"Né (probablement) en 14922, mort en 1546, Francisco de Vitoria reçoit l'habit dominicain dès 1505 au couvent de Burgos et il est envoyé au collège dominicain Saint-Jacques à Paris en 1509 pour y achever ses études. Il devient docteur en Sorbonne en 1523. Il est nommé professeur de théologie au studium dominicain de Valladolid. Trois ans plus tard, en 1526, ses qualités pédagogiques lui valent l'obtention de la « chaire de prime» (= du matin) de l'Université de Salamanque. Vitoria y enseignera jusqu'à sa mort. Il y aura de nombreux disciples, parmi lesquels Melchior Cano, Fernando Vasquez et Domingo de Soto. Ses œuvres ont été conservées seulement par les notes prises par ses élèves à ses cours. Perpétuant en Espagne la récente tradition parisienne de Crockaert, il substitue, lui aussi, la Somme de saint Thomas d'Aquin aux Sentences de Pierre Lombard comme livre de base de l'enseignement de la théologie." (p.176)
"À partir du milieu du siècle, les jésuites! concurrencent fortement les dominicains, y compris dans les études thomistes, en France, en Espagne et en Italie. Comme les jésuites ont investi les universités espagnoles (en y créant huit collèges), ils y ont bientôt une cohorte de savants, théologiens et philosophes politiques, dont l'influence l'emporte peu à peu sur celle des dominicains. Les grands jésuites italiens sont Antonio Possevino [Possevin] (1534-1611) et le cardinal Robert Bellarmin (1542-1621) ; les grands jésuites espagnols sont Luis de Molina (1535-1600),juan de Mariana (1535-1624) et Francisco Suarez (1548-1617)." (p.177)
"Bellarmin pense, comme saint Thomas, que le pouvoir vient de Dieu, mais par l'intermédiaire du consentement populaire, mediante consensu hominum […] Donc il n'existe aucun « droit divin » au sens où l'entendent les absolutistes français ou anglais, qui mettrait les souverains au dessus de tout jugement humain et interdirait de les déposer pour de justes motifs." (p.178)
"Un troisième livre de jésuite est brûlé à Paris le 26 juin 1614, la Difensio Fidei de Francisco Suarez, un des plus grands penseurs du XVIe siècle." (p.179)
"Thomisme singulièrement renouvelé. […]
Les auteurs de l'École vont tous attaquer les luthériens et les partisans machiavéliens de la Raison d'Etat, donc en fait combattre dans l'œuf, avant même qu'elles aient atteint tout leur développement, les doctrines absolutistes." (p.180)
"Bellarmin, dans son traité sur Les Membres de l'Eglise, dit - anticipant donc de façon frappante la célèbre formule dont usera Grotius dans les Prolégomènes du Droit de la Guerre et de la Paix - que « même si par impossible l'homme n'était pas créé par Dieu », il serait encore capable d'interpréter la loi de nature, puisqu'il « serait encore une créature rationnelle ». Le droit naturel et la raison naturelle sont donc les fondements indubitables de la construction d'un ordre politique universel, et toute politique, tout État peuvent et doivent être jugés à cette aune." (p.183)
"Vitoria fonde toutes ces thèses sur saint Thomas. On ne peut justifier la conquête par la perspective de l'évangélisation, car il est dit dans la Somme […] qu'il est absurde et impie de forcer quelqu'un à croire, et saint Thomas a même ajouté qu'on ne pouvait baptiser les enfants des juifs ou des infidèles sans le consentement de leurs parents." (p.185)
"Les thomistes prennent pour cible à cet égard ce qu'on peut appeler le patriarcalisme, c'est-à-dire la thèse selon laquelle, puisque, toute l'humanité sort d'Adam, la monarchie serait le régime primitif et légitime. Cette thèse est fausse, car le pouvoir paternel d'Adam n'a rien à voir avec un pouvoir royal, c'est-à-dire politique." (p.186)
"La décision des hommes d'abandonner leur liberté naturelle est le fruit d'un calcul d'intérêts. Il est « préférable » de changer notre condition, « simplement du point de vue de notre bien-être ». Il est de notre intérêt d'accepter la formation d'une communauté politique, afin de « créer quelque autorité publique dont le rôle sera de maintenir et de promouvoir le bien commun ». […] [Pour Suarez], Ce sont les hérétiques protestants qui disent que les Etats sont établis directement par Dieu. Cette thèse revient à prendre Dieu comme cause à la fois efficiente et matérielle de la société politique, alors qu'il est faux que Dieu crée la société politique par un acte spécial, distinct de la Création tout court. La vérité est que Dieu crée des hommes capables de créer à leur tour des sociétés politiques. Il leur donne des facultés telles, et les place dans une situation telle, qu'il leur est, ensuite, à la fois possible et nécessaire de créer eux-mêmes les sociétés politiques désirées." (p.188)
"Suarez s'oppose aussi à la thèse impérialiste selon laquelle il y aurait un seul pouvoir temporel sur toute la Terre, celui de l'empereur. Elle comporte « une impossibilité morale ». Comme il faut que les sujets consentent à un pouvoir, et qu'il n'y a jamais pu y avoir unanimité parmi tous les hommes, il n'a jamais pu exister un unique pouvoir temporel sur toute la Terre. Si un tel Empire mondial se constituait à la suite de quelque conquête, il serait illégitime […] Les communautés politiques sont nécessairement diverses." (p.189)
"Les scolastiques de la Contre-Réforme ont joué un rôle éminent dans la genèse du libéralisme." (p.191)
"Une première version de la « théorie quantitative de la monnaie» est formulée par Azpilcueta, probablement avant la Réponse au paradoxe de M. de Malestroit de Bodin à qui on attribue généralement cette découverte." (p.192)
« Bilan ambigu, donc, de la pensée de Spinoza. On peut, en un sens, l'inclure dans la « tradition démocratique et libérale » en raison de sa dimension républicaine et « modérée », naturelle chez ce philosophe jaloux de sa liberté de recherche et redoutant tous les dogmatismes, celui de la Synagogue comme celui des Eglises. Mais, en même temps, son positivisme moral et juridique rapproche Spinoza de Machiavel et de Hobbes. Alors que les pensées de ces derniers débouchent sur l'absolutisme proprement dit, Spinoza aura été un des pères de cette variante de l'absolutisme qu'on pourrait appeler « absolutisme démocratique », dont un autre grand représentant sera Jean-Jacques Rousseau. » (p.252)
« Élisabeth a succédé en 1558 à la catholique Marie Tudor qui avait durement persécuté les protestants. Fille d'Ann Boleyn, elle ne serait pas reine sans la rupture qu'Henry VIII a accomplie avec Rome ; il est donc compréhensible qu'elle souhaite revenir au protestantisme. Mais elle est de sentiment religieux modéré et se défie des extrémistes comme John Knox. D'où une politique I1Jesurée qui va conduire, en quelques années, à l’établissement d'une Eglise anglicane solide.
En avril 1559, un Acte de Suprématie confirme la reine comme chef spirituel de l'Eglise, puis un Acte d'Uniformité rétablit le Prayer Book de 1552 et rend de nouveau obligatoire le serment au souverain. Comme les évêques refusent de prêter serment, on remplace d'un coup tout l'épiscopat. Les nouveaux évêques, dont le chef est Parker, fixent la doctrine à suivre : la Convocation de Londres de 1563, ratifiée de nouveau en 1571, établit XXXIX Articles qui marquent l'adhésion quasi complète de l'Eglise d'Angleterre au calvinisme, sauf les apparences extérieures et l'organisation interne (qui reste épiscopale).
Mais tous les Réformés anglais n'acceptent pas la formule élaborée par Elisabeth et ses conseillers.
On appelle « Puritains » ces mécontents. Ils rejettent l'Église anglicane, soit qu'ils la trouvent encore trop ressemblante au catholicisme par les aspects extérieurs (les vêtements sacerdotaux par exemple), soit pour des raisons touchant à la doctrine. Au début, ils ne sont pas organisés, mais ils vont l'être à mesure que, réfugiés en Suisse, en Allemagne, aux Provinces-Unies, ils mûrissent leurs doctrines au contact des mouvements réformés radicaux.
