http://remacle.org/bloodwolf/orateurs/index.htm
"Un jour, dit-on Apollonius l'ayant prié de déclamer en grec devant une assemblée nombreuse, Cicéron le fit avec tant de bonheur, qu'il fut couvert d'applaudissements. De tous ses auditeurs, un seul était demeuré muet et pensif; c'était Apollonius. Inquiet de ce silence, Cicéron lui en demande la cause “Et moi, aussi je t'admire, lui répondit Molon mais je pleure sur le sort de la Grèce, quand je songe que le savoir et l'éloquence, la seule gloire qui lui fût restée, sont devenus par toi la conquête des Romains.”."
"En revenant à Rome, Cicéron passa par Delphes, et la même curiosité qui l'avait fait initier, à Athènes, aux mystères d'Éleusis le poussa, dans cette autre ville, à en consulter l'oracle, tombé depuis longtemps, selon ce qu'il rapporte, dans un juste mépris. Il demanda par quels moyens il pourrait acquérir le plus de gloire. “En suivant tes inspirations, et non l'opinion du peuple,” lui répondit la Pythie. Incrédule avant d'entrer dans le temple, il en sortit pensif et méditant le sens de cette réponse, qui, ait témoignage de Plutarque, exerça sur sa conduite une grande influence, et d'abord en changea le plan. II allait, plein d'espérances, se précipiter dans la carrière des honneurs; l'oracle vint refroidir pour quelque temps cette ambition impatiente."
"Avec cette grande affaire finit le consulat de Cicéron. Il lui restait à le résigner, suivant l'usage, devant le peuple assemblé, dans un discours où serait retracée sa conduite, et suivi du serment qu'il avait observé les lois. On s'attendait qu'après une telle année, et de la part d'un tel orateur, la harangue répondrait à la grandeur des circonstances. Mais César, alors préteur, et Métellus, un des nouveaux tribuns, s'opposèrent violemment à ce qu'il la prononçât. “Celui qui avait fait mettre à mort des citoyens romains sans les entendre ne devait pas, disaient-ils, avoir le droit de parler pour lui-même.” Ils firent placer leurs sièges sur la tribune aux harangues, pour l'empêcher d'y monter. Puis, croyant lui tendre un piège, et le placer dans l'alternative d'un parjure ou d'un aveu embarrassant, ils lui permirent de venir à la tribune, à la seule condition d'y prononcer la formule ordinaire, et d'en descendre aussitôt. Mais cette intrigue, en nous privant d'un beau discours, nous a valu un plus beau serment. Cicéron parut à la tribune; et quand tout le monde eut fait silence: Je jure, dit-il en élevant sa voix noble et sonore, je jure que j'ai sauvé la république. Transportée par ce serment d'une forme si nouvelle, l'assemblée s'écria qu'il avait juré la vérité, et l'accompagna jusque chez lui avec de bruyantes acclamations."
"Trahi, délaissé par tout le monde, Cicéron fit auprès des consuls une dernière tentative. Gabinius fut inflexible. Pison lui conseilla de céder au torrent, de supporter ces vicissitudes avec courage, et, mêlant l'ironie à ses conseils, de sauver encore une fois Rome en la quittant, au lieu de l'exposer par sa résistance à toutes les horreurs de la guerre civile.
Cicéron consulta ses amis. Devait-il résister avec toutes las forces que lui donnerait la justice de sa (xv) cause, ou prévenir l'effusion du sang par un exil volontaire? Lucullus voulait qu'il engageât la lutte, et lui promettait la victoire. Hortensius, Caton et Atticus l'engagèrent à partir, alléguant qu'il ne tarderait pas à être rappelé par le peuple, fatigué bientôt des excès de Clodius. Soit faiblesse ou vertu, Cicéron se décida pour ce parti.
Avant son départ, il prit une petite statue de Minerve, depuis longtemps révérée dans sa famille comme une divinité tutélaire, la porta au Capitole, et l'y consacra sous cette inscription: Minerve protectrice de Rome; comme pour marquer qu'après avoir employé à défendre la république toutes les mesures de la prudence humaine, il l'abandonnait à la protection des dieux. Il sortit de Rome, après cet acte de religion, escorté par ses amis, qui l'accompagnèrent pendant deux jours, et lui laissèrent ensuite continuer son chemin vers la Sicile, où il espérait que le souvenir de sa questure lui ferait trouver un asile sûr et agréable."
"Cependant Cicéron ne désespérait pas de la paix, et il se nourrissait de la flatteuse idée qu'elle pourrait être son ouvrage; illusion qui peut s'expliquer, comme on l'a dit, par l'amour de la patrie autant que par la vanité. Personne, au reste, n'était plus propre que lui au rôle de médiateur. Il avait des amis dans les deux partis; il en était également recherché; César et Pompée lui écrivaient avec la confiance de l'estime et de l'amitié, ils se persuadaient, chacun de son côté, qu'ils se l'étaient attaché."
"César ne pouvait douter de l'horreur secrète que Cicéron avait pour son usurpation; mais l'amitié qu'il lui portait et un reste de respect lui avaient fait prendre le parti, non-seulement de le traiter avec assez de considération pour adoucir ses chagrins, mais de contribuer de tout son pouvoir à lui rendre la vie douce et agréable. Cependant tout ce qu'il fit dans cette vue n'obtint de Cicéron que des louanges sur sa clémence, et sur l'intention qu'il lui prêtait de rétablir la république. Du reste, il ne traite jamais son gouvernement que de tyrannie, et le dictateur, que d'ennemi et d'oppresseur de Rome; et sa conduite envers lui, toujours prudente et réservée, suivait les vicissitudes de ses espérances et de ses craintes."
"Cicéron était présent à la mort de César. Il lui vit recevoir le coup mortel, et pousser les derniers soupirs. Il ne dissimula point sa joie. Les conjurés le regardaient comme un de leurs plus sûrs partisans. Après avoir frappé César, Brutus, levant son poignard sanglant, avait appelé Cicéron pour le féliciter du rétablissement de la liberté; et tous les conjurés, ayant pris le chemin du forum, pour l'y annoncer, avaient mêlé son nom à leurs cris.
Ce fut plus tard pour Marc Antoine un prétexte pour l'accuser publiquement d'avoir participé à la conspiration, et même d'en avoir été l'auteur. Mais il paraît certain qu'il ne la connut pas, quoiqu'il fût étroitement uni avec les conjurés, et qu'ils eussent en lui beaucoup de confiance. Son caractère et son fige (il avait soixante-trois ans) le rendaient peu propre à une entreprise de cette nature. Il n'aurait pu leur être fort utile dans l'exécution, et pan crédit, au contraire, devait avoir d'autant plus de force pour la justifier, que n'y ayant pas pris part, on ne pouvait le soupçonner d'aucun intérêt personnel. Telles furent sans doute les raisons qui empêchèrent Brutus et Cassius de lui communiquer leur dessein. Ils se contentèrent d'être sûrs qu'il les approuverait."
"Cicéron avait fait tout ce qu'on pouvait attendre de la prudence humaine pour le rétablissement de la république. C'est à ses conseils, à son autorité, à son exemple, qu'elle devait l'élan généreux qui retarda l'instant de sa ruine; il avait soulevé contre Antoine toutes les forces de l'Italie. Si Octave était aussi dangereux qu'Antoine pour la cause publique, l'opposition de leurs intérêts personnels et la jalousie qu'ils avaient déjà fait éclater mutuellement, pouvaient servir à les ruiner tous deux. Cicéron en ménageait adroitement les occasions, avec l'attention toutefois de se précautionner contre Octave, en mettant la supériorité des forces du côté des consuls, dont il était parvenu à faire les zélés partisans de la liberté."
"Dès qu'Antoine vit son parti fortifié par toutes ces défections, il établit une correspondance avec Octave, qui ne lui renvoya plus ses lettres. Ce jeune ambitieux ne dissimulait plus son mépris pour l'autorité du sénat et pour Cicéron. Quand il eut tout réglé à Rome, et réduit le sénat à la soumission, il alla joindre Antoine et Lépide, pour avoir avec eux une conférence où ils devaient régler tous trois les conditions de leur alliance, et se partager le pouvoir. Le lieu qu'ils choisirent fut une petite île du Réno, près de Bologne. Ils s'y rendirent par des chemins différents, avec toutes les précautions qui convenaient à leur caractère soupçonneux et jaloux, accompagnés de leurs meilleures troupes, qui avaient séparément leur camp en vue de l'île. Lépide y entra le premier, comme l'ami commun des deux autres, pour s'assurer qu'il n'y avait pas de trahison à craindre. Lorsqu'il eut donné le signal convenu, Antoine et Octave s'avancèrent des deux côtés du fleuve, et passèrent dans l'île sur des ponts de bateaux, où ils laissèrent chacun de leur côté une garde de trois cents hommes. Leur premier soin en s'abordant fut, dit-on, de visiter réciproquement leurs habits, de peur qu'il ne s'y trouvât quelque arme cachée. Octave, en qualité de consul, prit ensuite place entre les deux autres, et ils passèrent ainsi trois jours à former le plan du second triumvirat.
Le dernier article de cette fameuse convention fut une liste de proscriptions qui comprenait trois cents sénateurs et trois mille chevaliers. La publication en fut ajournée jusqu'à l'arrivée des triumvirs à Rome; ils exceptèrent toutefois de l'ajournement ceux, au nombre de dix-sept, qu'ils avaient le plus d'intérêt à ne pas laisser vivre plus longtemps: Cicéron était le premier. Ils firent partir aussitôt des émissaires pour les surprendre et les massacrer, avant qu'ils eussent la moindre défiance du danger.
Cicéron était, avec son frère et son neveu, dans sa maison de Tusculum, quand il reçut la première nouvelle des proscriptions, et du sort qui l'attendait. Il partit sur-le-champ avec eux pour sa terre d'Asture, voisine de la mer, dans l'espoir d'y trouver quelque vaisseau. Mais comme ils étaient sans argent, Quintus résolut de retourner avec son fils à Rome, pour y recueillir de quoi subvenir à leurs besoins dans quelque contrée lointaine. Dans cet intervalle, Cicéron ayant trouvé un vaisseau prêt à partir d'Asture, s'embarqua; les vents contraires le contraignirent bientôt de prendre terre à Circeii. II passa la nuit dans le voisinage de cette ville, en proie aux plus cruelles perplexités. Il délibéra s'il irait chercher un refuge auprès de Brutus, de Cassius ou de Sextus Pompée. Enfin, fatigué de la vie et des soins, peut-être inutiles, qu'il prenait pour la conserver, il résolut de mourir “dans un pays qu'il avait si souvent sauvé,” disait-il une dernière fois. Plutarque rapporte qu'il forma le projet de retourner à Rome, et de se tuer de sa propre main dans la maison d'Octave, pour faire retomber son sang sur la tête de ce perfide. Mais les importunités de ceux qui l'entouraient le firent consentir à faire voile jusqu'à Caïète, où il prit terre encore une fois, pour se reposer dans sa maison de Formies, située près de la côte. Il y dormit quelques heures; puis ses esclaves le mirent dans une litière, qu'ils se hâtèrent de porter vers le vaisseau par des chemins détournés, le bruit ayant couru qu'on avait vu dans les (xlviii) environs des soldats qui le cherchaient. Leur chef était le tribun Popillius Lénas, que Cicéron avait autrefois sauvé dans une accusation de parricide. Les soldats ne tardèrent pas en effet à rejoindre la litière, où Cicéron lisait la Médée d'Euripide. Ses esclaves se rangèrent autour de lui, résolus de le défendre au péril de leur vie; mais Cicéron leur défendit défaire la moindre résistance; et s'avançant hors de la litière, il dit aux soldats de faire leur devoir. Ceux-ci lui coupèrent la tête, ainsi que les deux mains, et retournèrent à Rome pour porter à Antoine cet odieux trophée.
Popillius trouva le triumvir dans le forum, au milieu de ses gardes, lui montra de loin sa proie, et reçut en échange une couronne d'or et une somme considérable. Antoine ordonna que la tête fût clouée, entre les deux mains, à la tribune aux harangues, “du haut de laquelle, suivant l'expression de Tite-Live, l'orateur avait fait entendre une éloquence que n'égala jamais aucune voix humaine.”
Mais avant qu'on exécutât l'ordre d'Antoine, on porta cette tête chez Fulvie, cette femme dont on a dit qu'elle n'avait de son sexe que le corps, qui portait l'épée, haranguait les soldats, tenait conseil avec les chefs, et qui ajouta sur la liste des proscriptions des noms inconnus même à son mari. Se saisissant de cette tête, elle inventa pour elle des outrages qui répugnent à retracer. Elle la mit sur ses genoux, vomit contre elle de sales injures, cracha dessus, en tira la langue, et la perça avec l'aiguille d'or qu'elle portait dans ses cheveux.
