https://journals.openedition.org/methodos/3191
"Si l’on suit le raisonnement simondonien, on ne peut redonner de consistance à l’opération par laquelle un individu advient sans supposer l’existence d’une réalité « préindividuelle », qui seule donne à concevoir l’individuation comme avènement véritable d’un être dont les caractéristiques n’étaient pas contenues à l’avance au sein d’un principe. L’idée de « préindividuel » apparaît donc d’abord comme une hypothèse critique, dont la fonction consiste à renvoyer à un aspect de la réalité qu’on ne peut concevoir sinon de façon négative, comme une dimension du réel non-individuée, qui échappe en tant que telle aussi bien à la perception4 qu’à l’unité et à l’identité des concepts – « adéquats à la réalité individuée seulement, et non à la réalité préindividuelle ». Cependant, Simondon lui confère également d’emblée un contenu positif, en décrivant dès les premières pages de l’Introduction de sa thèse principale le préindividuel comme un « système recélant des potentiels », en état de tension et d’incompatibilité par rapport à lui-même, susceptible non seulement de donner lieu à une individuation, mais encore de survivre à cette opération à titre de potentiel restant, et permettant par là à la réalité individuée de poursuivre son individuation. Par ailleurs, c’est en revendiquant une filiation avec la pensée présocratique de la genèse, et en prenant appui sur les notions d’apeiron et de phusis, que Simondon s’efforce d’expliciter la signification de son hypothèse, allant jusqu’à substituer à plusieurs reprises l’une de ces notions au terme de préindividuel6. Plutôt qu’un « retournement » de la pensée de l’individuation, il pourrait donc sembler que Simondon opère au travers de l’idée de préindividuel un retour à une saisie intuitive et dogmatique de l’être conçu comme nature originaire, élément premier dont tout procède."
"C’est au moyen d’analogies établies entre le préindividuel et les conditions d’état caractéristiques de certains systèmes, tels qu’ils sont étudiés dans des domaines de savoir particuliers comme la thermodynamique des états loin de l’équilibre ou la théorie de l’information, que Simondon s’efforce de préciser le contenu de son hypothèse. Or de deux choses l’une : soit l’on accorde aux paradigmes et aux schèmes de pensée empruntés par Simondon aux sciences positives un caractère simplement didactique et métaphorique ; auquel cas rien ne distingue l’hypothèse du préindividuel d’un postulat métaphysique dogmatique et constructiviste. Soit l’on prend au sérieux l’ancrage de cette idée dans des notions tirées de savoirs positifs et dans des paradigmes concrets ; mais se pose alors la question de savoir dans quelle mesure l’extension de schèmes de pensée tirés de théories particulières à l’ensemble de la réalité n’induit pas une forme de réductionnisme – reproche ayant d’ailleurs été adressé à Simondon par plusieurs commentateurs [dont Isabelle Stengers]."
"Ce que Simondon reproche à la tradition métaphysique, de façon plus fondamentale encore que le recours à la notion de « principe », c’est d’être partie d’une vision préconçue et en fin de compte normative de ce que doit être un individu : à savoir un être un, indivisible, et identique à lui-même ; une substance persistant au travers de ses accidents. C’est dans l’exacte mesure où la recherche d’un principium individuationis présuppose, en amont, une représentation toute faite de ce en quoi consiste l’individualité de l’individu, qu’elle conduit dans un second temps à concevoir la genèse en fonction du résultat, et à attribuer à un principe les caractères de l’individualité en question. Le plus grave étant, dans la perspective simondonienne, qu’une telle posture théorique revient à dénier à la pensée philosophique tout pouvoir de découverte effectif, puisqu’elle s’interdit par avance d’envisager aucun aspect de l’être individué qui ne serait pas déjà inclus dans le questionnement de départ. En cela l’hypothèse du préindividuel joue d’abord le rôle d’opérateur logique visant à « renverser » littéralement le sens du questionnement métaphysique sur l’individuation. Par ailleurs, c’est le présupposé selon lequel il y a réversibilité entre le fait d’être et le fait d’être un qui conduit à faire de l’individuation une « donnée » plus qu’un problème, et à ôter au processus d’individuation tout pouvoir de génération effectif. En effet, dès lors qu’on accorde par principe une dignité ontologique supérieure à la substance individuelle, cette dernière fait peser en retour une contrainte logique sur toute la pensée du devenir, dont le sens est déterminé d’avance – puisqu’il est soit devenir d’une substance individuelle, soit devenir d’un substrat, « en puissance indéterminé », mais ne pouvant que tendre vers l’unité et la déterminité."