Il y a d'abord les Presbytériens, dont un des principaux leaders est Thomas Cartwright. Ils s'implantent dans les comtés du Sud-Est. » (p.254)
« Rappelons qu'en Écosse, une autre forme de calvinisme, le presbytérianisme, avait été établie sous l'influence de Knox (réforme votée par le Parlement écossais en 1560). » (note 1 p.254)
« À partir de 1572, le pouvoir royal réagit vigoureusement. Les universités, les imprimeries sont surveillées. Browne doit s'exiler. Le clergé est épuré par une cour spéciale, la High Commission (1585), composée de douze évêques. A la fin du règne, le puritanisme est très affaibli. L'opinion ne soutient pas les Puritains car, s'il est vrai qu'elle est antipapiste, elle est satisfaite dans l'ensemble des solutions doctrinales élaborées et diffusées par l'Eglise anglicane auxquelles elle reconnaît le mérite d'avoir assuré la paix religieuse. D'autre part, nous sommes à une époque de prospérité et de puissance pour l'Angleterre (1588, défaite de l'Invincible Armada espagnole devant les côtes anglaises). » (p.255)
« Jacques 1er monte sur le trône en 1603, inaugurant, après celle des Tudors, la dynastie des Stuarts. Son fils Charles 1er lui succède en 1625. Parce que tous deux entendent renforcer l'absolutisme, ils se heurtent au Parlement. D'autre part, en tant que chefs de l'Eglise anglicane, ils entrent également en conflit avec les Puritains. Les deux problèmes vont s'additionner jusqu'à créer un insoluble conflit.
Nous savons que Jacques 1" est un roi docteur », un intellectuel. En 1599, alors qu'il n'était encore que roi d'Ecosse, il avait écrit un traité, The Trew Law of Pree Monarchies, où il affirmait la nécessité d'une source unique d'autorité et la légitimité du droit de vie et de mort du roi sur les sujets. C'est lui encore qui polémique avec les ultramontains comme Suarez pour défendre les thèses absolutistes […] Il croit que les rois sont des personnages quasi divins, que les opposants sont des pécheurs. Il dit à son fils Charles de se souvenir que « Dieu a fait [de lui] un petit dieu ». Il s'adresse au Parlement sur un ton paternaliste qui montre bien qu'il se considère comme situé au-dessus de cette institution. Il fait savoir au Parlement, en 1609, que « c'est le fait de sujets séditieux de discuter de ce qu'un roi peut faire dans la plénitude de son autorité : mais des rois justes seront toujours disposés à dire ce qu'ils ont l'intention de faire, s'ils ne veulent pas encourir la malédiction divine. Je serai toujours fort mécontent de voir discuter mon pouvoir : mais je serai toujours prêt à faire apparaître la raison de mes actes » (cité par Marx, p. 124). Jacques 1" prend comme proches conseillers Salisbury, puis Francis Bacon, partisan de l'absolutisme (le jeune Hobbes sera son secrétaire), puis, après 1615, Buckingham.
Son fils Charles Ier, est moins original. Il est absolutiste parce que les rois le sont à son époque. » (p.256)
« La pratique du pouvoir royal consistant à octroyer contre argent des monopoles à des particuliers, individus ou corporations, va ainsi se développer, contribuant à créer les conditions de la première révolution anglaise. Aux alentours de l'avènement de Charles 1er, vers 1628, cette pratique « atteint des proportions inouïes et revêt de plus en plus souvent le caractère d'une véritable exaction fiscale: des compagnies de commerce, des guildes, des courtisans reçoivent, contre le versement de droits élevés, la suprématie sur un domaine de la production, la fabrication de savon, le transport de charbon, la vente du sel, du vinaigre, l'imprimerie, etc. (on dénombrait quelque 700 monopoles à l'avènement de Charles 1er ; ces monopoles se traduisent à leur tour soit par la ruine des récalcitrants, soit par leur intégration dans les sociétés nouvelles, soit aussi par une simple rente obtenue sur les véritables producteurs; on conçoit la gêne apportée à l'essor économique, et qu'accentuent souvent des raréfactions artificielles, l'augmentation du coût de la matière première ou du produit semi-fini» (Roland Marx, L'Angleterre des révolutions). » (p.257)
« L'agitation antianglicane, qui va bien plus loin qu'au temps d'Elisabeth, est particulièrement nette dans les milieux des classes moyennes et de la gentry, milieux de commerçants et de manufacturiers, gens fiers et habitués à gérer eux-mêmes leurs affaires, qui supportent mal l'autoritarisme du gouvernement. Les régions les plus touchées par le puritanisme sont d'ailleurs les régions de plus grand dynamisme économique. » (p.259)
« À cette date survient en Écosse une révolte des Presbytériens contre l'anglicanisme. Le roi est obligé, cette fois, de convoquer le Parlement afin d'obtenir les impôts nécessaires pour réprimer la révolte. Aussitôt réuni, le 13 avril 1640, ce Parlement commence une fronde qui ne s'achèvera que vingt ans plus tard.
On distingue:
- Le Court Parlement, où la plupart des meneurs de 1628 sont réélus. Ce Parlement, pour cette raison, et parce qu'il a acclamé un discours de Pym où il était dit que « le Parlement est au Commonwealth ce que l'âme est au corps », est dissous après trois semaines.
- Le Long Parlement, réuni en novembre 1640. Bon nombre des députés du Court Parlement y ont été réélus, cependant que les candidats officiels subissaient de sévères échecs. De nombreux députés sont presbytériens, indépendants ou baptistes (ce Parlement est appelé « long » parce que, aucune élection légitime n'ayant eu lieu dans l'intervalle, c'est la même assemblée qui sera reconvoquée lors de la Restauration de 1660).
À partir de là se déroule un scénario tragique dont voici les principales étapes : .
- Le Parlement supprime les instruments de l'absolutisme, la Star Chamber, la High Commission et le Ship Money. Il fait arrêter les ministres de Charles 1er, Strafford (qui est exécuté) et Laud (qui le sera en 1645). Le roi ne peut rien faire.
- En décembre 1641 le Parlement vote une Pétition et une « Grande Remontrance ». Il s'agit d'épurer le clergé et le Conseil, suspectés d'encourager un « parti papiste » et, par ailleurs, d'imposer au roi ses conseillers et ses ministres. Le roi doit prendre comme conseillers et ministres les personnes que lui propose le Parlement (ce principe de responsabilité du gouvernement devant une Assemblée représentative était appelé à un grand avenir). Mais le roi refuse et tente de faire arrêter les cinq meneurs qui ont proposé le texte au Parlement, dont Pym. Or le rapport des forces n'est plus en sa faveur. Londres étant dominée par Pym et les milices urbaines, c'est le roi qui doit fuir.
- Commencent alors sept ans de guerre civile. Les parlementaires, au début, ne veulent nullement la suppression de la monarchie, mais son rééquilibrage. La guerre entre l'armée royale et l'armée du Parlement - le New Model, organisée sur le modèle suédois et dirigée par les généraux Faiifax et Cromwell - traîne en longueur parce que les deux parties tentent d'ultimes négociations. » (pp.259-260)
« Le roi est finalement livré à Cromwell par les Écossais dont il n'a pu payer l'armée. Retenu prisonnier pendant deux ans, au long desquels il tente encore de négocier, il est finalement, à la demande du Conseil des Officiers de l'armée, jugé et, le 30 janvier 1649, exécuté. […]
La force appartient à l'armée, qui épure le Parlement le 6 décembre 1648 (il avait été progressivement privé, de toute façon, dès 1642, de ses éléments les plus royalistes, en particulier les lords temporels et spirituels ; il Y avait eu des élections partielles en 1646 et c'est ce Parlement-Croupion., (Rump-Parliamem) de 60 membres ayant survécu aux épurations successives qui vote le procès du roi. » (p.261)
« La monarchie et la Chambre des lords sont abolies et le Commonwealth and Free State est créé le 19 mai 1649 (on a évité le mot de « République »).
- Suit une période incertaine de 1649 à 1653. Pendant presque quatre ans, un gouvernement civil, émanant de la Chambre, est censé diriger le pays. Mais il est contrôlé par les officiers
Finalement, en avril 1653, après avoir expulsé les députés, l'armée de Cromwell prend le pouvoir, nomme elle-même un parlement fantoche (le Barebone's Parliament, du nom d'un de ses membres). Une constitution écrite, l'Instrument de gouvernement, est établie. Le pouvoir appartiendra à un Lord Protecteur du Commonwealth d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande, à un Conseil de 26 membres, et à un Parlement de 460 députés élus au suffrage censitaire (il faut, pour être électeur, être propriétaire d'un bien foncier ou immobilier d'une valeur d'au moins 2000 livres).
Olivier Cromwell est nommé Lord Protecteur. Il a alors 54 ans. Il a été député aux Communes depuis 1628. Il est un représentant typique de la gentry puritaine. Entre 1649 et 1653, il a réprimé très durement une révolte des Irlandais, puis il a vaincu les derniers partisans écossais de Charles l''. Sur le plan religieux, c'est un protestant convaincu et même mystique, acquis aux idées millénaristes, néanmoins tolérant, très « puritain » sur le plan des mœurs qu'il essaie de surveiller et de réformer. Il comprend et encourage le commerce, il est partisan d'une politique extérieure vigoureuse. Tout cela lui vaut le soutien d'une majorité du peuple anglais.