La mort des autres proscrits n'excita, dit un historien de ce siècle, que des regrets particuliers; mais celle de Cicéron causa une douleur universelle. C'était triompher de la république, et fixer l'esclavage à Rome. Antoine en était si persuadé, qu'il s'écria devant ces restes sanglants: “Maintenant les proscriptions sont finies!” Tué le 7 décembre de l'an 710 de Rome (44 avant J. C.), Cicéron avait soixante-trois ans onze mois et cinq jours.
Les restes mutilés de Cicéron furent, dit-on, ensevelis par un certain Lamia, célébré pour cet acte de courage par plusieurs poètes latins; mais une autre tradition veut qu'ils aient été brûlés par ses esclaves mêmes, et ses cendres transportées à Zante, où, en creusant en 1544 les fondations d'un monastère, on trouva un tombeau qui portait son nom.
Le lieu que sa mort avait rendu célèbre fut longtemps visité par les voyageurs avec un respect religieux. Quoique la haine de ce crime s'attachât particulièrement à Antoine, Octave ne put s'en garantir; et c'est là ce qui explique le silence que les écrivains de son siècle ont gardé sur Cicéron. Aucun des poètes de sa cour n'a osé le nommer. Virgile même aima mieux dérober quelque chose à la gloire de Rome, en cédant aux Grecs la supériorité de l'éloquence (orabunt causas melius...), qu'ils avaient eux-mêmes cédée à Cicéron. Il n'y eut guère que Tite-Live qui rendît à ses talents un hommage pour lequel il ne croyait pas avoir assez de tout le sien; “car, dit-il, pour louer dignement Cicéron, il faudrait être lui-même. Dans le palais d'Auguste, dans sa famille, on se cachait pour lire les ouvrages du plus grand orateur de Rome.
Dans la génération suivante, c'est-à-dire, après la mort de ceux que l'intérêt, l'envie, les dissentiments politiques avaient forcé de le haïr vivant et de décrier sa mémoire, sa réputation reprit tout l'éclat dont elle avait brillé; et sous le règne de Tibère, lorsqu'un historien mourait pour avoir loué Brutus, un autre écrivain quittait le ton grave et pacifique de l'histoire, pour apostropher Antoine et lui reprocher le crime inutile de cette mort. Depuis ce temps, tous les écrivains de Rome, poètes et historiens, louèrent à l'envi Cicéron; et environ trois siècles après le sien, les empereurs lui rendaient une espèce de culte dans la classe des divinités secondaires."
-Désiré Nisard, Vie de Cicéron.
"Cette mer orageuse des affaires publiques."
"Il n'en est pas de la vertu comme d'un art, on ne l'a point si on ne la met en pratique. Vous pouvez ne pas exercer un art et le posséder cependant, car il demeure avec la théorie; la vertu est tout entière dans les œuvres, et le plus grand emploi de la vertu, c'est le gouvernement des États, et la perfection accomplie, non plus en paroles, mais en réalité, de toutes ces grandes parties dont on fait tant de bruit dans la poussière des écoles. Il n'est aucun précepte de la philosophie, j'entends de ceux qui sont honnêtes et dignes de l'homme, qui n'ait été quelque part deviné et mis en pratique par les législateurs des peuples. D'où viennent la piété et la religion? A qui devons-nous le droit public et les lois civiles ? La justice, la bonne foi, l'équité, et avec elles la pudeur, la tempérance, cette noble aversion pour ce qui nous dégrade, l'amour de la gloire et de l'honneur, le courage à supporter les travaux et les périls, qui donc les a enseignés aux hommes ? Ceux-là même qui, après avoir confié à l'éducation les semences de toutes ces vertus, ont établi les unes dans les mœurs, et sanctionné les autres par les lois."
"Notre plus grande ambition est de servir la cause du genre humain. [...] Nos pensées et nos efforts n'ont véritablement qu'un seul but, donner à la vie de l'homme plus de sécurité et en accroître les ressources."
"Les exemples de l'inconstance des Athéniens et de leur cruauté envers leurs plus grands hommes sont innombrables; l'ingratitude a pris en quelque façon naissance chez eux, et partout nous en voyons les marques; mais dans Rome même, dans l'histoire de cette grave cité, ne les retrouvons-nous pas à chaque pas ?"
"Lorsqu'au sortir de mon consulat, je pus déclarer avec serment, devant Rome assemblée, que j'avais sauvé la république, alors que le peuple entier répéta mon serment, j'éprouvai assez de bonheur pour être dédommagé à la fois de toutes les injustices et de toutes les infortunes. Cependant j'ai trouvé dans mes malheurs mêmes plus d'honneur que de peine, moins d'amertume que de gloire; et les regrets des gens de bien ont plus réjoui mon cœur que la joie des méchants ne l'avait attristé. Mais, je le répète, si ma disgrâce avait eu un dénouement moins heureux, de quoi pourrais-je me plaindre ? J'avais tout prévu, et je n'attendais pas moins pour prix de mes services. Quelle avait été ma conduite ? La vie privée m'offrait plus de charmes qu'à tout autre, car je cultivais depuis mon enfance les études libérales, si variées, si délicieuses pour l'esprit: qu'une grande calamité vînt à nous frapper tous, du moins ne m'eût-elle pas plus particulièrement atteint, le sort commun eût été mon partage: eh bien! je n'avais pas hésité à affronter les plus terribles tempêtes, et, si je l'ose dire, la foudre elle-même, pour sauver mes concitoyens, et à dévouer ma tête pour le repos et la liberté de mon pays. Car notre patrie ne nous a point donné les trésors de la vie et de l'éducation pour ne point en attendre un jour les fruits, pour servir sans retour nos propres intérêts, protéger notre repos et abriter nos paisibles puissances ; mais pour avoir un titre sacré sur toutes les meilleures facultés de notre âme, de notre esprit, de notre raison, les employer à la servir elle-même, et ne nous en abandonner l'usage qu'après en avoir tiré tout le parti que ses besoins réclament.
Ceux qui veulent jouir sans discussion d'un repos inaltérable recourent à des excuses qui ne méritent pas d'être écoutées: Le plus souvent, disent-ils, les affaires publiques sont envahies par des hommes indignes, à la société desquels il serait honteux de se trouver mêlé, avec qui il serait triste et dangereux de lutter, surtout quand les passions populaires sont en jeu; c'est donc une folie que de vouloir gouverner les hommes, puisqu'on ne peut dompter les emportements aveugles et terribles de la multitude; et c'est se dégrader que de descendre dans l'arène avec des adversaires sortis de la fange, qui n'ont pour toutes armes que les injures, et tout cet arsenal d'outrages qu'un sage ne doit pas supporter. Comme si les hommes de bien, ceux qui ont un beau caractère et un grand cœur pouvaient jamais ambitionner le pouvoir dans un but plus légitime que celui de secouer le joug des méchants, et ne point souffrir qu'ils mettent en pièces la république, qu'un jour les honnêtes gens voudraient enfin, mais vainement, relever de ses ruines."
"Le sage ne doit point négliger l'étude de la politique, car il est de son devoir de se préparer à toutes les ressources dont il ignore s'il ne sera pas un jour obligé de faire usage."
"Me proposant de traiter de la République dans cet ouvrage, et ne voulant pas faire un livre inutile, je devais avant tout lever tous les doutes sur l'excellence de la vie publique. [...] C'est qu'en effet l'homme ne se rapproche jamais plus de la Divinité que lorsqu'il fonde des sociétés nouvelles, ou conduit heureusement celles qui déjà sont établies."
"Mon intention n'est pas de développer ici un nouveau système politique éclos de mon imagination, mais de rapporter en narrateur fidèle, et tel que nous l'avons entendu de la bouche de P. Rutilius Rufus, lorsque nous passâmes, vous et moi, vous bien jeune alors, plusieurs jours à Smyrne, l'entretien de quelques anciens Romains, les plus illustres de leur temps et les plus sages de notre république. Dans cet entretien se trouve rassemblé, à ce que je crois, tout ce qui a un rapport essentiel aux intérêts et au gouvernement des États."
"[Philus]: Croyez-vous donc, Lélius, que nos intérêts les plus chers ne demandent pas que nous sachions ce qui se passe dans notre propre demeure ? Mais la demeure de l'homme n'est pas renfermée dans l'étroite enceinte d'une maison; elle est aussi vaste que le monde, cette patrie que les Dieux ont voulu partager avec nous. Et d'ailleurs, si nous ignorons ce qui se passe dans les cieux, combien de vérités, que de choses importantes nous seront éternellement cachées! Pour moi du moins, et je puis dire hardiment pour vous aussi, Lélius, et pour tous les vrais amis de la sagesse, étudier la nature, approfondir ses mystères, est une source de plaisirs inexprimables."
"[Scipion]: Il arriva quelque chose d'assez semblable pendant la longue guerre que se firent les Athéniens et les Lacédémoniens avec un si terrible acharnement. On nous rapporte que Périclès, qui par son crédit, son éloquence et son habile politique, était devenu le chef d'Athènes, voyant ses concitoyens consternés d'une éclipse de soleil qui les avait plongés dans des ténèbres subites, leur expliqua ce qu'il avait appris lui-même de son maître Anaxagore, qu'un pareil phénomène est dans l'ordre de la nature et se reproduit à des époques déterminées, lorsque le disque de la lune s'interpose tout entier entre le soleil et nous; et que s'il n'est pas amené à chaque renouvellement de la lune, il ne peut toutefois avoir lieu qu'à l'époque précise où la lune se renouvelle. Périclès décrivit aux Athéniens tous ces mouvements astronomiques; il leur en fit comprendre la raison, et dissipa leur terreur; l'explication des éclipses de soleil par l'interposition de la lune était alors assez nouvelle et peu répandue. Thaïes de Milet est, dit-on, le premier qui la proposa."
"[Scipion]: Mais qu'est-ce que tout l'éclat des choses humaines, comparé aux magnificences de ce royaume des Dieux ? Qu'est-ce que leur durée au prix de l'éternité ? Et la gloire, qu'est-elle pour celui qui a vu combien la terre est petite, et encore quelle faible portion de sa surface est habitée par les hommes; qui a su comprendre la vanité de ces pauvres humains, perdus dans un imperceptible canton du monde, à tout jamais inconnus à des peuples entiers, et qui croient que l'univers va retentir du bruit de leur nom ? Qu'est-ce que tous les biens de cette vie, pour celui qui ne consent pas même à regarder comme biens, ni champs, ni maisons, ni troupeaux, ni trésors, parce qu'il en trouve la jouissance médiocre, l'usage fort restreint, la possession incertaine, et que souvent les derniers hommes ont toutes ces richesses à profusion ? Qui peut se dire véritablement heureux en ce monde ? N'est-ce pas celui qui seul peut se reconnaître le maître souverain de toutes choses, non pas en vertu du droit civil, mais au nom du beau privilège des sages; non par un contrat tout couvert de formules, mais par la loi de nature, qui n'admet pour possesseurs des choses que ceux qui savent s'en servir ? Celui qui voit dans le commandement des armées, dans le consulat lui-même, des charges à accepter par patriotisme, et non des titres à ambitionner, de graves obligations à remplir, et non des honneurs ou de brillants avantages à poursuivre; qui peut enfui comme Scipion mon aïeul, au rapport de Caton, se rendre ce témoignage, qu'il n'est jamais plus actif que lorsqu'il ne fait rien, et jamais moins seul que dans la solitude ? Qui pourrait croire en effet que Denys, détruisant par ses menées infatigables la liberté de sa patrie, accomplissait une plus grande œuvre qu'Archimède son concitoyen, inventant dans son apparente inaction cette sphère dont nous parlions tout à l'heure ? L'homme qui, au milieu de la foule, et en plein forum, ne trouve personne avec qui il lui soit agréable d'échanger ses pensées, n'est-il pas plus seul que celui qui, sans témoin, s'entretient avec lui-même, ou, se transportant dans la société des sages, converse avec eux, étudie avec délices leurs découvertes et leurs écrits ? Pouvez-vous imaginer un mortel plus riche que celui à qui rien ne manque de ce que la nature réclame; plus puissant que celui qui vient à bout de tout ce qu'il désire; plus heureux que celui dont l'âme n'est agitée par aucun trouble; ou possédant une fortune plus solide que celui qui pourrait, suivant le proverbe, retirer avec lui tous ses trésors du naufrage ? Est-il un commandement, une magistrature, une couronne comparable à la grandeur de l'homme qui regardant de haut toutes les choses humaines, et n'accordant de prix qu'à la sagesse, n'entretient sa pensée que d'objets éternels et divins ? Il sait de science certaine que si rien n'est plus commun que le nom d'homme, ceux-là seuls devraient le porter qui ont reçu cette culture sans laquelle il n'est point d'homme."