-Sarah Margairaz, « Entre apeiron présocratique et métastabilité thermodynamique : l’idée de préindividuel chez Gilbert Simondon », Methodos [En ligne], 13 | 2013, mis en ligne le 26 mars 2013, consulté le 15 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/methodos/3191 ; DOI : https://doi.org/10.4000/methodos.3191
"Si l’on suit le raisonnement simondonien, on ne peut redonner de consistance à l’opération par laquelle un individu advient sans supposer l’existence d’une réalité « préindividuelle », qui seule donne à concevoir l’individuation comme avènement véritable d’un être dont les caractéristiques n’étaient pas contenues à l’avance au sein d’un principe. L’idée de « préindividuel » apparaît donc d’abord comme une hypothèse critique, dont la fonction consiste à renvoyer à un aspect de la réalité qu’on ne peut concevoir sinon de façon négative, comme une dimension du réel non-individuée, qui échappe en tant que telle aussi bien à la perception4 qu’à l’unité et à l’identité des concepts – « adéquats à la réalité individuée seulement, et non à la réalité préindividuelle ». Cependant, Simondon lui confère également d’emblée un contenu positif, en décrivant dès les premières pages de l’Introduction de sa thèse principale le préindividuel comme un « système recélant des potentiels », en état de tension et d’incompatibilité par rapport à lui-même, susceptible non seulement de donner lieu à une individuation, mais encore de survivre à cette opération à titre de potentiel restant, et permettant par là à la réalité individuée de poursuivre son individuation. Par ailleurs, c’est en revendiquant une filiation avec la pensée présocratique de la genèse, et en prenant appui sur les notions d’apeiron et de phusis, que Simondon s’efforce d’expliciter la signification de son hypothèse, allant jusqu’à substituer à plusieurs reprises l’une de ces notions au terme de préindividuel6. Plutôt qu’un « retournement » de la pensée de l’individuation, il pourrait donc sembler que Simondon opère au travers de l’idée de préindividuel un retour à une saisie intuitive et dogmatique de l’être conçu comme nature originaire, élément premier dont tout procède."
"C’est au moyen d’analogies établies entre le préindividuel et les conditions d’état caractéristiques de certains systèmes, tels qu’ils sont étudiés dans des domaines de savoir particuliers comme la thermodynamique des états loin de l’équilibre ou la théorie de l’information, que Simondon s’efforce de préciser le contenu de son hypothèse. Or de deux choses l’une : soit l’on accorde aux paradigmes et aux schèmes de pensée empruntés par Simondon aux sciences positives un caractère simplement didactique et métaphorique ; auquel cas rien ne distingue l’hypothèse du préindividuel d’un postulat métaphysique dogmatique et constructiviste. Soit l’on prend au sérieux l’ancrage de cette idée dans des notions tirées de savoirs positifs et dans des paradigmes concrets ; mais se pose alors la question de savoir dans quelle mesure l’extension de schèmes de pensée tirés de théories particulières à l’ensemble de la réalité n’induit pas une forme de réductionnisme – reproche ayant d’ailleurs été adressé à Simondon par plusieurs commentateurs [dont Isabelle Stengers]."
"Ce que Simondon reproche à la tradition métaphysique, de façon plus fondamentale encore que le recours à la notion de « principe », c’est d’être partie d’une vision préconçue et en fin de compte normative de ce que doit être un individu : à savoir un être un, indivisible, et identique à lui-même ; une substance persistant au travers de ses accidents. C’est dans l’exacte mesure où la recherche d’un principium individuationis présuppose, en amont, une représentation toute faite de ce en quoi consiste l’individualité de l’individu, qu’elle conduit dans un second temps à concevoir la genèse en fonction du résultat, et à attribuer à un principe les caractères de l’individualité en question. Le plus grave étant, dans la perspective simondonienne, qu’une telle posture théorique revient à dénier à la pensée philosophique tout pouvoir de découverte effectif, puisqu’elle s’interdit par avance d’envisager aucun aspect de l’être individué qui ne serait pas déjà inclus dans le questionnement de départ. En cela l’hypothèse du préindividuel joue d’abord le rôle d’opérateur logique visant à « renverser » littéralement le sens du questionnement métaphysique sur l’individuation. Par ailleurs, c’est le présupposé selon lequel il y a réversibilité entre le fait d’être et le fait d’être un qui conduit à faire de l’individuation une « donnée » plus qu’un problème, et à ôter au processus d’individuation tout pouvoir de génération effectif. En effet, dès lors qu’on accorde par principe une dignité ontologique supérieure à la substance individuelle, cette dernière fait peser en retour une contrainte logique sur toute la pensée du devenir, dont le sens est déterminé d’avance – puisqu’il est soit devenir d’une substance individuelle, soit devenir d’un substrat, « en puissance indéterminé », mais ne pouvant que tendre vers l’unité et la déterminité."
-Sarah Margairaz, « Entre apeiron présocratique et métastabilité thermodynamique : l’idée de préindividuel chez Gilbert Simondon », Methodos [En ligne], 13 | 2013, mis en ligne le 26 mars 2013, consulté le 15 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/methodos/3191 ; DOI : https://doi.org/10.4000/methodos.3191