Pour obtenir du Protecteur plus de respect de leur institution - plus précisément, un accroissement de l'autonomie de la Chambre et l'instauration d'une régularité (triennale) des sessions - les parlementaires finissent par offrir à Cromwell le titre royal et le droit de désigner son successeur. Pressé par ses officiers, Cromwell doit refuser le titre de roi, mais il accepte le caractère héréditaire de la charge de Lord Protecteur.
- Après la mort d'Olivier Cromwell en 1658, son fils Richard lui succède donc, mais il n'a pas l'autorité de son père et doit céder la place quelques mois plus tard. On assiste alors à la rivalité de deux généraux, Lambert et Monk. Ce dernier fait finalement rappeler Charles II -le fils de Charles 1er, réfugié en France depuis 1640 - qui fait son entrée à Londres le 29 mai 1660, restaurant la monarchie traditionnelle. » (p.262)
« La tolérance est défendue tant par les catholiques anglais comme William Allen et Robert Persons persécutés par les protestants, que par les puritains persécutés par l'épiscopalisme anglican, qu'il s'agisse des presbytériens (Thomas Cartwright), des Indépendants (Robert Browne, Henry Barrowe, Robert Harrison), des Levellers (Walwyn, Overton), ou des baptistes (Roger Williams). » (p.272)
« Le Leveller William Walwyn, dans The compassionate Samaritane : Liberty of conscience asserted and the separatist vindicated (1644), présente quatre arguments:
1 / Nul n'est maître de ses opinions, il croit vrai ce qu'il voit tel ; or on ne saurait punir quelqu'un pour quelque chose qui ne dépend pas de sa volonté ; 2 / il y a incertitude fondamentale en cette vie, et le persécuteur risque donc de persécuter, sans le savoir, la vraie religion ; il risque d'être un « théomaque » ; 3 / tout ce qui ne vient pas de la foi est péché, donc le persécuteur force à pécher et commet lui-même, en cela, un péché; 4 / c'est l'uniformité, et non le pluralisme, qui est par elle-même cause de désordre.
Un autre Leveller, Richard Overton, écrit en avril 1649 que les « fautes et transgressions personnelles » sont une affaire qui ne concerne que le croyant et son Dieu ; la communauté n'a pas à en connaître. » (p.273)
« La réflexion politique des Levellers dépasse de beaucoup la seule question de la tolérance. Ce groupe n'a pas eu un rôle très important en pratique dans le déroulement de la Révolution, puisque les quelques mutineries qu'il a organisées parmi les soldats de l'armée du New Madel dans la période 1646-1649 ont toutes tourné court. En revanche, son apport idéologique est fondamental et même « prophétique ».
Les Levellers se recrutent parmi les petits commerçants, les artisans et les paysans et sont nombreux parmi les soldats de l'année de Cromwell.
Les Levellers sont, comme leur nom l'indique, des « niveleurs » : ils revendiquent l'égalité politique, mais entendue au sens d'une égalité en droits, non d'une égalité des conditions (celle-ci sera réclamée par une de leurs branches dissidentes, les Diggers, dont nous parlerons lorsque nous aborderons l'histoire des doctrines socialistes). Ils pensent que tous les hommes étant fils d'Adam, et ayant hérité de lui une nature identique, ils sont égaux et doivent également bénéficier de la liberté et du droit de propriété. Les rangs sociaux actuels n'ont pas de raison d'être : les nobles n'ont pas plus de droits que les roturiers. » (p.275)
« Pour les Levellers, au contraire, dès lors que nul homme n'est censé obéir à une loi à l'élaboration de laquelle il n'a pas participé par lui-même ou par ses représentants, il ne peut y avoir qu'une seule Chambre représentant le peuple, et qui sera élue selon le strict principe « un homme, une voix ». L'assemblée représente une nation conçue comme une masse d'individus libres, et non plus comme un ensemble organique d'ordres et d'états. […]
Le Parlement, pour les Levellers, devra être élu tous les deux ans ; on supprimera' le système des « bourgs pourris », c'est-à-dire des circonscriptions électorales inégales, par une réforme électorale immédiate. » (p.277)
« Les Levellers mettent également au point l'idée moderne de constitption écrite, susceptible de canaliser et de limiter les pouvoirs de l'Etat, ainsi qu'une première ébauche de « déclaration des droits de l'homme ». L'Agreement if the people énoncé en effet « noir sur blanc » les pouvoirs des différentes instances de l'Etat qu'on est en train de créer, ainsi que les droits fondamentaux que les citoyens déclarent garder pour eux-mêmes et ne pas déléguer à leurs députés. Ainsi, le Parlement ne pourra faire certains types de lois que le texte énumère. Il ne devra pas légiférer en matière de religion (« les matières de religion et de culte ne sont confiées par nous à aucun pouvoir humain ... »), il ne pourra déclarer la guerre (« forcer n'importe lequel d'entre nous à servir à la guerre est contre nos libertés ... »), il ne pourra faire de lois qui compromettent l'égalité devant la loi (« aucune tenure, propriété, charte, rang hiérarchique, naissance ou fonction ne doit dispenser de l’observation nonnale des lois auxquelles les autres sont tenus »,« toutes les lois doivent être égales, elles doivent être bonnes et ne pas être manifestement destructrices de la sûreté et du bien-être des gens» ).
Dans d'autres textes, les Levellers disent que le Parlement ne peut faire de lois contre la propriété, ni remettre les dettes. » (p.278)
« Hobbes, que certains créditent d'être fondateur de la « modernité », inaugure donc cette dernière par un rejet de l'héritage h~lmaniste et civique. On voit que la modernité à laquelle il ouvre n'est donc pas celle de l'Etat de droit, mais une société du genre de celles qu'ont produites les héritiers politiques de Marx et de Nietzsche, autres contempteurs des classiques. » (p.282)
« John Milton naît en 1608. Il fait ses études à Cambridge. Dès 1637, il publie un texte littéraire où il critique'l'Eglise anglicane. Il voyage en Italie, où il rencontre Galilée. Au début de la Révolution, il soutient les presbytériens, avec lesquels il rompt ensuite pour se rapprocher des Indépendants. En 1644, il écrit, contre la censure exercée par les presbytériens, l'Areopagitica (ce qui n'est pas sans rapports avec le fait que son livre en faveur du divorce n'a pas été autorisé).
A partir de 1649, il fait partie du personnel politique du nouveau régime, en faveur duquel il écrit plusieurs ouvrages : Tenure of Kings and Magistrates (1649) où il justifie l'exécution du roi, l'Eikonoclastes (1649) où il polémique contre les royalistes qui avaient écrit l'Eikon basilikè (( L'Image royale»), la Defensio pro populo anglicano (1651) où il répond au protestant français Saumaise qui avait critiqué le régicide. Il écrira ensuite The History of Britain (1670), et de grands poèmes qui font de lui un des plus grands écrivains classiques anglais, Paradise Lost (1667) et Samson Agonistes (1671). Il meurt en 1674. Il était aveugle depuis le début des années 1650. […]
On peut soutenir que l'Areopagitica de Milton est l'un des trois livres les plus importants qui aient été écrits en langue anglaise sur la question de la liberté d'expression dans la tradition libérale, les deux autres étant le On liberty de John Stuart Mill et Conjectures and Refutations de Karl Popper. » (p.283)
« Ainsi, un des rares de son temps, Milton fait de la liberté intellectuelle un principe positif et non une simple affaire de « tolérance ». Le constat des limites de la connaissance humaine actuelle n'implique pas seulement, comme encore chez Juste Lipse, Grotius ou les Levellers, que l'on renonce à utiliser le bras séculier contre les dissidents ; il implique qu'on encourage positivement ceux-ci à exprimer leurs idées, dans l'idée que, sans cela, jamais la vérité n'émergera. Il faut passer de l'idée de tolérance à celle de pluralisme, dont dépend le progrès spirituel de la collectivité. […]
Milton a développé d'autres thèses politiques, qui sont moins originales et que nous ne pouvons qu'évoquer brièvement ici. Dans la Tenure of Kings and Magitrates (1649), il dit que les hommes sont naturellement libres et ne fondent des Etats que pour assurer mutuellemen.t leur défense. L'autorité publique se substitue au droit qu'a chacun, par nature, d'assurer lui-même sa défense (idée formulée par la Seconde Scolastique et Grotius, et que nous verrons développée chez Locke) ; mais elle doit agir conformément aux limites posées par la loi. Le pouvoir politique vient du peuple, et c'est pourquoi, s'il est détourné à son profit par un tyran, le peuple peut le reprendre. Le roi peut être déposé autant de fois que le peuple le juge nécessaire. » (p.290)
« Né en 1611, Harririgton est issu de la gentry. Il fait des études à Oxford et, brièvement, au Middle Temple. Il voyage ensuite aux Provinces-Unies, puis, semble-t-il, au Danemark, en Allemagne, en France et en Italie. Les années suivantes sont mal connues. Mais il semble qu'il ait été, à partir de fin 1646, gentilhomme attaché à la maison de Charles 1er, auquel l'aurait lié une certaine sympathie, cette situation durant jusqu'au début 1649. L'Oeéana, peut-être commencée avant la mort de Charles 1er, est publiée en 1656, au moment où, parmi certains officiers, une vive opposition à Cromwell, soupçonné de vouloir instaurer une tyrannie, se fait jour, inspirée soit par le républicanisme, soit par l'apocalyptisme des hommes de la Cinquième Monarchie. Harrington écrit ensuite The Prerogative if Popular Govemment (1657), The Art if Lawgiving (1659), A System if Po/ities (1661). Harrington est brièvement emprisonné lors de la Restauration. Il meurt en 1677. » (p.291)
« Algernon Sidney (1623-1683), d'origine aristocatique, combat pour le Parlement pendant la guerre civile. Il devient lui-même ensuite membre du Parlement, puis du gouvernement républicain en 1652-1653. Mais il rompt avec Cromwell. Il revient aux affaires en 1659. Après 1660, il est en exil, et complote contre l'Angleterre avec Français et Hollandais en 1664-1665. Revenu en Angleterre en 1677, il est exécuté en 1683 pour avoir pris part à un complot contre Charles II. Ses principales oeuvres sont les Court Maxims (écrites en Hollande au milieu des années 1660, dans l'espoir de susciter une alliance des Républicains anglais avec le parti de Jean de Witt)! et les Discourses concerning Governmenf.