"[Lélius]L'unité du sénat, la concorde dans le peuple, voilà ce qui est possible, voilà ce dont la perte est une calamité publique."
"[Mucius] Que devons-nous donc apprendre, Lélius, pour être capables de faire ce que vous demandez?
[Lélius]: L'art de la politique, qui nous rend utiles à notre pays; car c'est là, selon moi, le plus magnifique emploi de la sagesse, la plus grande marque de la vertu, et le premier devoir de la vie. Ainsi, pour consacrer ces jours de fêtes aux entretiens qui peuvent être le plus profitables à notre chère patrie, prions Scipion de nous expliquer quelle est, à ses yeux, la meilleure forme de gouvernement. Nous examinerons ensuite d'autres questions, et lorsqu'elles seront suffisamment éclaircies, nous reviendrons, j'espère, par une voie naturelle, au grave sujet qui nous préoccupait à l'instant, et nous pourrons porter un jugement certain sur l'état critique où Rome est tombée."
"[Scipion]: Je ne suis point satisfait des ouvrages politiques que nous ont laissés les plus grands philosophes et les plus beaux génies de la Grèce; et, d'un autre côté, je n'ose préférer mes propres idées à leurs systèmes."
"[Scipion]: Voyons d'abord ce qu'il faut entendre par république. [...] La chose publique, comme nous l'appelons, est la chose du peuple ; un peuple n'est pas toute réunion d'hommes assemblés au hasard, mais seulement une société formée sous la sauvegarde des lois et dans un but d'utilité commune. Ce qui pousse surtout les hommes à se réunir, c'est moins leur faiblesse que le besoin impérieux de se trouver dans la société de leurs semblables. L'homme n'est pas fait pour vivre isolé, errant dans la solitude."
"Toutes les choses excellentes ont des semences naturelles; ni les vertus, ni la société, ne reposent sur de simples conventions. Les diverses sociétés, formées en vertu de la loi naturelle que j'ai exposée, fixèrent d'abord leur séjour en un lieu déterminé et y établirent leurs demeures; ce lieu fortifié à la fois par la nature et par la main des hommes, et renfermant toutes ces demeures, entre lesquelles s'étendaient les places publiques et s'élevaient les temples, fut appelé forteresse ou ville. Or, tout peuple, c'est-à-dire toute société établie sur les principes que j'ai posés; toute cité, c'est-à-dire toute constitution d'un peuple, toute chose publique, qui est la chose du peuple, comme je l'ai dit déjà, a besoin, pour ne pas périr, d'être gouvernée par intelligence et conseil ; et ce conseil doit se rapporter sans cesse et avant tout au principe même qui a produit la société. Il peut être exercé ou par un seul, ou par quelques hommes choisis, ou par la multitude entière. Lorsque le souverain pouvoir est dans les mains d'un seul, ce maître unique prend le nom de roi, et cette forme de gouvernement s'appelle royauté. Lorsqu'il est dans les mains de quelques hommes choisis, c'est le gouvernement aristocratique. Quand le peuple dispose de tout dans l'État, c'est le gouvernement populaire. Chacun de ces trois gouvernements peut, à la condition de maintenir dans toute sa force le lien qui a formé les sociétés humaines, devenir, je ne dirai pas parfait ni excellent, mais tolérable; et suivant les temps l'une ou l'autre de ces constitutions méritera la préférence. Un roi équitable et sage, une aristocratie digne de son nom, le peuple lui-même (quoique l'état populaire soit le moins bon de tous), s'il n'est aveuglé ni par l'iniquité ni par les passions, tous, en un mot, peuvent donnera la société une assiette assez régulière.
Mais dans les monarchies la nation entière, à l'exception d'un seul, a trop peu de droits et de part aux affaires; sous le gouvernement des nobles, le peuple connaît à peine la liberté, puisqu'il ne participe pas aux conseils et n'exerce aucun pouvoir; et dans l'état populaire, quand même on y rencontrerait toute la justice et la modération possibles, l'égalité absolue n'en est pas moins de sa nature une iniquité permanente, puisqu'elle n'admet aucune distinction pour le mérite. Ainsi, que Cyrus, roi de Perse, ait montré une justice et une sagesse admirables, je ne puis cependant me persuader que son peuple se soit trouvé dans l'état le plus parfait sous la conduite et l'empire absolu d'un seul homme. Si l'on peut me montrer les Marseillais, nos clients, gouvernés avec la plus grande équité par quelques citoyens choisis et tout-puissants, je n'en trouve pas moins dans l'état du peuple, soumis à de tels maîtres une image assez, frappante de la servitude. Enfin lorsque les Athéniens, à une certaine époque, supprimèrent l'Aréopage, et ne voulurent plus reconnaître d'autre autorité que celle du peuple et de ses décrets, au milieu de cette égalité injurieuse au mérite, Athènes n'avait-elle pas perdu son plus bel ornement ?
Et quand je parle ainsi de ces trois formes de gouvernement, ce ne sont pas les États bouleversés et déchirés que je juge, mais les sociétés florissantes. Dans la monarchie comme dans les deux autres, nous trouvons d'abord les inconvénients nécessaires dont j'ai parlé; mais bientôt on y peut découvrir d'autres germes plus graves d'imperfection et de ruine, car chacune de ces constitutions est toujours près de dégénérer en un fléau insupportable. A l'image de Cyrus, que je devrais appeler, pour bien dire, un roi supportable, mais que je nommerai, si vous le voulez, un monarque digne d'amour, succède en mon esprit le souvenir de Phalaris, ce monstre de cruauté; et je comprends que la domination absolue d'un seul est entraînée par une pente bien glissante vers cette odieuse tyrannie. A côté de cette aristocratie de Marseille, Athènes nous montre la faction des Trente. Enfin, dans cette même Athènes, pour ne pas citer d'autres peuples, la démocratie sans frein nous donne le triste spectacle d'une multitude qui s'emporte aux derniers excès de la fureur.
[...] De l'anarchie sort le pouvoir des grands, ou une olygarchie factieuse, ou la royauté, ou très-souvent même un état populaire; celui-ci, à son tour, donne naissance à quelques-uns de ceux que j'ai déjà nommés; et c'est ainsi que les sociétés semblent tourner dans un cercle fatal de changements et de vicissitudes. Le sage médite sur ces révolutions; mais l'homme qui a le don de prévoir les orages dont est menacé son pays, la force de lutter contre le torrent qui entraîne chefs et peuples, la puissance de l'arrêter ou d'en modérer le cours, celui-là est un grand citoyen, et j'oserais presque dire un demi-dieu. C'est ce qui me porte à regarder comme la meilleure forme de gouvernement cette forme mixte qui est composée des trois premières, se tempérant l'une l'autre."
"[Scipion]: Telle est la nature et la volonté du souverain, telle est invariablement la société qu'il régit. Aussi n'y a-t-il que les États où le peuple a le pouvoir suprême qui puissent admettre la liberté ; la liberté, le plus doux de tous les biens, et qui n'existe pas sans une égalité parfaite. Et comment serait-il possible de trouver cette égalité, je ne dis pas dans une monarchie où la servitude est manifeste et avouée, mais dans ces États où les citoyens ont toutes les apparences de la liberté ? Ils donnent leurs suffrages, ils font des généraux, des magistrats; on les sollicite, on brigue leurs faveurs; mais ces faveurs, il faut bien qu'ils les accordent, bon gré mal gré; ce qu'ils prodiguent ainsi ne leur appartient jamais; car ils sont exclus du commandement des armées, des conseils de l'État, du jugement de toutes les causes importantes, et les hautes fonctions sont le privilège exclusif de la noblesse ou de la fortune."
"Puisque la loi est le lien de la société civile, et que le droit donné par la loi est le même pour tous, il n'y a plus de droits ni de règles dans une société dont les membres ne sont pas égaux. Si l'on ne veut point admettre l'égalité des fortunes, s'il faut avouer que celle des esprits est impossible, au moins doit-on établir l'égalité des droits entre tous les citoyens d'une même république. Qu'est-ce en effet qu'une société, si ce n'est la participation à de certains droits communs ?"
"Pourquoi donner le titre de roi, ce beau nom du monarque des cieux, à un homme avide de dominer et de commander seul à un peuple qu'il opprime? Le nom de tyran ne lui convient-il pas mieux ?"
"Si une société choisit au hasard ceux qui la doivent conduire, elle périra aussi promptement qu'un vaisseau dirigé par un des passagers que le sort aurait appelé au gouvernail. Un peuple libre choisira ceux à qui il veut se confier, et s'il pense à ses vrais intérêts, il fera choix des meilleurs citoyens; car c'est de leurs conseils, on n'en peut douter, que dépend le salut des États; et la nature, tout en destinant les hommes qui ont le plus de caractère et de noblesse à conduire les faibles, a inspiré en même temps à la foule le besoin de voir à sa tête les hommes supérieurs."
"Il n'est pas au monde de plus triste spectacle que celui d'une société où l'on estime les hommes en proportion de leur fortune. Mais aussi que peut-on comparer à une république gouvernée par la vertu, alors que celui qui commande aux autres n'obéit lui-même à aucune passion; alors qu'il ne donne à ses concitoyens aucun précepte dont l'exemple ne reluise en sa personne; qu'il n'impose au peuple aucune loi dont il ne soit l'observateur le plus fidèle; et que sa conduite entière peut être proposée comme une loi vivante à la société qu'il dirige ?"
"Scipion: Et d'abord, vous savez qu'il n'y a pas encore quatre cents ans que Rome n'est plus gouvernée par des rois.
Lélius: Je le sais, sans doute.
Scipion: Mais, selon vous, quatre cents ans d'âge est-ce beaucoup pour une ville ou pour un État?
Lélius: C'est à peine l'âge adulte."
"[Scipion]: La raison est la partie la plus excellente de l'âme."
" [Scipion]: Ne voyez-vous pas que, dans une nation, si le pouvoir est partagé, il n'y a plus d'autorité souveraine? car la souveraineté, si on la divise, est anéantie."
"[Scipion]: Dans les guerres importantes, nos ancêtres ont voulu que toute l'autorité fût réunie dans les mains d'un seul homme, dont le titre même indique l'extrême puissance. On le nomme dictateur, parce qu'un consul le proclame (quia dicitur); mais dans nos livres vous voyez, Lélius, qu'il est appelé le maître du peuple.
"[Scipion]: Dès qu'un roi devient injuste, la royauté disparaît, et fait place à la tyrannie, le pire des gouvernements et qui tient de si près au meilleur."
"[Scipion]: Nous voyons (c'est Platon qui nous l'enseigne) que de cette extrême licence, réputée pour l'unique liberté, sort la tyrannie comme de sa souche naturelle. Le pouvoir excessif des grands amène la chute de l'aristocratie; tout pareillement l'excès de la liberté conduit un peuple à la servitude. Ne voyons-nous pas constamment pour l'état du ciel, pour les biens de la terre, pour la santé, qu'un extrême se tourne subitement en l'extrême contraire ? c'est là surtout la destinée des États; l'extrême liberté pour les particuliers et pour les peuples se change bientôt en une extrême servitude. De la licence naît la tyrannie, et avec elle le plus injuste et le plus dur esclavage. Ce peuple indompté, cette hydre aux cent têtes se choisit bientôt contre les grands, dont le pouvoir est déjà abattu et les dignités abolies, un chef audacieux, impur, persécuteur impudent des hommes qui souvent ont le mieux mérité de leur patrie, prodiguant à la populace la fortune d'autrui et la sienne. Comme dans la vie privée il pourrait craindre pour sa tête, on lui donne des commandements, on les lui continue; bientôt sa personne est protégée par une garde, témoin Pisistrate à Athènes; enfin il devient le tyran de ceux mêmes qui l'ont élevé. S'il tombe sous les coups des bons citoyens, comme on l'a vu souvent, alors l'État est régénéré; s'il périt victime de quelques audacieux, la société est en proie à une faction, autre espèce de tyrannie qui succède encore parfois à ce beau gouvernement des nobles, lorsque l'aristocratie se corrompt et s'oublie. Ainsi le pouvoir est comme une balle que se renvoient tour à tour les rois aux tyrans, les tyrans aux grands ou au peuple, ceux-ci aux factions ou à de nouveaux tyrans; et jamais une forme politique n'est de bien longue durée dans un État."
