait, leur participation active à la vie d’autres échelles ou d’autres îles de l’archipel territorial global, leur évite parfois de s’enliser dans les représentations et les problèmes locaux. Ajoutons que l’expérience acquise ailleurs et la diversification des sources d’information et des savoirs qui en résulte confèrent en théorie une meilleure qualité aux actions entreprises localement."
"L’intérêt scientifique nouveau, suscité depuis deux ou trois décennies par l’identité ou, plutôt, par l’identification en tant que processus, tient sans doute à son profond renouvellement conceptuel. Ce dernier est imputable au passage d’une identité conçue de manière essentialiste et dans une continuité inébranlable, à une acception désormais plus mouvante et plus construite, plus évolutive de ce ressenti de soi, comme des groupes et des lieux de son appartenance. [...]
Il est vrai qu’un fait majeur pousse, de nos jours, à l’effacement apparent du rôle des structures pérennes dans la production de la vie sociale comme en matière d’identification. Il s’agit de la multiplication, pour chaque individu, des appartenances objectives (à des groupes, institutions, lieux, territoires, etc.) et, par conséquent, des identités qui les accompagnent.
Désormais, l’identification globale de soi, la reconnaissance et peut-être la production même de sa propre personnalité, s’accomplit par une sorte de hiérarchisation et d’imbrication subtile de ses propres appartenances. Cette complexité, source d’imprévision et d’incertitude identitaire, confère au sujet un sentiment de liberté, d’autonomie."
"Les spatialités de l’identité contribuent à la renforcer en lui conférant une assise qui associe assiette matérielle et construction idéelle."
"Le corps est espace. Il se définit toujours en situations et en positions spatialisées : debout, couché, assis, arrêté, marchant… De plus, le corps n’échappe jamais à un contexte spatial qui incite l’individu à telle ou telle posture : se dévêtir pour prendre le soleil sur une plage ; se détendre, assis, à la terrasse d’un café… Ces spatialités du corps traduisent des sensations de bien-être ou de mal-être. Elles témoignent de sa stimulation ou de son inhibition par des éléments extérieurs, eux-mêmes spatialisés.
Corporalités et spatialités se conjuguent toujours en référence à des règles sociales et à des lieux normés : on ne se dévêt pas partout ; on ne se détend pas en tout lieu… L’individu incorpore les contextes spatiaux de son existence (espaces de vie, des pratiques, du quotidien), qu’ils lui soient imposés ou qu’il les ait choisis. Ils deviennent des extensions de son propre corps et s’inscrivent dès lors dans son système identitaire. Or, ces espaces incorporés ne sont jamais neutres. Ils sont toujours socialement signifiés, symboliquement qualifiés par les rapports de genres, les positions et les enjeux sociaux, de pouvoir. À l’occasion de ces expériences spatiales du corps, le « je », le « soi » se matérialise et se socialise. Le corps délivre une expression spatiale des codes sociaux au travers des comportements corporels qu’ils induisent. Il le fait de manière tellement évidente que l’individu concerné tend à naturaliser ces codes, à les considérer comme allant de soi.
Les autres identifient en partie l’individu à ses postures corporelles, lesquelles traduisent son rapport spatial comme sa condition sociale. Henri Prat, faisait, en 1949 (L’Homme et le sol), ce portrait type du paysan d’alors : « endurci dès l’enfance, il supporte sans broncher le soleil, le vent, la pluie, la neige qui inscrivent leur marque sur son visage tanné. Bien qu’il soit capable d’efforts considérables et prolongés, son corps n’évoque pas l’idée d’un athlète. Dès quarante ans, il peut devenir courbé, noueux, sec comme un vieil arbre. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il gardera la même robustesse jusqu’à l’extrême vieillesse […] Un autre caractère qui le vieillit avant l’âge, c’est la lenteur de ses mouvements. Le paysan ne court jamais, ne précipite jamais son geste. C’est que le sol est une matière lourde, compacte qui ne se laisse pas manipuler à gestes vifs. Un de ses traits physiques les plus remarquables, ce sont ses mains : larges, épaisses, recourbées comme des pattes de taupe, avec la pomme cornée et les ongles puissants, des extrémités d’animal fouisseur. » N’est-ce pas là un bel exemple, quoiqu’exagéré, d’identification d’une condition sociospatiale (celle du paysan) à partir d’un ensemble d’expressions corporelles ?"
"L’espace géographique, les spatialités qu’il induit, s’inscrivent, plus qu’on ne l’imagine a priori, dans le contenu sémantique (marqueurs) des représentations identitaires. Le paysage, conçu comme une forme, à la fois subjective, phénoménale et sociale de la sensibilité humaine et de son rapport environnemental, joue un rôle de lien, de relais symbolique entre l’espace géographique et les identités sociales. Pour Anne-Marie Thiesse (La création des identités nationales, 1999), si nous associons sans hésitation, aujourd’hui, un paysage et un pays dans une visée identitaire, c’est parce qu’un intense travail de codification de la nature, en termes nationaux, a été accompli au XIXe siècle. Cette qualification d’un paysage national s’est le plus souvent opérée sur le mode de la différenciation à visées politiques. Ainsi, se démarquant de l’Autriche et de ses vallées de montagne, la Hongrie a trouvé son identité picturale dans la Puszta, la grande plaine du Danube et de la Tisza, représentée par les peintres et par les poètes comme une vaste mer continentale balayée par le vent… Soit un symbole de liberté."
"Les espaces que les femmes rejettent sont ceux où, derrière l’alibi évoqué du sale, du laid et du sombre, pointent en fait des lieux et des territoires à forte connotation sexuelle. Qu’il s’agisse de l’affichage vulgaire du sexe, autour de la Gare. Qu’il soit question de sa présence plus sournoise, mais redoutée comme une sourde menace, dans les zones isolées, d’accès malaisé et confus où l’inconnu, le marginal, l’étranger peut toujours se tapir (Mériadeck par exemple, à Bordeaux). Ou bien que leurs craintes s’éveillent dans certains endroits où le sexe est simplement suggéré, de façon plus discrète, à travers le prisme du corps et du « regard qui déshabille » de ces hommes jeunes, provocateurs et réputés dangereux des cités du nord de la ville ou du vieux quartier Saint-Michel. La sexuation masculine de l’espace, le fait qu’elle risque d’échapper au contrôle social devient facteur d’angoisse pour les femmes.
Cette situation des femmes reflète leur contrôle, dans la ville, par un ordre politique, économique et géographique implicite qui, d’une certaine façon, les contraint, mais aussi qu’elles cautionnent et consolident. Ordre qui les canalise dans les espaces et les réseaux, sur les circuits urbains les plus efficaces et les plus sûrs, ramenés bien entendu à leur rang social. Notons que ces espaces urbains territorialisés qu’elles recherchent et qu’elles fréquentent sont aussi ceux où elles peuvent exposer sans risque, paisiblement, leur corps érotisé par ses parures et par ses postures. Ce sont les lieux où les plus jeunes d’entre elles exercent librement et sans être harcelées leur pouvoir de séduction, où elles jouissent d’un sentiment de bien-être."
-Guy Di Méo, Introduction à la géographie sociale, Armand Colin, coll. Cursus.Géographie, 2014, 189 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 5 Aoû - 19:56, édité 1 fois