Le livre de Sidney, qui réfute Filmer page par page, réaffirme le droit de résistance à l'oppression et la légitimité du tyrannicide. Il manifeste un attachement profond aux modèles républicains antiques : « Tout ce qui fut jamais désirable ou digne de louange et d'imitation dans Rome venait de sa liberté. » Sidney reprend les idées déjà traditionnelles des républicains, à savoir que « tous les p'euples ont un droit naturel à se gouverner eux-mêmes ; qu'ils peuvent choisir leurs dirigeants ; que le gouvernement dérive son pouvoir du peuple, existe pour la sauvegarde et le bien-être de celui-ci et peut en être tenu pour responsable » (Sabine). Sidney insiste, comme Milton ou Harrington, sur la supériorité du système des élection. Il pense que l'élection révèle les supériorités naturelles des best men, et il soutient que les cours sont a contrario emplies d'hommes dépravés qui n'ont atteint le degré de pouvoir où on les voit que par la faveur des princes et par l'intrigue.
Sidney, héros et martyr du parti whig, aura une image de légende au long du XVIIIe siècle, et ses oeuvres, plus accessibles que celles de Harrington, exerceront une grande influence. » (p.302)
« Après la Seconde Révolution de 1688, les républicains continuent à s'exprimer, et ils sont opposés au régime nouvellement mis en place, alors même qu'il s'agit d'une monarchie constitutionnelle qui réalise une partie de leur programme.
Robert Molesworth publie en 1694 An Account if Denmark, où, prenant occasion de son analyse de la monarchie danoise, il rappelle avec force les principes républicains (il traduira d'ailleurs, en 1711, la Francogallia de Hotman).
Les républicains combattent aussi le principe des armées permanentes (écrits de Moyle, Trenchard, Toland [The Militia Riformed, 1698] et Fletcher [Discourses concerning Militias, 1697]). Pourquoi l'Angleterre conserve-t-elle une armée alors qu'a été conclue la paix de Ryswick avec la France ? Les armées permanentes coûtent cher, justifient une fiscalité élevée et agmentent le pouvoir royal. Ces « soldats mercenaires » sont à l'opposé de l'armée populaire de conscrits voulue par les républicains. » (p.303)
« En 1685, le frère de Charles II, le duc d'York, lui succède sous le nom de Jacques II. Or il est catholique et il est immédiatement soupçonné de vouloir rétablir en Angleterre, en même temps que le catholicisme, l'absolutisme. Il prend, de fait, dès son avènement, des mesures autoritaires, dont les Anglais étaient déshabitués depuis la première révolution. Beaucoup songent à le déposer en rompant avec l'ordre normal de succession. En 1688, certains d'entre eux font appel à Guillaume d'Orange, le « stadthouder » des Provinces-Unies, qui avait épousé Marie, la fille de Jacques II'. Guillaume débarque avec une armée, et Jacques II, sans combattre, renonce au trône (c'est le fait qu'il n'y ait pratiquement pas eu de violences qui vaut à cet événement d'être appelé par les Anglais la « Glorieuse Révolution »). Guillaume et Marie deviennent alors roi et reine!, à la suite d'un vote des deux chambres du Parlement (13 février 1689).
Le Parlement leur fait approuver un texte fondamental, le Bill of Rights (1689), qui renferme les principes du régime nouveau : reconnaissance de certains droits fondamentaux et nature constitutionnelle- du régime. » (p.305)
« Alors que Sidney fut exécuté, Locke, qui écrivait dans le même sens, put échapper à la répression parce qu'il vivait aux Pays-Bas (refuge d'ailleurs imparfait, puisqu'il faillit y être assassiné par la police secrète anglaise). Les arguments de Locke pour réfuter Filmer sont classiques. Il se réfère à la distinction, fonnulée par Aristote et connue de tous les scolastiques médiévaux et modernes, entre pouvoir politique et pouvoir domestique. Le pouvoir du père sur les enfants est domestique, non politique ; donc le pouvoir politique des rois ne saurait se déduire du pouvoir paternel d'Adam. De toute façon, le pouvoir paternel n'est pas absolu. Donc la monarchie absolue n'est pas fondée en droit naturel. » (note 1 p.308)
« Pour Locke (qui, là encore, s'aligne sur la vieille tradition venant d'Aristote, saint Thomas, De Soto, Suarez ou Grotius ... ), l'état de nature est déjà un état social (même s'il n'est pas un état civique ou politique). Déjà, à l'état de nature, les hommes sont obligés de fa ire ou de ne pas faire certaines choses les uns à l'égard des autres, alors même qu'il n'y a eu entre eux aucune convention expresse. » (p.310)
« C'est ici que Locke se démarque du raisonnement conservateur d'Aristote. La nature limite bien la propriété : une propriété excédant les besoins naturels est illégitime. Mais, pour juger de ces besoins naturels, il ne faut pas se référer au producteur individuel, il faut considérer les besoins sociaux. Tant que la société consomme tout ce qui est produit, il n'y a nul excès, nul gâchis, nulle atteinte aux lois de la nature, bien au contraire, puisque cela contribue au bonheur de l'humanité. » (p.315)
« Pas de guerres de conquêtes ou pour assurer les intérêts dynastiques des rois. Et, à l'intérieur, l'Etat ne sera pas fondé à user de coercition pour faire advenir des prétendues « finalités collectives », de « grands desseins » justifiant le mépris des finalités individuelles. L'association a pour seule fin de créer un cadre dans lequel les individus puissent poursuivre pacifiquement leurs propres fins. » (p.320)
« Locke évoque les problèmes d'acquisition ou de perte de nationalité, qui mettent en relief ces principes. L'enfant d'un couple anglais qui naît en France n'est a priori ni français ni anglais. Il n'est pas anglais, puisqu'il n'est pas inscrit à l'état civil (ou l'équivalent paroissial) anglais et, s'il rentre en Angleterre, il devra demander au roi que sa citoyenneté anglaise soit reconnue. Il n'est pas français, car si ses parents veulent l'emmener vivre en Espagne ou en Italie, personne ne considérera cela, en France, comme une « désertion ». En fait, son appartenance à une communauté politique dépendra bien, alors, de sa seule volonté libre. Lorsqu'il sera majeur, il optera pour une nationalité et passera formellement un contrat avec le pays qu'il aura choisi.
Ainsi, la citoyenneté ne dépend ni de la race ni de l’ethnie ; Locke récuse tout « droit du sang » (et d'ailleurs aussi tout « droit du sol »). Sa conception de la nation, si l'on se réfère à la fameuse opposition faite par Renan entre la conception « française » de la nation qui serait fondée sur la volonté, et la conception « allemande », qui le serait sur l'appartenance à une communauté raciale, ethnique, historique et culturelle, ressemble à s'y méprendre à la conception française : de ce fait, celle-ci est-elle si « française » que le pensait Renan ? » (p.323)
« La liberté consiste à être exempt de gêne et de violence de la part d'autrui. Car qui peut être libre lorsque l'humeur facheuse de quelque autre pourra dominer sur lui et le maîtriser ? Mais on jouit d'une véritable liberté quand on peut disposer librement, et comme on veut, de sa personne, de ses actions, de ses possessions, de toute sa property. […] En d'autres termes, la liberté n'est pas un pouvoir, mais un rapport social ; et le contraire de la liberté n'est pas la nécessité, mais la coercition. » (p.324)
-Philippe Nemo, Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, Paris, Quadrige / PUF, 2009 (2002 pour la première édition), 1428 pages.