"[Scipion]: J'aime que dans un État il y ait quelque chose de majestueux et de royal; qu'une part soit faite à l'influence des nobles, et que certaines choses soient réservées au jugement et à l'autorité du peuple. Cette forme de gouvernement a d'abord l'avantage de maintenir une grande égalité, bienfait dont un peuple libre ne peut être privé longtemps; elle a ensuite beaucoup de stabilité, tandis que les autres sont toujours près de s'altérer, la royauté inclinant vers la tyrannie, le pouvoir des grands vers l'oligarchie factieuse, et celui du peuple vers l'anarchie. Taudis que les autres constitutions se renversent et se succèdent sans fin, celle-ci, fondée sur un sage équilibre et qui n'exclut aucun pouvoir légitime, ne peut guère être sujette à toutes ces vicissitudes sans que les chefs de l'État n'aient commis de grandes fautes. On ne peut trouver de germe de révolution dans une société où chacun tient son rang naturel, y est solidement établi, et ne voit point au-dessous de place libre où il puisse tomber."
"[Scipion]: Je le reconnais donc, je le sens, je le déclare, il n'est aucune forme de gouvernement qui, par sa constitution, son organisation, ses règles, puisse être comparée a celle que nos pères nous ont transmise et que nos ancêtres ont établie. Et puisque vous voulez entendre de ma bouche ce que vous savez si bien vous-mêmes, j'exposerai d'abord le système de la constitution romaine, je montrerai que de tous il est le plus excellent; et, proposant ainsi notre république pour modèle, j'essaierai de rapporter à cet exemple tout ce que j'ai à dire sur la meilleure forme de gouvernement."
"[Scipion]: Ce qui faisait la supériorité du gouvernement de Rome sur celui des autres nations, c'est que celles-ci n'avaient reçu pour la plupart leurs institutions et leurs lois que d'un seul législateur, et comme d'une pièce; la Crète, de Minos; Lacédémone, de Lycurgue; Athènes, dont la constitution a subi tant de changements, de Thésée, puis de Dracon, de Solon, de Clisthènes, de bien d'autres encore, et enfin, lorsqu'elle périssait et se sentait mourante, d'un savant homme, Démétrius de Phalère, qui la ranima un instant; tandis que notre république n'a point été constituée par un seul esprit, mais par le concours d'un grand nombre; ni affermie par les exploits d'un seul homme, mais par plusieurs siècles et une longue suite de générations. Il ne peut se rencontrer au monde, nous répétait Caton, un génie assez vaste pour que rien ne lui échappe; et le concours de tous les esprits éclairés d'une époque ne saurait, en fait de prévoyance et de sagesse, suppléer aux leçons de l'expérience et du temps. Je vais donc, à son exemple, développer les origines du peuple romain; j'aime à prendre, vous le voyez, jusqu'aux expressions de Caton. II me semble que j'atteindrai plus facilement le but qui nous est proposé, en vous montrant tour à tour la naissance, les premiers progrès, la jeunesse et la virilité de notre république, que si j'allais, comme le Socrate de Platon, imaginer un état chimérique."
"[Scipion]: II n'est pas de cause qui ait plus influé sur la décadence et la ruine de Carthage et de Corinthe que cette vie errante et cette dispersion de leurs citoyens, qui abandonnaient, par amour de la navigation et du commerce, la culture des terres et le maniement des armes. D'un autre côté, les villes maritimes sont assiégées par le luxe; tout les y porte ; le commerce et la victoire leur amènent tous les jours des séductions nouvelles. Et d'ailleurs tous ces rivages de la mer sont des lieux si charmants! on y respire le goût d'une vie fastueuse et molle; comment s'en défendre? Ce que j'ai dit de Corinthe, je crois qu'on pourrait le dire avec une parfaite vérité de la Grèce entière.."
"[Scipion]: Le sénat de Romulus, composé des premiers citoyens, que le roi avait assez élevés pour vouloir qu'ils fussent nommés Pères et leurs enfants patriciens, essaya, après la mort de Romulus, de gouverner sans roi la république; mais le peuple ne le souffrit point, et, dans l'ardeur des regrets que lui inspirait son premier chef, il ne cessa de demander un roi. Les sénateurs alors imaginèrent une espèce d'interrègne inconnu jusque-là dans l'histoire des nations; ils firent nommer un roi provisoire, qui leur offrait le double avantage de ne point laisser de lacune dans le gouvernement royal, et de ne point habituer le peuple à un seul et même maître; ces rois de passage ne goûtaient pas assez longtemps le pouvoir pour hésiter à s'en défaire, ou pour se rendre capables de le conserver. A cette époque, nos premiers Romains, ce peuple si nouveau, aperçurent un grand principe qui avait échappé à Lycurgue. Le législateur de Lacédémone, si toutefois cette question était de son ressort, décida que l'on ne devait point élire les rois, mais que le trône appartenait aux descendants, quels qu'ils fussent, de la race d'Hercule. Nos ancêtres, malgré toute leur rusticité, reconnurent que. c'était la vertu et la sagesse, et non le sang, qui devaient faire les rois."
"[Scipion]: La renommée rapportait des merveilles de la sagesse de Numa Pompilius; c'était un Sabin; mais le peuple, sans vanité patriotique, choisit pour roi, sur la proposition même du sénat, ce vertueux étranger, et l'appela de Cures à Rome pour régner. A peine arrivé, quoique le peuple l'eût nommé roi dans les comices par curies, Numa fit confirmer son autorité par une nouvelle loi que les curies votèrent également; et comme il vit que les institutions de Romulus avaient enflammé les Romains pour la guerre, il jugea qu'il fallait peu à peu amortir cette ardeur et calmer leurs sens.
Et d'abord il distribua par tête aux citoyens les terres que Romulus avait conquises; il leur fit comprendre que, sans piller ni ravager, ils pouvaient, par la culture de leurs champs, vivre dans l'abondance des biens, et leur inspira l'amour de la tranquillité et de la paix, à l'ombre desquelles fleurissent la justice et la bonne foi, et dont l'influence tutélaire protège la culture des campagnes et la récolte des fruits de la terre. C'est à Numa que remonte l'institution des grands auspices; c'est lui qui porta de trois à cinq le nombre des augures, et qui choisit parmi les grands cinq pontifes qu'il préposa aux cérémonies sacrées; il fit rendre toutes ces lois dont nous conservons le dépôt, et qui soumirent au joug bienfaisant des cérémonies religieuses les esprits habitués à la guerre et ne respirant que combats ; il créa les Flamines, les Saliens, le corps des Vestales, et régla saintement toutes les parties du culte public. Il voulut que les cérémonies sacrées fussent d'une observance difficile, mais d'un appareil très-simple; il établit une foule de pratiques toutes indispensables, mais qui ne nécessitaient aucuns frais dispendieux ; il multiplia les obligations religieuses; mais le pauvre put s'en acquitter aussi facilement que le riche. Il ouvrit des marchés, établit des jeux, rechercha tous les moyens de rapprocher et d'assembler les hommes. Par toutes les institutions il rappela à l'humanité et à la douceur ces esprits que la vie guerrière avait rendus cruels et farouches. Après avoir ainsi régné au milieu de la paix et de la concorde pendant trente-neuf ans (car nous suivrons de préférence le calcul de notre ami Polybe, le plus exact observateur des temps), il mourut en laissant à Rome les deux garanties les plus solides d'un puissant avenir, la religion et l'humanité, mises en honneur par ses soins."
"[Manilius]: Je ne ferai pas de difficulté à admettre que notre civilisation ne vienne pas d'outre-mer et qu'elle n'ait pas été importée à Rome, mais qu'elle soit l'œuvre de notre génie propre et de nos vertus domestiques."
"[Scipion]: Servius [roi de Rome] choisit même avec soin les noms qu'il donne aux différentes classes de citoyens; il appela les riches les imposés, parce qu'ils fournissaient l'impôt (assiduos ab œre dando); et ceux qui ne possédaient pas plus de quinze cents as, ou qui même n'avaient à déclarer au cens rien de plus que leur tête, il les nomma prolétaires, pour faire voir que la république attendait d'eux en quelque façon une race (proies), une postérité."
"[Scipion]: Il manque beaucoup de choses au peuple sous la domination royale, et avant tout la liberté, qui ne consiste pas à avoir un bon maître, mais à n'en point avoir."
"[Scipion]: L'objet par excellence de la sagesse politique, dont nous essayons de tracer les règles dans cette discussion, est de savoir par quelles routes directes ou détournées s'avancent les corps politiques, afin de pouvoir, en prévoyant leurs errements funestes, conjurer ou combattre leurs périls."
"[Scipion]: Nous trouverons une occasion plus convenable pour parler de la tyrannie lorsque nous aurons à nous élever contre les citoyens qui, au sein d'un État rendue la liberté, osèrent aspirer à la domination."
"S'il fallait choisir entre ces deux voies de la sagesse, bien que beaucoup d'esprits puissent trouver plus heureuse une vie passée dans l'étude et la méditation des plus hautes vérités, mon suffrage serait acquis à cette vie active dont la gloire est plus solide."
"[Philus]: Vous me chargez là d'une belle cause, dit Philus, en m'ordonnant de prendre la défense de l'injustice ! [...] Il faut bien reconnaître un droit civil; mais le droit naturel, où le trouver ? S'il existait, tous les hommes s'entendraient sur le juste et l'injuste, comme ils s'accordent sur le chaud et le froid, le doux et l'amer. [...] S'il y avait une justice naturelle, tous les hommes reconnaîtraient les mêmes lois, et dans un même peuple les lois ne changeraient pas avec les temps. Vous dites que le caractère du juste, de l'homme de bien, est d'obéir aux lois; mais à quelles lois ? Serait-ce à toutes indistinctement ? Mais la vertu n'admet point cette mobilité, et la nature est éternellement la même. D'ailleurs, qu'est-ce qui fait l'autorité des lois humaines ? Ce sont les prisons et les bourreaux, et non l'impression évidente de la justice. Il n'y a donc point de droit naturel; partant, ce n'est point la nature qui inspire aux hommes la justice. ."
"[Philus]: La prudence nous engage à augmenter notre pouvoir, à accroître nos richesses, à étendre nos possessions. Comment Alexandre, ce grand capitaine, qui recula si loin les bornes de son empire, aurait-il pu, sans toucher au bien d'autrui, recueillir tant de jouissances exquises, étendre au loin sa domination, soumettre tous ces peuples à sa loi ? La justice nous ordonne, au contraire, d'épargner tout le monde, de veiller aux intérêts du genre humain, de rendre à chacun ce qui lui appartient, de respecter les choses sacrées, les propriétés publiques et privées. Qu'arrive t-il ? Si vous écoutez les conseils de la prudence, homme ou peuple, vous gagnez richesses, grandeurs, pouvoir, honneurs, autorité, royaumes."
"Si l'équité, la bonne foi, la justice ne viennent pas d'une impulsion naturelle et ne sont inspirées que par l'égoïsme, il n'est pas dans le monde un seul homme de bien."
"Là où domine un tyran, il faut conclure, non pas comme nous disions hier, que la société est mal gouvernée, mais, comme la raison nous y contraint, qu'il n'y a plus de société."
"[Lélius]: Il n'est pas d'État à qui je refuse plus péremptoirement le nom de république, qu'à celui où la multitude est la souveraine maîtresse. Si nous avons pu déclarer qu'il n'y avait pas de république à Syracuse, à Agrigente, à Athènes, sous la domination des tyrans, et à Rome sous celle des décemvirs, je ne vois pas comment il serait permis d'en reconnaître sous le despotisme de la multitude.
D'abord, Scipion, je n'appelle peuple, suivant votre excellente définition, qu'une société dont tous les membres participent à des droits communs; mais l'empire de la foule n'est pas moins tyrannique que celui d'un seul homme; et cette tyrannie est d'autant plus cruelle qu'il n'est pas de monstre plus terrible que cette bête féroce qui prend l'apparence et le nom du peuple."
"Les Phéniciens les premiers, avec leur commerce et leurs marchandises, ont importé dans la Grèce l'avarice, le luxe et une foule de besoins insatiables."
"Comme le pilote se propose d'arriver au port, le médecin de rendre la santé, le général de vaincre l'ennemi, ainsi le politique travaille sans cesse au bonheur de ses concitoyens; il aspire à fixer parmi eux la richesse, la puissance, la gloire, la vertu. C'est là le plus noble et le plus magnifique emploi du génie de l'homme, et ce doit être son ouvrage."
-Cicéron, La République.
"Un jour, dit-on Apollonius l'ayant prié de déclamer en grec devant une assemblée nombreuse, Cicéron le fit avec tant de bonheur, qu'il fut couvert d'applaudissements. De tous ses auditeurs, un seul était demeuré muet et pensif; c'était Apollonius. Inquiet de ce silence, Cicéron lui en demande la cause “Et moi, aussi je t'admire, lui répondit Molon mais je pleure sur le sort de la Grèce, quand je songe que le savoir et l'éloquence, la seule gloire qui lui fût restée, sont devenus par toi la conquête des Romains.”."
"En revenant à Rome, Cicéron passa par Delphes, et la même curiosité qui l'avait fait initier, à Athènes, aux mystères d'Éleusis le poussa, dans cette autre ville, à en consulter l'oracle, tombé depuis longtemps, selon ce qu'il rapporte, dans un juste mépris. Il demanda par quels moyens il pourrait acquérir le plus de gloire. “En suivant tes inspirations, et non l'opinion du peuple,” lui répondit la Pythie. Incrédule avant d'entrer dans le temple, il en sortit pensif et méditant le sens de cette réponse, qui, ait témoignage de Plutarque, exerça sur sa conduite une grande influence, et d'abord en changea le plan. II allait, plein d'espérances, se précipiter dans la carrière des honneurs; l'oracle vint refroidir pour quelque temps cette ambition impatiente."
"Avec cette grande affaire finit le consulat de Cicéron. Il lui restait à le résigner, suivant l'usage, devant le peuple assemblé, dans un discours où serait retracée sa conduite, et suivi du serment qu'il avait observé les lois. On s'attendait qu'après une telle année, et de la part d'un tel orateur, la harangue répondrait à la grandeur des circonstances. Mais César, alors préteur, et Métellus, un des nouveaux tribuns, s'opposèrent violemment à ce qu'il la prononçât. “Celui qui avait fait mettre à mort des citoyens romains sans les entendre ne devait pas, disaient-ils, avoir le droit de parler pour lui-même.” Ils firent placer leurs sièges sur la tribune aux harangues, pour l'empêcher d'y monter. Puis, croyant lui tendre un piège, et le placer dans l'alternative d'un parjure ou d'un aveu embarrassant, ils lui permirent de venir à la tribune, à la seule condition d'y prononcer la formule ordinaire, et d'en descendre aussitôt. Mais cette intrigue, en nous privant d'un beau discours, nous a valu un plus beau serment. Cicéron parut à la tribune; et quand tout le monde eut fait silence: Je jure, dit-il en élevant sa voix noble et sonore, je jure que j'ai sauvé la république. Transportée par ce serment d'une forme si nouvelle, l'assemblée s'écria qu'il avait juré la vérité, et l'accompagna jusque chez lui avec de bruyantes acclamations."
"Trahi, délaissé par tout le monde, Cicéron fit auprès des consuls une dernière tentative. Gabinius fut inflexible. Pison lui conseilla de céder au torrent, de supporter ces vicissitudes avec courage, et, mêlant l'ironie à ses conseils, de sauver encore une fois Rome en la quittant, au lieu de l'exposer par sa résistance à toutes les horreurs de la guerre civile.
Cicéron consulta ses amis. Devait-il résister avec toutes las forces que lui donnerait la justice de sa (xv) cause, ou prévenir l'effusion du sang par un exil volontaire? Lucullus voulait qu'il engageât la lutte, et lui promettait la victoire. Hortensius, Caton et Atticus l'engagèrent à partir, alléguant qu'il ne tarderait pas à être rappelé par le peuple, fatigué bientôt des excès de Clodius. Soit faiblesse ou vertu, Cicéron se décida pour ce parti.
Avant son départ, il prit une petite statue de Minerve, depuis longtemps révérée dans sa famille comme une divinité tutélaire, la porta au Capitole, et l'y consacra sous cette inscription: Minerve protectrice de Rome; comme pour marquer qu'après avoir employé à défendre la république toutes les mesures de la prudence humaine, il l'abandonnait à la protection des dieux. Il sortit de Rome, après cet acte de religion, escorté par ses amis, qui l'accompagnèrent pendant deux jours, et lui laissèrent ensuite continuer son chemin vers la Sicile, où il espérait que le souvenir de sa questure lui ferait trouver un asile sûr et agréable."
"Cependant Cicéron ne désespérait pas de la paix, et il se nourrissait de la flatteuse idée qu'elle pourrait être son ouvrage; illusion qui peut s'expliquer, comme on l'a dit, par l'amour de la patrie autant que par la vanité. Personne, au reste, n'était plus propre que lui au rôle de médiateur. Il avait des amis dans les deux partis; il en était également recherché; César et Pompée lui écrivaient avec la confiance de l'estime et de l'amitié, ils se persuadaient, chacun de son côté, qu'ils se l'étaient attaché."
"César ne pouvait douter de l'horreur secrète que Cicéron avait pour son usurpation; mais l'amitié qu'il lui portait et un reste de respect lui avaient fait prendre le parti, non-seulement de le traiter avec assez de considération pour adoucir ses chagrins, mais de contribuer de tout son pouvoir à lui rendre la vie douce et agréable. Cependant tout ce qu'il fit dans cette vue n'obtint de Cicéron que des louanges sur sa clémence, et sur l'intention qu'il lui prêtait de rétablir la république. Du reste, il ne traite jamais son gouvernement que de tyrannie, et le dictateur, que d'ennemi et d'oppresseur de Rome; et sa conduite envers lui, toujours prudente et réservée, suivait les vicissitudes de ses espérances et de ses craintes."
"Cicéron était présent à la mort de César. Il lui vit recevoir le coup mortel, et pousser les derniers soupirs. Il ne dissimula point sa joie. Les conjurés le regardaient comme un de leurs plus sûrs partisans. Après avoir frappé César, Brutus, levant son poignard sanglant, avait appelé Cicéron pour le féliciter du rétablissement de la liberté; et tous les conjurés, ayant pris le chemin du forum, pour l'y annoncer, avaient mêlé son nom à leurs cris.
Ce fut plus tard pour Marc Antoine un prétexte pour l'accuser publiquement d'avoir participé à la conspiration, et même d'en avoir été l'auteur. Mais il paraît certain qu'il ne la connut pas, quoiqu'il fût étroitement uni avec les conjurés, et qu'ils eussent en lui beaucoup de confiance. Son caractère et son fige (il avait soixante-trois ans) le rendaient peu propre à une entreprise de cette nature. Il n'aurait pu leur être fort utile dans l'exécution, et pan crédit, au contraire, devait avoir d'autant plus de force pour la justifier, que n'y ayant pas pris part, on ne pouvait le soupçonner d'aucun intérêt personnel. Telles furent sans doute les raisons qui empêchèrent Brutus et Cassius de lui communiquer leur dessein. Ils se contentèrent d'être sûrs qu'il les approuverait."
"Cicéron avait fait tout ce qu'on pouvait attendre de la prudence humaine pour le rétablissement de la république. C'est à ses conseils, à son autorité, à son exemple, qu'elle devait l'élan généreux qui retarda l'instant de sa ruine; il avait soulevé contre Antoine toutes les forces de l'Italie. Si Octave était aussi dangereux qu'Antoine pour la cause publique, l'opposition de leurs intérêts personnels et la jalousie qu'ils avaient déjà fait éclater mutuellement, pouvaient servir à les ruiner tous deux. Cicéron en ménageait adroitement les occasions, avec l'attention toutefois de se précautionner contre Octave, en mettant la supériorité des forces du côté des consuls, dont il était parvenu à faire les zélés partisans de la liberté."
"Dès qu'Antoine vit son parti fortifié par toutes ces défections, il établit une correspondance avec Octave, qui ne lui renvoya plus ses lettres. Ce jeune ambitieux ne dissimulait plus son mépris pour l'autorité du sénat et pour Cicéron. Quand il eut tout réglé à Rome, et réduit le sénat à la soumission, il alla joindre Antoine et Lépide, pour avoir avec eux une conférence où ils devaient régler tous trois les conditions de leur alliance, et se partager le pouvoir. Le lieu qu'ils choisirent fut une petite île du Réno, près de Bologne. Ils s'y rendirent par des chemins différents, avec toutes les précautions qui convenaient à leur caractère soupçonneux et jaloux, accompagnés de leurs meilleures troupes, qui avaient séparément leur camp en vue de l'île. Lépide y entra le premier, comme l'ami commun des deux autres, pour s'assurer qu'il n'y avait pas de trahison à craindre. Lorsqu'il eut donné le signal convenu, Antoine et Octave s'avancèrent des deux côtés du fleuve, et passèrent dans l'île sur des ponts de bateaux, où ils laissèrent chacun de leur côté une garde de trois cents hommes. Leur premier soin en s'abordant fut, dit-on, de visiter réciproquement leurs habits, de peur qu'il ne s'y trouvât quelque arme cachée. Octave, en qualité de consul, prit ensuite place entre les deux autres, et ils passèrent ainsi trois jours à former le plan du second triumvirat.
Le dernier article de cette fameuse convention fut une liste de proscriptions qui comprenait trois cents sénateurs et trois mille chevaliers. La publication en fut ajournée jusqu'à l'arrivée des triumvirs à Rome; ils exceptèrent toutefois de l'ajournement ceux, au nombre de dix-sept, qu'ils avaient le plus d'intérêt à ne pas laisser vivre plus longtemps: Cicéron était le premier. Ils firent partir aussitôt des émissaires pour les surprendre et les massacrer, avant qu'ils eussent la moindre défiance du danger.
Cicéron était, avec son frère et son neveu, dans sa maison de Tusculum, quand il reçut la première nouvelle des proscriptions, et du sort qui l'attendait. Il partit sur-le-champ avec eux pour sa terre d'Asture, voisine de la mer, dans l'espoir d'y trouver quelque vaisseau. Mais comme ils étaient sans argent, Quintus résolut de retourner avec son fils à Rome, pour y recueillir de quoi subvenir à leurs besoins dans quelque contrée lointaine. Dans cet intervalle, Cicéron ayant trouvé un vaisseau prêt à partir d'Asture, s'embarqua; les vents contraires le contraignirent bientôt de prendre terre à Circeii. II passa la nuit dans le voisinage de cette ville, en proie aux plus cruelles perplexités. Il délibéra s'il irait chercher un refuge auprès de Brutus, de Cassius ou de Sextus Pompée. Enfin, fatigué de la vie et des soins, peut-être inutiles, qu'il prenait pour la conserver, il résolut de mourir “dans un pays qu'il avait si souvent sauvé,” disait-il une dernière fois. Plutarque rapporte qu'il forma le projet de retourner à Rome, et de se tuer de sa propre main dans la maison d'Octave, pour faire retomber son sang sur la tête de ce perfide. Mais les importunités de ceux qui l'entouraient le firent consentir à faire voile jusqu'à Caïète, où il prit terre encore une fois, pour se reposer dans sa maison de Formies, située près de la côte. Il y dormit quelques heures; puis ses esclaves le mirent dans une litière, qu'ils se hâtèrent de porter vers le vaisseau par des chemins détournés, le bruit ayant couru qu'on avait vu dans les (xlviii) environs des soldats qui le cherchaient. Leur chef était le tribun Popillius Lénas, que Cicéron avait autrefois sauvé dans une accusation de parricide. Les soldats ne tardèrent pas en effet à rejoindre la litière, où Cicéron lisait la Médée d'Euripide. Ses esclaves se rangèrent autour de lui, résolus de le défendre au péril de leur vie; mais Cicéron leur défendit défaire la moindre résistance; et s'avançant hors de la litière, il dit aux soldats de faire leur devoir. Ceux-ci lui coupèrent la tête, ainsi que les deux mains, et retournèrent à Rome pour porter à Antoine cet odieux trophée.
Popillius trouva le triumvir dans le forum, au milieu de ses gardes, lui montra de loin sa proie, et reçut en échange une couronne d'or et une somme considérable. Antoine ordonna que la tête fût clouée, entre les deux mains, à la tribune aux harangues, “du haut de laquelle, suivant l'expression de Tite-Live, l'orateur avait fait entendre une éloquence que n'égala jamais aucune voix humaine.”
Mais avant qu'on exécutât l'ordre d'Antoine, on porta cette tête chez Fulvie, cette femme dont on a dit qu'elle n'avait de son sexe que le corps, qui portait l'épée, haranguait les soldats, tenait conseil avec les chefs, et qui ajouta sur la liste des proscriptions des noms inconnus même à son mari. Se saisissant de cette tête, elle inventa pour elle des outrages qui répugnent à retracer. Elle la mit sur ses genoux, vomit contre elle de sales injures, cracha dessus, en tira la langue, et la perça avec l'aiguille d'or qu'elle portait dans ses cheveux.