"À partir du milieu du siècle, les jésuites! concurrencent fortement les dominicains, y compris dans les études thomistes, en France, en Espagne et en Italie. Comme les jésuites ont investi les universités espagnoles (en y créant huit collèges), ils y ont bientôt une cohorte de savants, théologiens et philosophes politiques, dont l'influence l'emporte peu à peu sur celle des dominicains. Les grands jésuites italiens sont Antonio Possevino [Possevin] (1534-1611) et le cardinal Robert Bellarmin (1542-1621) ; les grands jésuites espagnols sont Luis de Molina (1535-1600),juan de Mariana (1535-1624) et Francisco Suarez (1548-1617)." (p.177)
"Bellarmin pense, comme saint Thomas, que le pouvoir vient de Dieu, mais par l'intermédiaire du consentement populaire, mediante consensu hominum […] Donc il n'existe aucun « droit divin » au sens où l'entendent les absolutistes français ou anglais, qui mettrait les souverains au dessus de tout jugement humain et interdirait de les déposer pour de justes motifs." (p.178)
"Un troisième livre de jésuite est brûlé à Paris le 26 juin 1614, la Difensio Fidei de Francisco Suarez, un des plus grands penseurs du XVIe siècle." (p.179)
"Thomisme singulièrement renouvelé. […]
Les auteurs de l'École vont tous attaquer les luthériens et les partisans machiavéliens de la Raison d'Etat, donc en fait combattre dans l'œuf, avant même qu'elles aient atteint tout leur développement, les doctrines absolutistes." (p.180)
"Bellarmin, dans son traité sur Les Membres de l'Eglise, dit - anticipant donc de façon frappante la célèbre formule dont usera Grotius dans les Prolégomènes du Droit de la Guerre et de la Paix - que « même si par impossible l'homme n'était pas créé par Dieu », il serait encore capable d'interpréter la loi de nature, puisqu'il « serait encore une créature rationnelle ». Le droit naturel et la raison naturelle sont donc les fondements indubitables de la construction d'un ordre politique universel, et toute politique, tout État peuvent et doivent être jugés à cette aune." (p.183)
"Vitoria fonde toutes ces thèses sur saint Thomas. On ne peut justifier la conquête par la perspective de l'évangélisation, car il est dit dans la Somme […] qu'il est absurde et impie de forcer quelqu'un à croire, et saint Thomas a même ajouté qu'on ne pouvait baptiser les enfants des juifs ou des infidèles sans le consentement de leurs parents." (p.185)
"Les thomistes prennent pour cible à cet égard ce qu'on peut appeler le patriarcalisme, c'est-à-dire la thèse selon laquelle, puisque, toute l'humanité sort d'Adam, la monarchie serait le régime primitif et légitime. Cette thèse est fausse, car le pouvoir paternel d'Adam n'a rien à voir avec un pouvoir royal, c'est-à-dire politique." (p.186)
"La décision des hommes d'abandonner leur liberté naturelle est le fruit d'un calcul d'intérêts. Il est « préférable » de changer notre condition, « simplement du point de vue de notre bien-être ». Il est de notre intérêt d'accepter la formation d'une communauté politique, afin de « créer quelque autorité publique dont le rôle sera de maintenir et de promouvoir le bien commun ». […] [Pour Suarez], Ce sont les hérétiques protestants qui disent que les Etats sont établis directement par Dieu. Cette thèse revient à prendre Dieu comme cause à la fois efficiente et matérielle de la société politique, alors qu'il est faux que Dieu crée la société politique par un acte spécial, distinct de la Création tout court. La vérité est que Dieu crée des hommes capables de créer à leur tour des sociétés politiques. Il leur donne des facultés telles, et les place dans une situation telle, qu'il leur est, ensuite, à la fois possible et nécessaire de créer eux-mêmes les sociétés politiques désirées." (p.188)
"Suarez s'oppose aussi à la thèse impérialiste selon laquelle il y aurait un seul pouvoir temporel sur toute la Terre, celui de l'empereur. Elle comporte « une impossibilité morale ». Comme il faut que les sujets consentent à un pouvoir, et qu'il n'y a jamais pu y avoir unanimité parmi tous les hommes, il n'a jamais pu exister un unique pouvoir temporel sur toute la Terre. Si un tel Empire mondial se constituait à la suite de quelque conquête, il serait illégitime […] Les communautés politiques sont nécessairement diverses." (p.189)
"Les scolastiques de la Contre-Réforme ont joué un rôle éminent dans la genèse du libéralisme." (p.191)
"Une première version de la « théorie quantitative de la monnaie» est formulée par Azpilcueta, probablement avant la Réponse au paradoxe de M. de Malestroit de Bodin à qui on attribue généralement cette découverte." (p.192)
« Bilan ambigu, donc, de la pensée de Spinoza. On peut, en un sens, l'inclure dans la « tradition démocratique et libérale » en raison de sa dimension républicaine et « modérée », naturelle chez ce philosophe jaloux de sa liberté de recherche et redoutant tous les dogmatismes, celui de la Synagogue comme celui des Eglises. Mais, en même temps, son positivisme moral et juridique rapproche Spinoza de Machiavel et de Hobbes. Alors que les pensées de ces derniers débouchent sur l'absolutisme proprement dit, Spinoza aura été un des pères de cette variante de l'absolutisme qu'on pourrait appeler « absolutisme démocratique », dont un autre grand représentant sera Jean-Jacques Rousseau. » (p.252)
« Élisabeth a succédé en 1558 à la catholique Marie Tudor qui avait durement persécuté les protestants. Fille d'Ann Boleyn, elle ne serait pas reine sans la rupture qu'Henry VIII a accomplie avec Rome ; il est donc compréhensible qu'elle souhaite revenir au protestantisme. Mais elle est de sentiment religieux modéré et se défie des extrémistes comme John Knox. D'où une politique I1Jesurée qui va conduire, en quelques années, à l’établissement d'une Eglise anglicane solide.
En avril 1559, un Acte de Suprématie confirme la reine comme chef spirituel de l'Eglise, puis un Acte d'Uniformité rétablit le Prayer Book de 1552 et rend de nouveau obligatoire le serment au souverain. Comme les évêques refusent de prêter serment, on remplace d'un coup tout l'épiscopat. Les nouveaux évêques, dont le chef est Parker, fixent la doctrine à suivre : la Convocation de Londres de 1563, ratifiée de nouveau en 1571, établit XXXIX Articles qui marquent l'adhésion quasi complète de l'Eglise d'Angleterre au calvinisme, sauf les apparences extérieures et l'organisation interne (qui reste épiscopale).
Mais tous les Réformés anglais n'acceptent pas la formule élaborée par Elisabeth et ses conseillers.
On appelle « Puritains » ces mécontents. Ils rejettent l'Église anglicane, soit qu'ils la trouvent encore trop ressemblante au catholicisme par les aspects extérieurs (les vêtements sacerdotaux par exemple), soit pour des raisons touchant à la doctrine. Au début, ils ne sont pas organisés, mais ils vont l'être à mesure que, réfugiés en Suisse, en Allemagne, aux Provinces-Unies, ils mûrissent leurs doctrines au contact des mouvements réformés radicaux.
Il y a d'abord les Presbytériens, dont un des principaux leaders est Thomas Cartwright. Ils s'implantent dans les comtés du Sud-Est. » (p.254)
« Rappelons qu'en Écosse, une autre forme de calvinisme, le presbytérianisme, avait été établie sous l'influence de Knox (réforme votée par le Parlement écossais en 1560). » (note 1 p.254)
« À partir de 1572, le pouvoir royal réagit vigoureusement. Les universités, les imprimeries sont surveillées. Browne doit s'exiler. Le clergé est épuré par une cour spéciale, la High Commission (1585), composée de douze évêques. A la fin du règne, le puritanisme est très affaibli. L'opinion ne soutient pas les Puritains car, s'il est vrai qu'elle est antipapiste, elle est satisfaite dans l'ensemble des solutions doctrinales élaborées et diffusées par l'Eglise anglicane auxquelles elle reconnaît le mérite d'avoir assuré la paix religieuse. D'autre part, nous sommes à une époque de prospérité et de puissance pour l'Angleterre (1588, défaite de l'Invincible Armada espagnole devant les côtes anglaises). » (p.255)
« Jacques 1er monte sur le trône en 1603, inaugurant, après celle des Tudors, la dynastie des Stuarts. Son fils Charles 1er lui succède en 1625. Parce que tous deux entendent renforcer l'absolutisme, ils se heurtent au Parlement. D'autre part, en tant que chefs de l'Eglise anglicane, ils entrent également en conflit avec les Puritains. Les deux problèmes vont s'additionner jusqu'à créer un insoluble conflit.
Nous savons que Jacques 1" est un roi docteur », un intellectuel. En 1599, alors qu'il n'était encore que roi d'Ecosse, il avait écrit un traité, The Trew Law of Pree Monarchies, où il affirmait la nécessité d'une source unique d'autorité et la légitimité du droit de vie et de mort du roi sur les sujets. C'est lui encore qui polémique avec les ultramontains comme Suarez pour défendre les thèses absolutistes […] Il croit que les rois sont des personnages quasi divins, que les opposants sont des pécheurs. Il dit à son fils Charles de se souvenir que « Dieu a fait [de lui] un petit dieu ». Il s'adresse au Parlement sur un ton paternaliste qui montre bien qu'il se considère comme situé au-dessus de cette institution. Il fait savoir au Parlement, en 1609, que « c'est le fait de sujets séditieux de discuter de ce qu'un roi peut faire dans la plénitude de son autorité : mais des rois justes seront toujours disposés à dire ce qu'ils ont l'intention de faire, s'ils ne veulent pas encourir la malédiction divine. Je serai toujours fort mécontent de voir discuter mon pouvoir : mais je serai toujours prêt à faire apparaître la raison de mes actes » (cité par Marx, p. 124). Jacques 1" prend comme proches conseillers Salisbury, puis Francis Bacon, partisan de l'absolutisme (le jeune Hobbes sera son secrétaire), puis, après 1615, Buckingham.
Son fils Charles Ier, est moins original. Il est absolutiste parce que les rois le sont à son époque. » (p.256)
« La pratique du pouvoir royal consistant à octroyer contre argent des monopoles à des particuliers, individus ou corporations, va ainsi se développer, contribuant à créer les conditions de la première révolution anglaise. Aux alentours de l'avènement de Charles 1er, vers 1628, cette pratique « atteint des proportions inouïes et revêt de plus en plus souvent le caractère d'une véritable exaction fiscale: des compagnies de commerce, des guildes, des courtisans reçoivent, contre le versement de droits élevés, la suprématie sur un domaine de la production, la fabrication de savon, le transport de charbon, la vente du sel, du vinaigre, l'imprimerie, etc. (on dénombrait quelque 700 monopoles à l'avènement de Charles 1er ; ces monopoles se traduisent à leur tour soit par la ruine des récalcitrants, soit par leur intégration dans les sociétés nouvelles, soit aussi par une simple rente obtenue sur les véritables producteurs; on conçoit la gêne apportée à l'essor économique, et qu'accentuent souvent des raréfactions artificielles, l'augmentation du coût de la matière première ou du produit semi-fini» (Roland Marx, L'Angleterre des révolutions). » (p.257)
« L'agitation antianglicane, qui va bien plus loin qu'au temps d'Elisabeth, est particulièrement nette dans les milieux des classes moyennes et de la gentry, milieux de commerçants et de manufacturiers, gens fiers et habitués à gérer eux-mêmes leurs affaires, qui supportent mal l'autoritarisme du gouvernement. Les régions les plus touchées par le puritanisme sont d'ailleurs les régions de plus grand dynamisme économique. » (p.259)
« À cette date survient en Écosse une révolte des Presbytériens contre l'anglicanisme. Le roi est obligé, cette fois, de convoquer le Parlement afin d'obtenir les impôts nécessaires pour réprimer la révolte. Aussitôt réuni, le 13 avril 1640, ce Parlement commence une fronde qui ne s'achèvera que vingt ans plus tard.
On distingue:
- Le Court Parlement, où la plupart des meneurs de 1628 sont réélus. Ce Parlement, pour cette raison, et parce qu'il a acclamé un discours de Pym où il était dit que « le Parlement est au Commonwealth ce que l'âme est au corps », est dissous après trois semaines.
- Le Long Parlement, réuni en novembre 1640. Bon nombre des députés du Court Parlement y ont été réélus, cependant que les candidats officiels subissaient de sévères échecs. De nombreux députés sont presbytériens, indépendants ou baptistes (ce Parlement est appelé « long » parce que, aucune élection légitime n'ayant eu lieu dans l'intervalle, c'est la même assemblée qui sera reconvoquée lors de la Restauration de 1660).
À partir de là se déroule un scénario tragique dont voici les principales étapes : .
- Le Parlement supprime les instruments de l'absolutisme, la Star Chamber, la High Commission et le Ship Money. Il fait arrêter les ministres de Charles 1er, Strafford (qui est exécuté) et Laud (qui le sera en 1645). Le roi ne peut rien faire.
- En décembre 1641 le Parlement vote une Pétition et une « Grande Remontrance ». Il s'agit d'épurer le clergé et le Conseil, suspectés d'encourager un « parti papiste » et, par ailleurs, d'imposer au roi ses conseillers et ses ministres. Le roi doit prendre comme conseillers et ministres les personnes que lui propose le Parlement (ce principe de responsabilité du gouvernement devant une Assemblée représentative était appelé à un grand avenir). Mais le roi refuse et tente de faire arrêter les cinq meneurs qui ont proposé le texte au Parlement, dont Pym. Or le rapport des forces n'est plus en sa faveur. Londres étant dominée par Pym et les milices urbaines, c'est le roi qui doit fuir.
- Commencent alors sept ans de guerre civile. Les parlementaires, au début, ne veulent nullement la suppression de la monarchie, mais son rééquilibrage. La guerre entre l'armée royale et l'armée du Parlement - le New Model, organisée sur le modèle suédois et dirigée par les généraux Faiifax et Cromwell - traîne en longueur parce que les deux parties tentent d'ultimes négociations. » (pp.259-260)
« Le roi est finalement livré à Cromwell par les Écossais dont il n'a pu payer l'armée. Retenu prisonnier pendant deux ans, au long desquels il tente encore de négocier, il est finalement, à la demande du Conseil des Officiers de l'armée, jugé et, le 30 janvier 1649, exécuté. […]
La force appartient à l'armée, qui épure le Parlement le 6 décembre 1648 (il avait été progressivement privé, de toute façon, dès 1642, de ses éléments les plus royalistes, en particulier les lords temporels et spirituels ; il Y avait eu des élections partielles en 1646 et c'est ce Parlement-Croupion., (Rump-Parliamem) de 60 membres ayant survécu aux épurations successives qui vote le procès du roi. » (p.261)
« La monarchie et la Chambre des lords sont abolies et le Commonwealth and Free State est créé le 19 mai 1649 (on a évité le mot de « République »).
- Suit une période incertaine de 1649 à 1653. Pendant presque quatre ans, un gouvernement civil, émanant de la Chambre, est censé diriger le pays. Mais il est contrôlé par les officiers
Finalement, en avril 1653, après avoir expulsé les députés, l'armée de Cromwell prend le pouvoir, nomme elle-même un parlement fantoche (le Barebone's Parliament, du nom d'un de ses membres). Une constitution écrite, l'Instrument de gouvernement, est établie. Le pouvoir appartiendra à un Lord Protecteur du Commonwealth d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande, à un Conseil de 26 membres, et à un Parlement de 460 députés élus au suffrage censitaire (il faut, pour être électeur, être propriétaire d'un bien foncier ou immobilier d'une valeur d'au moins 2000 livres).
Olivier Cromwell est nommé Lord Protecteur. Il a alors 54 ans. Il a été député aux Communes depuis 1628. Il est un représentant typique de la gentry puritaine. Entre 1649 et 1653, il a réprimé très durement une révolte des Irlandais, puis il a vaincu les derniers partisans écossais de Charles l''. Sur le plan religieux, c'est un protestant convaincu et même mystique, acquis aux idées millénaristes, néanmoins tolérant, très « puritain » sur le plan des mœurs qu'il essaie de surveiller et de réformer. Il comprend et encourage le commerce, il est partisan d'une politique extérieure vigoureuse. Tout cela lui vaut le soutien d'une majorité du peuple anglais.
Pour obtenir du Protecteur plus de respect de leur institution - plus précisément, un accroissement de l'autonomie de la Chambre et l'instauration d'une régularité (triennale) des sessions - les parlementaires finissent par offrir à Cromwell le titre royal et le droit de désigner son successeur. Pressé par ses officiers, Cromwell doit refuser le titre de roi, mais il accepte le caractère héréditaire de la charge de Lord Protecteur.