La mort des autres proscrits n'excita, dit un historien de ce siècle, que des regrets particuliers; mais celle de Cicéron causa une douleur universelle. C'était triompher de la république, et fixer l'esclavage à Rome. Antoine en était si persuadé, qu'il s'écria devant ces restes sanglants: “Maintenant les proscriptions sont finies!” Tué le 7 décembre de l'an 710 de Rome (44 avant J. C.), Cicéron avait soixante-trois ans onze mois et cinq jours.
Les restes mutilés de Cicéron furent, dit-on, ensevelis par un certain Lamia, célébré pour cet acte de courage par plusieurs poètes latins; mais une autre tradition veut qu'ils aient été brûlés par ses esclaves mêmes, et ses cendres transportées à Zante, où, en creusant en 1544 les fondations d'un monastère, on trouva un tombeau qui portait son nom.
Le lieu que sa mort avait rendu célèbre fut longtemps visité par les voyageurs avec un respect religieux. Quoique la haine de ce crime s'attachât particulièrement à Antoine, Octave ne put s'en garantir; et c'est là ce qui explique le silence que les écrivains de son siècle ont gardé sur Cicéron. Aucun des poètes de sa cour n'a osé le nommer. Virgile même aima mieux dérober quelque chose à la gloire de Rome, en cédant aux Grecs la supériorité de l'éloquence (orabunt causas melius...), qu'ils avaient eux-mêmes cédée à Cicéron. Il n'y eut guère que Tite-Live qui rendît à ses talents un hommage pour lequel il ne croyait pas avoir assez de tout le sien; “car, dit-il, pour louer dignement Cicéron, il faudrait être lui-même. Dans le palais d'Auguste, dans sa famille, on se cachait pour lire les ouvrages du plus grand orateur de Rome.
Dans la génération suivante, c'est-à-dire, après la mort de ceux que l'intérêt, l'envie, les dissentiments politiques avaient forcé de le haïr vivant et de décrier sa mémoire, sa réputation reprit tout l'éclat dont elle avait brillé; et sous le règne de Tibère, lorsqu'un historien mourait pour avoir loué Brutus, un autre écrivain quittait le ton grave et pacifique de l'histoire, pour apostropher Antoine et lui reprocher le crime inutile de cette mort. Depuis ce temps, tous les écrivains de Rome, poètes et historiens, louèrent à l'envi Cicéron; et environ trois siècles après le sien, les empereurs lui rendaient une espèce de culte dans la classe des divinités secondaires."
-Désiré Nisard, Vie de Cicéron.
"Cette mer orageuse des affaires publiques."
"Il n'en est pas de la vertu comme d'un art, on ne l'a point si on ne la met en pratique. Vous pouvez ne pas exercer un art et le posséder cependant, car il demeure avec la théorie; la vertu est tout entière dans les œuvres, et le plus grand emploi de la vertu, c'est le gouvernement des États, et la perfection accomplie, non plus en paroles, mais en réalité, de toutes ces grandes parties dont on fait tant de bruit dans la poussière des écoles. Il n'est aucun précepte de la philosophie, j'entends de ceux qui sont honnêtes et dignes de l'homme, qui n'ait été quelque part deviné et mis en pratique par les législateurs des peuples. D'où viennent la piété et la religion? A qui devons-nous le droit public et les lois civiles ? La justice, la bonne foi, l'équité, et avec elles la pudeur, la tempérance, cette noble aversion pour ce qui nous dégrade, l'amour de la gloire et de l'honneur, le courage à supporter les travaux et les périls, qui donc les a enseignés aux hommes ? Ceux-là même qui, après avoir confié à l'éducation les semences de toutes ces vertus, ont établi les unes dans les mœurs, et sanctionné les autres par les lois."
"Notre plus grande ambition est de servir la cause du genre humain. [...] Nos pensées et nos efforts n'ont véritablement qu'un seul but, donner à la vie de l'homme plus de sécurité et en accroître les ressources."
"Les exemples de l'inconstance des Athéniens et de leur cruauté envers leurs plus grands hommes sont innombrables; l'ingratitude a pris en quelque façon naissance chez eux, et partout nous en voyons les marques; mais dans Rome même, dans l'histoire de cette grave cité, ne les retrouvons-nous pas à chaque pas ?"
"Lorsqu'au sortir de mon consulat, je pus déclarer avec serment, devant Rome assemblée, que j'avais sauvé la république, alors que le peuple entier répéta mon serment, j'éprouvai assez de bonheur pour être dédommagé à la fois de toutes les injustices et de toutes les infortunes. Cependant j'ai trouvé dans mes malheurs mêmes plus d'honneur que de peine, moins d'amertume que de gloire; et les regrets des gens de bien ont plus réjoui mon cœur que la joie des méchants ne l'avait attristé. Mais, je le répète, si ma disgrâce avait eu un dénouement moins heureux, de quoi pourrais-je me plaindre ? J'avais tout prévu, et je n'attendais pas moins pour prix de mes services. Quelle avait été ma conduite ? La vie privée m'offrait plus de charmes qu'à tout autre, car je cultivais depuis mon enfance les études libérales, si variées, si délicieuses pour l'esprit: qu'une grande calamité vînt à nous frapper tous, du moins ne m'eût-elle pas plus particulièrement atteint, le sort commun eût été mon partage: eh bien! je n'avais pas hésité à affronter les plus terribles tempêtes, et, si je l'ose dire, la foudre elle-même, pour sauver mes concitoyens, et à dévouer ma tête pour le repos et la liberté de mon pays. Car notre patrie ne nous a point donné les trésors de la vie et de l'éducation pour ne point en attendre un jour les fruits, pour servir sans retour nos propres intérêts, protéger notre repos et abriter nos paisibles puissances ; mais pour avoir un titre sacré sur toutes les meilleures facultés de notre âme, de notre esprit, de notre raison, les employer à la servir elle-même, et ne nous en abandonner l'usage qu'après en avoir tiré tout le parti que ses besoins réclament.
Ceux qui veulent jouir sans discussion d'un repos inaltérable recourent à des excuses qui ne méritent pas d'être écoutées: Le plus souvent, disent-ils, les affaires publiques sont envahies par des hommes indignes, à la société desquels il serait honteux de se trouver mêlé, avec qui il serait triste et dangereux de lutter, surtout quand les passions populaires sont en jeu; c'est donc une folie que de vouloir gouverner les hommes, puisqu'on ne peut dompter les emportements aveugles et terribles de la multitude; et c'est se dégrader que de descendre dans l'arène avec des adversaires sortis de la fange, qui n'ont pour toutes armes que les injures, et tout cet arsenal d'outrages qu'un sage ne doit pas supporter. Comme si les hommes de bien, ceux qui ont un beau caractère et un grand cœur pouvaient jamais ambitionner le pouvoir dans un but plus légitime que celui de secouer le joug des méchants, et ne point souffrir qu'ils mettent en pièces la république, qu'un jour les honnêtes gens voudraient enfin, mais vainement, relever de ses ruines."
"Le sage ne doit point négliger l'étude de la politique, car il est de son devoir de se préparer à toutes les ressources dont il ignore s'il ne sera pas un jour obligé de faire usage."
"Me proposant de traiter de la République dans cet ouvrage, et ne voulant pas faire un livre inutile, je devais avant tout lever tous les doutes sur l'excellence de la vie publique. [...] C'est qu'en effet l'homme ne se rapproche jamais plus de la Divinité que lorsqu'il fonde des sociétés nouvelles, ou conduit heureusement celles qui déjà sont établies."
"Mon intention n'est pas de développer ici un nouveau système politique éclos de mon imagination, mais de rapporter en narrateur fidèle, et tel que nous l'avons entendu de la bouche de P. Rutilius Rufus, lorsque nous passâmes, vous et moi, vous bien jeune alors, plusieurs jours à Smyrne, l'entretien de quelques anciens Romains, les plus illustres de leur temps et les plus sages de notre république. Dans cet entretien se trouve rassemblé, à ce que je crois, tout ce qui a un rapport essentiel aux intérêts et au gouvernement des États."
"[Philus]: Croyez-vous donc, Lélius, que nos intérêts les plus chers ne demandent pas que nous sachions ce qui se passe dans notre propre demeure ? Mais la demeure de l'homme n'est pas renfermée dans l'étroite enceinte d'une maison; elle est aussi vaste que le monde, cette patrie que les Dieux ont voulu partager avec nous. Et d'ailleurs, si nous ignorons ce qui se passe dans les cieux, combien de vérités, que de choses importantes nous seront éternellement cachées! Pour moi du moins, et je puis dire hardiment pour vous aussi, Lélius, et pour tous les vrais amis de la sagesse, étudier la nature, approfondir ses mystères, est une source de plaisirs inexprimables."
"[Scipion]: Il arriva quelque chose d'assez semblable pendant la longue guerre que se firent les Athéniens et les Lacédémoniens avec un si terrible acharnement. On nous rapporte que Périclès, qui par son crédit, son éloquence et son habile politique, était devenu le chef d'Athènes, voyant ses concitoyens consternés d'une éclipse de soleil qui les avait plongés dans des ténèbres subites, leur expliqua ce qu'il avait appris lui-même de son maître Anaxagore, qu'un pareil phénomène est dans l'ordre de la nature et se reproduit à des époques déterminées, lorsque le disque de la lune s'interpose tout entier entre le soleil et nous; et que s'il n'est pas amené à chaque renouvellement de la lune, il ne peut toutefois avoir lieu qu'à l'époque précise où la lune se renouvelle. Périclès décrivit aux Athéniens tous ces mouvements astronomiques; il leur en fit comprendre la raison, et dissipa leur terreur; l'explication des éclipses de soleil par l'interposition de la lune était alors assez nouvelle et peu répandue. Thaïes de Milet est, dit-on, le premier qui la proposa."
"[Scipion]: Mais qu'est-ce que tout l'éclat des choses humaines, comparé aux magnificences de ce royaume des Dieux ? Qu'est-ce que leur durée au prix de l'éternité ? Et la gloire, qu'est-elle pour celui qui a vu combien la terre est petite, et encore quelle faible portion de sa surface est habitée par les hommes; qui a su comprendre la vanité de ces pauvres humains, perdus dans un imperceptible canton du monde, à tout jamais inconnus à des peuples entiers, et qui croient que l'univers va retentir du bruit de leur nom ? Qu'est-ce que tous les biens de cette vie, pour celui qui ne consent pas même à regarder comme biens, ni champs, ni maisons, ni troupeaux, ni trésors, parce qu'il en trouve la jouissance médiocre, l'usage fort restreint, la possession incertaine, et que souvent les derniers hommes ont toutes ces richesses à profusion ? Qui peut se dire véritablement heureux en ce monde ? N'est-ce pas celui qui seul peut se reconnaître le maître souverain de toutes choses, non pas en vertu du droit civil, mais au nom du beau privilège des sages; non par un contrat tout couvert de formules, mais par la loi de nature, qui n'admet pour possesseurs des choses que ceux qui savent s'en servir ? Celui qui voit dans le commandement des armées, dans le consulat lui-même, des charges à accepter par patriotisme, et non des titres à ambitionner, de graves obligations à remplir, et non des honneurs ou de brillants avantages à poursuivre; qui peut enfui comme Scipion mon aïeul, au rapport de Caton, se rendre ce témoignage, qu'il n'est jamais plus actif que lorsqu'il ne fait rien, et jamais moins seul que dans la solitude ? Qui pourrait croire en effet que Denys, détruisant par ses menées infatigables la liberté de sa patrie, accomplissait une plus grande œuvre qu'Archimède son concitoyen, inventant dans son apparente inaction cette sphère dont nous parlions tout à l'heure ? L'homme qui, au milieu de la foule, et en plein forum, ne trouve personne avec qui il lui soit agréable d'échanger ses pensées, n'est-il pas plus seul que celui qui, sans témoin, s'entretient avec lui-même, ou, se transportant dans la société des sages, converse avec eux, étudie avec délices leurs découvertes et leurs écrits ? Pouvez-vous imaginer un mortel plus riche que celui à qui rien ne manque de ce que la nature réclame; plus puissant que celui qui vient à bout de tout ce qu'il désire; plus heureux que celui dont l'âme n'est agitée par aucun trouble; ou possédant une fortune plus solide que celui qui pourrait, suivant le proverbe, retirer avec lui tous ses trésors du naufrage ? Est-il un commandement, une magistrature, une couronne comparable à la grandeur de l'homme qui regardant de haut toutes les choses humaines, et n'accordant de prix qu'à la sagesse, n'entretient sa pensée que d'objets éternels et divins ? Il sait de science certaine que si rien n'est plus commun que le nom d'homme, ceux-là seuls devraient le porter qui ont reçu cette culture sans laquelle il n'est point d'homme."