- Après la mort d'Olivier Cromwell en 1658, son fils Richard lui succède donc, mais il n'a pas l'autorité de son père et doit céder la place quelques mois plus tard. On assiste alors à la rivalité de deux généraux, Lambert et Monk. Ce dernier fait finalement rappeler Charles II -le fils de Charles 1er, réfugié en France depuis 1640 - qui fait son entrée à Londres le 29 mai 1660, restaurant la monarchie traditionnelle. » (p.262)
« La tolérance est défendue tant par les catholiques anglais comme William Allen et Robert Persons persécutés par les protestants, que par les puritains persécutés par l'épiscopalisme anglican, qu'il s'agisse des presbytériens (Thomas Cartwright), des Indépendants (Robert Browne, Henry Barrowe, Robert Harrison), des Levellers (Walwyn, Overton), ou des baptistes (Roger Williams). » (p.272)
« Le Leveller William Walwyn, dans The compassionate Samaritane : Liberty of conscience asserted and the separatist vindicated (1644), présente quatre arguments:
1 / Nul n'est maître de ses opinions, il croit vrai ce qu'il voit tel ; or on ne saurait punir quelqu'un pour quelque chose qui ne dépend pas de sa volonté ; 2 / il y a incertitude fondamentale en cette vie, et le persécuteur risque donc de persécuter, sans le savoir, la vraie religion ; il risque d'être un « théomaque » ; 3 / tout ce qui ne vient pas de la foi est péché, donc le persécuteur force à pécher et commet lui-même, en cela, un péché; 4 / c'est l'uniformité, et non le pluralisme, qui est par elle-même cause de désordre.
Un autre Leveller, Richard Overton, écrit en avril 1649 que les « fautes et transgressions personnelles » sont une affaire qui ne concerne que le croyant et son Dieu ; la communauté n'a pas à en connaître. » (p.273)
« La réflexion politique des Levellers dépasse de beaucoup la seule question de la tolérance. Ce groupe n'a pas eu un rôle très important en pratique dans le déroulement de la Révolution, puisque les quelques mutineries qu'il a organisées parmi les soldats de l'armée du New Madel dans la période 1646-1649 ont toutes tourné court. En revanche, son apport idéologique est fondamental et même « prophétique ».
Les Levellers se recrutent parmi les petits commerçants, les artisans et les paysans et sont nombreux parmi les soldats de l'année de Cromwell.
Les Levellers sont, comme leur nom l'indique, des « niveleurs » : ils revendiquent l'égalité politique, mais entendue au sens d'une égalité en droits, non d'une égalité des conditions (celle-ci sera réclamée par une de leurs branches dissidentes, les Diggers, dont nous parlerons lorsque nous aborderons l'histoire des doctrines socialistes). Ils pensent que tous les hommes étant fils d'Adam, et ayant hérité de lui une nature identique, ils sont égaux et doivent également bénéficier de la liberté et du droit de propriété. Les rangs sociaux actuels n'ont pas de raison d'être : les nobles n'ont pas plus de droits que les roturiers. » (p.275)
« Pour les Levellers, au contraire, dès lors que nul homme n'est censé obéir à une loi à l'élaboration de laquelle il n'a pas participé par lui-même ou par ses représentants, il ne peut y avoir qu'une seule Chambre représentant le peuple, et qui sera élue selon le strict principe « un homme, une voix ». L'assemblée représente une nation conçue comme une masse d'individus libres, et non plus comme un ensemble organique d'ordres et d'états. […]
Le Parlement, pour les Levellers, devra être élu tous les deux ans ; on supprimera' le système des « bourgs pourris », c'est-à-dire des circonscriptions électorales inégales, par une réforme électorale immédiate. » (p.277)
« Les Levellers mettent également au point l'idée moderne de constitption écrite, susceptible de canaliser et de limiter les pouvoirs de l'Etat, ainsi qu'une première ébauche de « déclaration des droits de l'homme ». L'Agreement if the people énoncé en effet « noir sur blanc » les pouvoirs des différentes instances de l'Etat qu'on est en train de créer, ainsi que les droits fondamentaux que les citoyens déclarent garder pour eux-mêmes et ne pas déléguer à leurs députés. Ainsi, le Parlement ne pourra faire certains types de lois que le texte énumère. Il ne devra pas légiférer en matière de religion (« les matières de religion et de culte ne sont confiées par nous à aucun pouvoir humain ... »), il ne pourra déclarer la guerre (« forcer n'importe lequel d'entre nous à servir à la guerre est contre nos libertés ... »), il ne pourra faire de lois qui compromettent l'égalité devant la loi (« aucune tenure, propriété, charte, rang hiérarchique, naissance ou fonction ne doit dispenser de l’observation nonnale des lois auxquelles les autres sont tenus »,« toutes les lois doivent être égales, elles doivent être bonnes et ne pas être manifestement destructrices de la sûreté et du bien-être des gens» ).
Dans d'autres textes, les Levellers disent que le Parlement ne peut faire de lois contre la propriété, ni remettre les dettes. » (p.278)
« Hobbes, que certains créditent d'être fondateur de la « modernité », inaugure donc cette dernière par un rejet de l'héritage h~lmaniste et civique. On voit que la modernité à laquelle il ouvre n'est donc pas celle de l'Etat de droit, mais une société du genre de celles qu'ont produites les héritiers politiques de Marx et de Nietzsche, autres contempteurs des classiques. » (p.282)
« John Milton naît en 1608. Il fait ses études à Cambridge. Dès 1637, il publie un texte littéraire où il critique'l'Eglise anglicane. Il voyage en Italie, où il rencontre Galilée. Au début de la Révolution, il soutient les presbytériens, avec lesquels il rompt ensuite pour se rapprocher des Indépendants. En 1644, il écrit, contre la censure exercée par les presbytériens, l'Areopagitica (ce qui n'est pas sans rapports avec le fait que son livre en faveur du divorce n'a pas été autorisé).
A partir de 1649, il fait partie du personnel politique du nouveau régime, en faveur duquel il écrit plusieurs ouvrages : Tenure of Kings and Magistrates (1649) où il justifie l'exécution du roi, l'Eikonoclastes (1649) où il polémique contre les royalistes qui avaient écrit l'Eikon basilikè (( L'Image royale»), la Defensio pro populo anglicano (1651) où il répond au protestant français Saumaise qui avait critiqué le régicide. Il écrira ensuite The History of Britain (1670), et de grands poèmes qui font de lui un des plus grands écrivains classiques anglais, Paradise Lost (1667) et Samson Agonistes (1671). Il meurt en 1674. Il était aveugle depuis le début des années 1650. […]
On peut soutenir que l'Areopagitica de Milton est l'un des trois livres les plus importants qui aient été écrits en langue anglaise sur la question de la liberté d'expression dans la tradition libérale, les deux autres étant le On liberty de John Stuart Mill et Conjectures and Refutations de Karl Popper. » (p.283)
« Ainsi, un des rares de son temps, Milton fait de la liberté intellectuelle un principe positif et non une simple affaire de « tolérance ». Le constat des limites de la connaissance humaine actuelle n'implique pas seulement, comme encore chez Juste Lipse, Grotius ou les Levellers, que l'on renonce à utiliser le bras séculier contre les dissidents ; il implique qu'on encourage positivement ceux-ci à exprimer leurs idées, dans l'idée que, sans cela, jamais la vérité n'émergera. Il faut passer de l'idée de tolérance à celle de pluralisme, dont dépend le progrès spirituel de la collectivité. […]
Milton a développé d'autres thèses politiques, qui sont moins originales et que nous ne pouvons qu'évoquer brièvement ici. Dans la Tenure of Kings and Magitrates (1649), il dit que les hommes sont naturellement libres et ne fondent des Etats que pour assurer mutuellemen.t leur défense. L'autorité publique se substitue au droit qu'a chacun, par nature, d'assurer lui-même sa défense (idée formulée par la Seconde Scolastique et Grotius, et que nous verrons développée chez Locke) ; mais elle doit agir conformément aux limites posées par la loi. Le pouvoir politique vient du peuple, et c'est pourquoi, s'il est détourné à son profit par un tyran, le peuple peut le reprendre. Le roi peut être déposé autant de fois que le peuple le juge nécessaire. » (p.290)
« Né en 1611, Harririgton est issu de la gentry. Il fait des études à Oxford et, brièvement, au Middle Temple. Il voyage ensuite aux Provinces-Unies, puis, semble-t-il, au Danemark, en Allemagne, en France et en Italie. Les années suivantes sont mal connues. Mais il semble qu'il ait été, à partir de fin 1646, gentilhomme attaché à la maison de Charles 1er, auquel l'aurait lié une certaine sympathie, cette situation durant jusqu'au début 1649. L'Oeéana, peut-être commencée avant la mort de Charles 1er, est publiée en 1656, au moment où, parmi certains officiers, une vive opposition à Cromwell, soupçonné de vouloir instaurer une tyrannie, se fait jour, inspirée soit par le républicanisme, soit par l'apocalyptisme des hommes de la Cinquième Monarchie. Harrington écrit ensuite The Prerogative if Popular Govemment (1657), The Art if Lawgiving (1659), A System if Po/ities (1661). Harrington est brièvement emprisonné lors de la Restauration. Il meurt en 1677. » (p.291)
« Algernon Sidney (1623-1683), d'origine aristocatique, combat pour le Parlement pendant la guerre civile. Il devient lui-même ensuite membre du Parlement, puis du gouvernement républicain en 1652-1653. Mais il rompt avec Cromwell. Il revient aux affaires en 1659. Après 1660, il est en exil, et complote contre l'Angleterre avec Français et Hollandais en 1664-1665. Revenu en Angleterre en 1677, il est exécuté en 1683 pour avoir pris part à un complot contre Charles II. Ses principales oeuvres sont les Court Maxims (écrites en Hollande au milieu des années 1660, dans l'espoir de susciter une alliance des Républicains anglais avec le parti de Jean de Witt)! et les Discourses concerning Governmenf.
Le livre de Sidney, qui réfute Filmer page par page, réaffirme le droit de résistance à l'oppression et la légitimité du tyrannicide. Il manifeste un attachement profond aux modèles républicains antiques : « Tout ce qui fut jamais désirable ou digne de louange et d'imitation dans Rome venait de sa liberté. » Sidney reprend les idées déjà traditionnelles des républicains, à savoir que « tous les p'euples ont un droit naturel à se gouverner eux-mêmes ; qu'ils peuvent choisir leurs dirigeants ; que le gouvernement dérive son pouvoir du peuple, existe pour la sauvegarde et le bien-être de celui-ci et peut en être tenu pour responsable » (Sabine). Sidney insiste, comme Milton ou Harrington, sur la supériorité du système des élection. Il pense que l'élection révèle les supériorités naturelles des best men, et il soutient que les cours sont a contrario emplies d'hommes dépravés qui n'ont atteint le degré de pouvoir où on les voit que par la faveur des princes et par l'intrigue.
Sidney, héros et martyr du parti whig, aura une image de légende au long du XVIIIe siècle, et ses oeuvres, plus accessibles que celles de Harrington, exerceront une grande influence. » (p.302)
« Après la Seconde Révolution de 1688, les républicains continuent à s'exprimer, et ils sont opposés au régime nouvellement mis en place, alors même qu'il s'agit d'une monarchie constitutionnelle qui réalise une partie de leur programme.
Robert Molesworth publie en 1694 An Account if Denmark, où, prenant occasion de son analyse de la monarchie danoise, il rappelle avec force les principes républicains (il traduira d'ailleurs, en 1711, la Francogallia de Hotman).
Les républicains combattent aussi le principe des armées permanentes (écrits de Moyle, Trenchard, Toland [The Militia Riformed, 1698] et Fletcher [Discourses concerning Militias, 1697]). Pourquoi l'Angleterre conserve-t-elle une armée alors qu'a été conclue la paix de Ryswick avec la France ? Les armées permanentes coûtent cher, justifient une fiscalité élevée et agmentent le pouvoir royal. Ces « soldats mercenaires » sont à l'opposé de l'armée populaire de conscrits voulue par les républicains. » (p.303)
« En 1685, le frère de Charles II, le duc d'York, lui succède sous le nom de Jacques II. Or il est catholique et il est immédiatement soupçonné de vouloir rétablir en Angleterre, en même temps que le catholicisme, l'absolutisme. Il prend, de fait, dès son avènement, des mesures autoritaires, dont les Anglais étaient déshabitués depuis la première révolution. Beaucoup songent à le déposer en rompant avec l'ordre normal de succession. En 1688, certains d'entre eux font appel à Guillaume d'Orange, le « stadthouder » des Provinces-Unies, qui avait épousé Marie, la fille de Jacques II'. Guillaume débarque avec une armée, et Jacques II, sans combattre, renonce au trône (c'est le fait qu'il n'y ait pratiquement pas eu de violences qui vaut à cet événement d'être appelé par les Anglais la « Glorieuse Révolution »). Guillaume et Marie deviennent alors roi et reine!, à la suite d'un vote des deux chambres du Parlement (13 février 1689).
Le Parlement leur fait approuver un texte fondamental, le Bill of Rights (1689), qui renferme les principes du régime nouveau : reconnaissance de certains droits fondamentaux et nature constitutionnelle- du régime. » (p.305)
« Alors que Sidney fut exécuté, Locke, qui écrivait dans le même sens, put échapper à la répression parce qu'il vivait aux Pays-Bas (refuge d'ailleurs imparfait, puisqu'il faillit y être assassiné par la police secrète anglaise). Les arguments de Locke pour réfuter Filmer sont classiques. Il se réfère à la distinction, fonnulée par Aristote et connue de tous les scolastiques médiévaux et modernes, entre pouvoir politique et pouvoir domestique. Le pouvoir du père sur les enfants est domestique, non politique ; donc le pouvoir politique des rois ne saurait se déduire du pouvoir paternel d'Adam. De toute façon, le pouvoir paternel n'est pas absolu. Donc la monarchie absolue n'est pas fondée en droit naturel. » (note 1 p.308)
« Pour Locke (qui, là encore, s'aligne sur la vieille tradition venant d'Aristote, saint Thomas, De Soto, Suarez ou Grotius ... ), l'état de nature est déjà un état social (même s'il n'est pas un état civique ou politique). Déjà, à l'état de nature, les hommes sont obligés de fa ire ou de ne pas faire certaines choses les uns à l'égard des autres, alors même qu'il n'y a eu entre eux aucune convention expresse. » (p.310)
« C'est ici que Locke se démarque du raisonnement conservateur d'Aristote. La nature limite bien la propriété : une propriété excédant les besoins naturels est illégitime. Mais, pour juger de ces besoins naturels, il ne faut pas se référer au producteur individuel, il faut considérer les besoins sociaux. Tant que la société consomme tout ce qui est produit, il n'y a nul excès, nul gâchis, nulle atteinte aux lois de la nature, bien au contraire, puisque cela contribue au bonheur de l'humanité. » (p.315)
« Pas de guerres de conquêtes ou pour assurer les intérêts dynastiques des rois. Et, à l'intérieur, l'Etat ne sera pas fondé à user de coercition pour faire advenir des prétendues « finalités collectives », de « grands desseins » justifiant le mépris des finalités individuelles. L'association a pour seule fin de créer un cadre dans lequel les individus puissent poursuivre pacifiquement leurs propres fins. » (p.320)
« Locke évoque les problèmes d'acquisition ou de perte de nationalité, qui mettent en relief ces principes. L'enfant d'un couple anglais qui naît en France n'est a priori ni français ni anglais. Il n'est pas anglais, puisqu'il n'est pas inscrit à l'état civil (ou l'équivalent paroissial) anglais et, s'il rentre en Angleterre, il devra demander au roi que sa citoyenneté anglaise soit reconnue. Il n'est pas français, car si ses parents veulent l'emmener vivre en Espagne ou en Italie, personne ne considérera cela, en France, comme une « désertion ». En fait, son appartenance à une communauté politique dépendra bien, alors, de sa seule volonté libre. Lorsqu'il sera majeur, il optera pour une nationalité et passera formellement un contrat avec le pays qu'il aura choisi.
Ainsi, la citoyenneté ne dépend ni de la race ni de l’ethnie ; Locke récuse tout « droit du sang » (et d'ailleurs aussi tout « droit du sol »). Sa conception de la nation, si l'on se réfère à la fameuse opposition faite par Renan entre la conception « française » de la nation qui serait fondée sur la volonté, et la conception « allemande », qui le serait sur l'appartenance à une communauté raciale, ethnique, historique et culturelle, ressemble à s'y méprendre à la conception française : de ce fait, celle-ci est-elle si « française » que le pensait Renan ? » (p.323)
« La liberté consiste à être exempt de gêne et de violence de la part d'autrui. Car qui peut être libre lorsque l'humeur facheuse de quelque autre pourra dominer sur lui et le maîtriser ? Mais on jouit d'une véritable liberté quand on peut disposer librement, et comme on veut, de sa personne, de ses actions, de ses possessions, de toute sa property. […] En d'autres termes, la liberté n'est pas un pouvoir, mais un rapport social ; et le contraire de la liberté n'est pas la nécessité, mais la coercition. » (p.324)
-Philippe Nemo, Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, Paris, Quadrige / PUF, 2009 (2002 pour la première édition), 1428 pages.