"[Lélius]L'unité du sénat, la concorde dans le peuple, voilà ce qui est possible, voilà ce dont la perte est une calamité publique."
"[Mucius] Que devons-nous donc apprendre, Lélius, pour être capables de faire ce que vous demandez?
[Lélius]: L'art de la politique, qui nous rend utiles à notre pays; car c'est là, selon moi, le plus magnifique emploi de la sagesse, la plus grande marque de la vertu, et le premier devoir de la vie. Ainsi, pour consacrer ces jours de fêtes aux entretiens qui peuvent être le plus profitables à notre chère patrie, prions Scipion de nous expliquer quelle est, à ses yeux, la meilleure forme de gouvernement. Nous examinerons ensuite d'autres questions, et lorsqu'elles seront suffisamment éclaircies, nous reviendrons, j'espère, par une voie naturelle, au grave sujet qui nous préoccupait à l'instant, et nous pourrons porter un jugement certain sur l'état critique où Rome est tombée."
"[Scipion]: Je ne suis point satisfait des ouvrages politiques que nous ont laissés les plus grands philosophes et les plus beaux génies de la Grèce; et, d'un autre côté, je n'ose préférer mes propres idées à leurs systèmes."
"[Scipion]: Voyons d'abord ce qu'il faut entendre par république. [...] La chose publique, comme nous l'appelons, est la chose du peuple ; un peuple n'est pas toute réunion d'hommes assemblés au hasard, mais seulement une société formée sous la sauvegarde des lois et dans un but d'utilité commune. Ce qui pousse surtout les hommes à se réunir, c'est moins leur faiblesse que le besoin impérieux de se trouver dans la société de leurs semblables. L'homme n'est pas fait pour vivre isolé, errant dans la solitude."
"Toutes les choses excellentes ont des semences naturelles; ni les vertus, ni la société, ne reposent sur de simples conventions. Les diverses sociétés, formées en vertu de la loi naturelle que j'ai exposée, fixèrent d'abord leur séjour en un lieu déterminé et y établirent leurs demeures; ce lieu fortifié à la fois par la nature et par la main des hommes, et renfermant toutes ces demeures, entre lesquelles s'étendaient les places publiques et s'élevaient les temples, fut appelé forteresse ou ville. Or, tout peuple, c'est-à-dire toute société établie sur les principes que j'ai posés; toute cité, c'est-à-dire toute constitution d'un peuple, toute chose publique, qui est la chose du peuple, comme je l'ai dit déjà, a besoin, pour ne pas périr, d'être gouvernée par intelligence et conseil ; et ce conseil doit se rapporter sans cesse et avant tout au principe même qui a produit la société. Il peut être exercé ou par un seul, ou par quelques hommes choisis, ou par la multitude entière. Lorsque le souverain pouvoir est dans les mains d'un seul, ce maître unique prend le nom de roi, et cette forme de gouvernement s'appelle royauté. Lorsqu'il est dans les mains de quelques hommes choisis, c'est le gouvernement aristocratique. Quand le peuple dispose de tout dans l'État, c'est le gouvernement populaire. Chacun de ces trois gouvernements peut, à la condition de maintenir dans toute sa force le lien qui a formé les sociétés humaines, devenir, je ne dirai pas parfait ni excellent, mais tolérable; et suivant les temps l'une ou l'autre de ces constitutions méritera la préférence. Un roi équitable et sage, une aristocratie digne de son nom, le peuple lui-même (quoique l'état populaire soit le moins bon de tous), s'il n'est aveuglé ni par l'iniquité ni par les passions, tous, en un mot, peuvent donnera la société une assiette assez régulière.
Mais dans les monarchies la nation entière, à l'exception d'un seul, a trop peu de droits et de part aux affaires; sous le gouvernement des nobles, le peuple connaît à peine la liberté, puisqu'il ne participe pas aux conseils et n'exerce aucun pouvoir; et dans l'état populaire, quand même on y rencontrerait toute la justice et la modération possibles, l'égalité absolue n'en est pas moins de sa nature une iniquité permanente, puisqu'elle n'admet aucune distinction pour le mérite. Ainsi, que Cyrus, roi de Perse, ait montré une justice et une sagesse admirables, je ne puis cependant me persuader que son peuple se soit trouvé dans l'état le plus parfait sous la conduite et l'empire absolu d'un seul homme. Si l'on peut me montrer les Marseillais, nos clients, gouvernés avec la plus grande équité par quelques citoyens choisis et tout-puissants, je n'en trouve pas moins dans l'état du peuple, soumis à de tels maîtres une image assez, frappante de la servitude. Enfin lorsque les Athéniens, à une certaine époque, supprimèrent l'Aréopage, et ne voulurent plus reconnaître d'autre autorité que celle du peuple et de ses décrets, au milieu de cette égalité injurieuse au mérite, Athènes n'avait-elle pas perdu son plus bel ornement ?
Et quand je parle ainsi de ces trois formes de gouvernement, ce ne sont pas les États bouleversés et déchirés que je juge, mais les sociétés florissantes. Dans la monarchie comme dans les deux autres, nous trouvons d'abord les inconvénients nécessaires dont j'ai parlé; mais bientôt on y peut découvrir d'autres germes plus graves d'imperfection et de ruine, car chacune de ces constitutions est toujours près de dégénérer en un fléau insupportable. A l'image de Cyrus, que je devrais appeler, pour bien dire, un roi supportable, mais que je nommerai, si vous le voulez, un monarque digne d'amour, succède en mon esprit le souvenir de Phalaris, ce monstre de cruauté; et je comprends que la domination absolue d'un seul est entraînée par une pente bien glissante vers cette odieuse tyrannie. A côté de cette aristocratie de Marseille, Athènes nous montre la faction des Trente. Enfin, dans cette même Athènes, pour ne pas citer d'autres peuples, la démocratie sans frein nous donne le triste spectacle d'une multitude qui s'emporte aux derniers excès de la fureur.
[...] De l'anarchie sort le pouvoir des grands, ou une olygarchie factieuse, ou la royauté, ou très-souvent même un état populaire; celui-ci, à son tour, donne naissance à quelques-uns de ceux que j'ai déjà nommés; et c'est ainsi que les sociétés semblent tourner dans un cercle fatal de changements et de vicissitudes. Le sage médite sur ces révolutions; mais l'homme qui a le don de prévoir les orages dont est menacé son pays, la force de lutter contre le torrent qui entraîne chefs et peuples, la puissance de l'arrêter ou d'en modérer le cours, celui-là est un grand citoyen, et j'oserais presque dire un demi-dieu. C'est ce qui me porte à regarder comme la meilleure forme de gouvernement cette forme mixte qui est composée des trois premières, se tempérant l'une l'autre."
"[Scipion]: Telle est la nature et la volonté du souverain, telle est invariablement la société qu'il régit. Aussi n'y a-t-il que les États où le peuple a le pouvoir suprême qui puissent admettre la liberté ; la liberté, le plus doux de tous les biens, et qui n'existe pas sans une égalité parfaite. Et comment serait-il possible de trouver cette égalité, je ne dis pas dans une monarchie où la servitude est manifeste et avouée, mais dans ces États où les citoyens ont toutes les apparences de la liberté ? Ils donnent leurs suffrages, ils font des généraux, des magistrats; on les sollicite, on brigue leurs faveurs; mais ces faveurs, il faut bien qu'ils les accordent, bon gré mal gré; ce qu'ils prodiguent ainsi ne leur appartient jamais; car ils sont exclus du commandement des armées, des conseils de l'État, du jugement de toutes les causes importantes, et les hautes fonctions sont le privilège exclusif de la noblesse ou de la fortune."
"Puisque la loi est le lien de la société civile, et que le droit donné par la loi est le même pour tous, il n'y a plus de droits ni de règles dans une société dont les membres ne sont pas égaux. Si l'on ne veut point admettre l'égalité des fortunes, s'il faut avouer que celle des esprits est impossible, au moins doit-on établir l'égalité des droits entre tous les citoyens d'une même république. Qu'est-ce en effet qu'une société, si ce n'est la participation à de certains droits communs ?"
"Pourquoi donner le titre de roi, ce beau nom du monarque des cieux, à un homme avide de dominer et de commander seul à un peuple qu'il opprime? Le nom de tyran ne lui convient-il pas mieux ?"
"Si une société choisit au hasard ceux qui la doivent conduire, elle périra aussi promptement qu'un vaisseau dirigé par un des passagers que le sort aurait appelé au gouvernail. Un peuple libre choisira ceux à qui il veut se confier, et s'il pense à ses vrais intérêts, il fera choix des meilleurs citoyens; car c'est de leurs conseils, on n'en peut douter, que dépend le salut des États; et la nature, tout en destinant les hommes qui ont le plus de caractère et de noblesse à conduire les faibles, a inspiré en même temps à la foule le besoin de voir à sa tête les hommes supérieurs."
"Il n'est pas au monde de plus triste spectacle que celui d'une société où l'on estime les hommes en proportion de leur fortune. Mais aussi que peut-on comparer à une république gouvernée par la vertu, alors que celui qui commande aux autres n'obéit lui-même à aucune passion; alors qu'il ne donne à ses concitoyens aucun précepte dont l'exemple ne reluise en sa personne; qu'il n'impose au peuple aucune loi dont il ne soit l'observateur le plus fidèle; et que sa conduite entière peut être proposée comme une loi vivante à la société qu'il dirige ?"
"Scipion: Et d'abord, vous savez qu'il n'y a pas encore quatre cents ans que Rome n'est plus gouvernée par des rois.
Lélius: Je le sais, sans doute.
Scipion: Mais, selon vous, quatre cents ans d'âge est-ce beaucoup pour une ville ou pour un État?
Lélius: C'est à peine l'âge adulte."
"[Scipion]: La raison est la partie la plus excellente de l'âme."
" [Scipion]: Ne voyez-vous pas que, dans une nation, si le pouvoir est partagé, il n'y a plus d'autorité souveraine? car la souveraineté, si on la divise, est anéantie."
"[Scipion]: Dans les guerres importantes, nos ancêtres ont voulu que toute l'autorité fût réunie dans les mains d'un seul homme, dont le titre même indique l'extrême puissance. On le nomme dictateur, parce qu'un consul le proclame (quia dicitur); mais dans nos livres vous voyez, Lélius, qu'il est appelé le maître du peuple.
"[Scipion]: Dès qu'un roi devient injuste, la royauté disparaît, et fait place à la tyrannie, le pire des gouvernements et qui tient de si près au meilleur."
"[Scipion]: Nous voyons (c'est Platon qui nous l'enseigne) que de cette extrême licence, réputée pour l'unique liberté, sort la tyrannie comme de sa souche naturelle. Le pouvoir excessif des grands amène la chute de l'aristocratie; tout pareillement l'excès de la liberté conduit un peuple à la servitude. Ne voyons-nous pas constamment pour l'état du ciel, pour les biens de la terre, pour la santé, qu'un extrême se tourne subitement en l'extrême contraire ? c'est là surtout la destinée des États; l'extrême liberté pour les particuliers et pour les peuples se change bientôt en une extrême servitude. De la licence naît la tyrannie, et avec elle le plus injuste et le plus dur esclavage. Ce peuple indompté, cette hydre aux cent têtes se choisit bientôt contre les grands, dont le pouvoir est déjà abattu et les dignités abolies, un chef audacieux, impur, persécuteur impudent des hommes qui souvent ont le mieux mérité de leur patrie, prodiguant à la populace la fortune d'autrui et la sienne. Comme dans la vie privée il pourrait craindre pour sa tête, on lui donne des commandements, on les lui continue; bientôt sa personne est protégée par une garde, témoin Pisistrate à Athènes; enfin il devient le tyran de ceux mêmes qui l'ont élevé. S'il tombe sous les coups des bons citoyens, comme on l'a vu souvent, alors l'État est régénéré; s'il périt victime de quelques audacieux, la société est en proie à une faction, autre espèce de tyrannie qui succède encore parfois à ce beau gouvernement des nobles, lorsque l'aristocratie se corrompt et s'oublie. Ainsi le pouvoir est comme une balle que se renvoient tour à tour les rois aux tyrans, les tyrans aux grands ou au peuple, ceux-ci aux factions ou à de nouveaux tyrans; et jamais une forme politique n'est de bien longue durée dans un État."
"[Scipion]: J'aime que dans un État il y ait quelque chose de majestueux et de royal; qu'une part soit faite à l'influence des nobles, et que certaines choses soient réservées au jugement et à l'autorité du peuple. Cette forme de gouvernement a d'abord l'avantage de maintenir une grande égalité, bienfait dont un peuple libre ne peut être privé longtemps; elle a ensuite beaucoup de stabilité, tandis que les autres sont toujours près de s'altérer, la royauté inclinant vers la tyrannie, le pouvoir des grands vers l'oligarchie factieuse, et celui du peuple vers l'anarchie. Taudis que les autres constitutions se renversent et se succèdent sans fin, celle-ci, fondée sur un sage équilibre et qui n'exclut aucun pouvoir légitime, ne peut guère être sujette à toutes ces vicissitudes sans que les chefs de l'État n'aient commis de grandes fautes. On ne peut trouver de germe de révolution dans une société où chacun tient son rang naturel, y est solidement établi, et ne voit point au-dessous de place libre où il puisse tomber."
"[Scipion]: Je le reconnais donc, je le sens, je le déclare, il n'est aucune forme de gouvernement qui, par sa constitution, son organisation, ses règles, puisse être comparée a celle que nos pères nous ont transmise et que nos ancêtres ont établie. Et puisque vous voulez entendre de ma bouche ce que vous savez si bien vous-mêmes, j'exposerai d'abord le système de la constitution romaine, je montrerai que de tous il est le plus excellent; et, proposant ainsi notre république pour modèle, j'essaierai de rapporter à cet exemple tout ce que j'ai à dire sur la meilleure forme de gouvernement."
"[Scipion]: Ce qui faisait la supériorité du gouvernement de Rome sur celui des autres nations, c'est que celles-ci n'avaient reçu pour la plupart leurs institutions et leurs lois que d'un seul législateur, et comme d'une pièce; la Crète, de Minos; Lacédémone, de Lycurgue; Athènes, dont la constitution a subi tant de changements, de Thésée, puis de Dracon, de Solon, de Clisthènes, de bien d'autres encore, et enfin, lorsqu'elle périssait et se sentait mourante, d'un savant homme, Démétrius de Phalère, qui la ranima un instant; tandis que notre république n'a point été constituée par un seul esprit, mais par le concours d'un grand nombre; ni affermie par les exploits d'un seul homme, mais par plusieurs siècles et une longue suite de générations. Il ne peut se rencontrer au monde, nous répétait Caton, un génie assez vaste pour que rien ne lui échappe; et le concours de tous les esprits éclairés d'une époque ne saurait, en fait de prévoyance et de sagesse, suppléer aux leçons de l'expérience et du temps. Je vais donc, à son exemple, développer les origines du peuple romain; j'aime à prendre, vous le voyez, jusqu'aux expressions de Caton. II me semble que j'atteindrai plus facilement le but qui nous est proposé, en vous montrant tour à tour la naissance, les premiers progrès, la jeunesse et la virilité de notre république, que si j'allais, comme le Socrate de Platon, imaginer un état chimérique."
"[Scipion]: II n'est pas de cause qui ait plus influé sur la décadence et la ruine de Carthage et de Corinthe que cette vie errante et cette dispersion de leurs citoyens, qui abandonnaient, par amour de la navigation et du commerce, la culture des terres et le maniement des armes. D'un autre côté, les villes maritimes sont assiégées par le luxe; tout les y porte ; le commerce et la victoire leur amènent tous les jours des séductions nouvelles. Et d'ailleurs tous ces rivages de la mer sont des lieux si charmants! on y respire le goût d'une vie fastueuse et molle; comment s'en défendre? Ce que j'ai dit de Corinthe, je crois qu'on pourrait le dire avec une parfaite vérité de la Grèce entière.."
"[Scipion]: Le sénat de Romulus, composé des premiers citoyens, que le roi avait assez élevés pour vouloir qu'ils fussent nommés Pères et leurs enfants patriciens, essaya, après la mort de Romulus, de gouverner sans roi la république; mais le peuple ne le souffrit point, et, dans l'ardeur des regrets que lui inspirait son premier chef, il ne cessa de demander un roi. Les sénateurs alors imaginèrent une espèce d'interrègne inconnu jusque-là dans l'histoire des nations; ils firent nommer un roi provisoire, qui leur offrait le double avantage de ne point laisser de lacune dans le gouvernement royal, et de ne point habituer le peuple à un seul et même maître; ces rois de passage ne goûtaient pas assez longtemps le pouvoir pour hésiter à s'en défaire, ou pour se rendre capables de le conserver. A cette époque, nos premiers Romains, ce peuple si nouveau, aperçurent un grand principe qui avait échappé à Lycurgue. Le législateur de Lacédémone, si toutefois cette question était de son ressort, décida que l'on ne devait point élire les rois, mais que le trône appartenait aux descendants, quels qu'ils fussent, de la race d'Hercule. Nos ancêtres, malgré toute leur rusticité, reconnurent que. c'était la vertu et la sagesse, et non le sang, qui devaient faire les rois."
"[Scipion]: La renommée rapportait des merveilles de la sagesse de Numa Pompilius; c'était un Sabin; mais le peuple, sans vanité patriotique, choisit pour roi, sur la proposition même du sénat, ce vertueux étranger, et l'appela de Cures à Rome pour régner. A peine arrivé, quoique le peuple l'eût nommé roi dans les comices par curies, Numa fit confirmer son autorité par une nouvelle loi que les curies votèrent également; et comme il vit que les institutions de Romulus avaient enflammé les Romains pour la guerre, il jugea qu'il fallait peu à peu amortir cette ardeur et calmer leurs sens.
Et d'abord il distribua par tête aux citoyens les terres que Romulus avait conquises; il leur fit comprendre que, sans piller ni ravager, ils pouvaient, par la culture de leurs champs, vivre dans l'abondance des biens, et leur inspira l'amour de la tranquillité et de la paix, à l'ombre desquelles fleurissent la justice et la bonne foi, et dont l'influence tutélaire protège la culture des campagnes et la récolte des fruits de la terre. C'est à Numa que remonte l'institution des grands auspices; c'est lui qui porta de trois à cinq le nombre des augures, et qui choisit parmi les grands cinq pontifes qu'il préposa aux cérémonies sacrées; il fit rendre toutes ces lois dont nous conservons le dépôt, et qui soumirent au joug bienfaisant des cérémonies religieuses les esprits habitués à la guerre et ne respirant que combats ; il créa les Flamines, les Saliens, le corps des Vestales, et régla saintement toutes les parties du culte public. Il voulut que les cérémonies sacrées fussent d'une observance difficile, mais d'un appareil très-simple; il établit une foule de pratiques toutes indispensables, mais qui ne nécessitaient aucuns frais dispendieux ; il multiplia les obligations religieuses; mais le pauvre put s'en acquitter aussi facilement que le riche. Il ouvrit des marchés, établit des jeux, rechercha tous les moyens de rapprocher et d'assembler les hommes. Par toutes les institutions il rappela à l'humanité et à la douceur ces esprits que la vie guerrière avait rendus cruels et farouches. Après avoir ainsi régné au milieu de la paix et de la concorde pendant trente-neuf ans (car nous suivrons de préférence le calcul de notre ami Polybe, le plus exact observateur des temps), il mourut en laissant à Rome les deux garanties les plus solides d'un puissant avenir, la religion et l'humanité, mises en honneur par ses soins."
"[Manilius]: Je ne ferai pas de difficulté à admettre que notre civilisation ne vienne pas d'outre-mer et qu'elle n'ait pas été importée à Rome, mais qu'elle soit l'œuvre de notre génie propre et de nos vertus domestiques."
"[Scipion]: Servius [roi de Rome] choisit même avec soin les noms qu'il donne aux différentes classes de citoyens; il appela les riches les imposés, parce qu'ils fournissaient l'impôt (assiduos ab œre dando); et ceux qui ne possédaient pas plus de quinze cents as, ou qui même n'avaient à déclarer au cens rien de plus que leur tête, il les nomma prolétaires, pour faire voir que la république attendait d'eux en quelque façon une race (proies), une postérité."
"[Scipion]: Il manque beaucoup de choses au peuple sous la domination royale, et avant tout la liberté, qui ne consiste pas à avoir un bon maître, mais à n'en point avoir."
"[Scipion]: L'objet par excellence de la sagesse politique, dont nous essayons de tracer les règles dans cette discussion, est de savoir par quelles routes directes ou détournées s'avancent les corps politiques, afin de pouvoir, en prévoyant leurs errements funestes, conjurer ou combattre leurs périls."
"[Scipion]: Nous trouverons une occasion plus convenable pour parler de la tyrannie lorsque nous aurons à nous élever contre les citoyens qui, au sein d'un État rendue la liberté, osèrent aspirer à la domination."
"S'il fallait choisir entre ces deux voies de la sagesse, bien que beaucoup d'esprits puissent trouver plus heureuse une vie passée dans l'étude et la méditation des plus hautes vérités, mon suffrage serait acquis à cette vie active dont la gloire est plus solide."
"[Philus]: Vous me chargez là d'une belle cause, dit Philus, en m'ordonnant de prendre la défense de l'injustice ! [...] Il faut bien reconnaître un droit civil; mais le droit naturel, où le trouver ? S'il existait, tous les hommes s'entendraient sur le juste et l'injuste, comme ils s'accordent sur le chaud et le froid, le doux et l'amer. [...] S'il y avait une justice naturelle, tous les hommes reconnaîtraient les mêmes lois, et dans un même peuple les lois ne changeraient pas avec les temps. Vous dites que le caractère du juste, de l'homme de bien, est d'obéir aux lois; mais à quelles lois ? Serait-ce à toutes indistinctement ? Mais la vertu n'admet point cette mobilité, et la nature est éternellement la même. D'ailleurs, qu'est-ce qui fait l'autorité des lois humaines ? Ce sont les prisons et les bourreaux, et non l'impression évidente de la justice. Il n'y a donc point de droit naturel; partant, ce n'est point la nature qui inspire aux hommes la justice. ."
"[Philus]: La prudence nous engage à augmenter notre pouvoir, à accroître nos richesses, à étendre nos possessions. Comment Alexandre, ce grand capitaine, qui recula si loin les bornes de son empire, aurait-il pu, sans toucher au bien d'autrui, recueillir tant de jouissances exquises, étendre au loin sa domination, soumettre tous ces peuples à sa loi ? La justice nous ordonne, au contraire, d'épargner tout le monde, de veiller aux intérêts du genre humain, de rendre à chacun ce qui lui appartient, de respecter les choses sacrées, les propriétés publiques et privées. Qu'arrive t-il ? Si vous écoutez les conseils de la prudence, homme ou peuple, vous gagnez richesses, grandeurs, pouvoir, honneurs, autorité, royaumes."
"Si l'équité, la bonne foi, la justice ne viennent pas d'une impulsion naturelle et ne sont inspirées que par l'égoïsme, il n'est pas dans le monde un seul homme de bien."
"Là où domine un tyran, il faut conclure, non pas comme nous disions hier, que la société est mal gouvernée, mais, comme la raison nous y contraint, qu'il n'y a plus de société."
"[Lélius]: Il n'est pas d'État à qui je refuse plus péremptoirement le nom de république, qu'à celui où la multitude est la souveraine maîtresse. Si nous avons pu déclarer qu'il n'y avait pas de république à Syracuse, à Agrigente, à Athènes, sous la domination des tyrans, et à Rome sous celle des décemvirs, je ne vois pas comment il serait permis d'en reconnaître sous le despotisme de la multitude.
D'abord, Scipion, je n'appelle peuple, suivant votre excellente définition, qu'une société dont tous les membres participent à des droits communs; mais l'empire de la foule n'est pas moins tyrannique que celui d'un seul homme; et cette tyrannie est d'autant plus cruelle qu'il n'est pas de monstre plus terrible que cette bête féroce qui prend l'apparence et le nom du peuple."
"Les Phéniciens les premiers, avec leur commerce et leurs marchandises, ont importé dans la Grèce l'avarice, le luxe et une foule de besoins insatiables."
"Comme le pilote se propose d'arriver au port, le médecin de rendre la santé, le général de vaincre l'ennemi, ainsi le politique travaille sans cesse au bonheur de ses concitoyens; il aspire à fixer parmi eux la richesse, la puissance, la gloire, la vertu. C'est là le plus noble et le plus magnifique emploi du génie de l'homme, et ce doit être son ouvrage."
-Cicéron, La République.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Ven 25 Mai 2018 - 14:21, édité 1 fois