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" [Chapitre 6: Les luttes pour l’égalité. Socialismes et idées révolutionnaires à l’ère du capitalisme]
L’Angleterre est le berceau de l’industrialisation. Celle-ci s’y est amorcée dès le XVIII s. et s’est accélérée à partir de 1780. En 1806, l’industrie regroupe déjà 30 % de la population active."
"La naissance de l’économie industrielle est le résultat d’un ensemble de facteurs dont la rencontre contribue à transformer en profondeur les connaissances et les savoir-faire. Elle découle directement, en premier lieu, des innombrables innovations techniques (machine à vapeur, utilisation du charbon comme source énergétique, nouveaux procédés métallurgiques, progrès des constructions mécaniques) qui permettent d’améliorer les produits et rendent possible la production en série (la mécanisation permettant la baisse des coûts et l’accélération des cadences de production).
L’industrialisation bénéficie, en second lieu, du développement des réseaux bancaires et des systèmes boursiers. En effet, les besoins financiers sont tels qu’ils impliquent la recherche de capitaux très importants dépassant largement les capacités des entreprises familiales. Le développement du crédit commercial, des prêts à long terme, des participations directes au capital, sont autant de techniques financières nouvelles qui soutiennent le développement de l’industrie. Quant aux États, ils participent à la régulation de l’activité économique par les responsabilités qu’ils confèrent aux banques centrales, notamment le monopole de l’émission monétaire.
En troisième lieu, la croissance démographique joue un rôle essentiel dans la transformation de l’économie, en participant à la poussée générale de la demande en Europe. Le recul de la mortalité, notamment, contribue à de forts excédents naturels (variables selon les pays) qui font passer le continent européen de 192 millions d’habitants en 1800 à 274 millions en 1850. Cette croissance accroît les besoins d’autant plus fortement que le revenu moyen par habitant augmente. Dans ce contexte, seules de nouvelles formes de production, plus efficaces, peuvent satisfaire la demande. L’essor démographique favorise également le développement des villes où se concentre une main-d’œuvre abondante et bon marché, capable de participer à l’effort de production.
En quatrième lieu, dans toute l’Europe, la création de nouvelles voies de communications routières, fluviales et maritimes, contribue à l’unification des marchés économiques nationaux. Ces voies permettent le développement des échanges, la baisse des tarifs douaniers, le rapprochement des systèmes juridiques du commerce et, plus avant, stimulent la demande en ouvrant de nouveaux marchés.
Enfin, assez paradoxalement, les progrès rapides de l’agriculture vont de pair avec la croissance de l’industrie. Dans un sens, l’extension des superficies cultivables et l’amélioration des méthodes de travail permettent de compenser l’exode rural et de nourrir les populations urbaines de plus en plus nombreuses. Dans l’autre sens, le développement des techniques industrielles, à partir du milieu du XIX s., améliore en retour la productivité agricole."
"Selon Saint-Simon, l’un des premiers objectifs du système industriel est l’amélioration du sort de la classe la plus pauvre. L’État a donc un rôle primordial à jouer dans l’économie afin d’empêcher la concentration des richesses. Il a ainsi pour tâche de prévenir l’émergence d’une nouvelle classe de prédateurs qui se substituerait à la noblesse d’Ancien Régime et établirait un nouveau système de privilèges.
L’industrialisme saint-simonien refuse donc l’exploitation du travail, la concentration de la propriété et la concurrence égoïste entre les intérêts particuliers. Il se pose comme un rempart contre le déséquilibre des profits. Il entend empêcher les conflits entre propriétaires et travailleurs, qui commencent à prendre de l’ampleur en Angleterre (vague de violences « luddistes » entre 1811 et 1816). Il souhaite contribuer au renforcement d’une société unie et solidaire où tous les « producteurs » (qu’il prend soin de distinguer des « propriétaires ») s’associeraient les uns avec les autres dans l’intérêt de tous.
Tous ces arguments expliquent que Saint-Simon ait été considéré par de nombreux théoriciens de la question ouvrière comme l’un des précurseurs de la pensée socialiste. Non seulement sa théorie, particulièrement optimiste, a influencé les projets d’inspiration communautaire des « socialistes utopiques », mais elle a fourni de précieux éléments critiques sur lesquels la pensée révolutionnaire du XIX s. s’est appuyée. Friedrich Engels considérera à cet égard que Saint-Simon, dans ses écrits, a « une largeur de vue générale qui fait que presque toutes les idées non économiques des socialistes postérieurs sont contenues en germe chez lui » (Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1876-1877)."
"La plupart des héritiers déclarés de Saint-Simon s’inscrivent dans la mouvance socialiste. On trouve, parmi les disciples, des auteurs optimistes qui souhaitent diffuser la philosophie industrielle par une démarche mystique ou religieuse. C’est le cas d’Enfantin, et plus particulièrement de Buchez qui entend réaliser une synthèse de la pensée chrétienne, du saint-simonisme et du socialisme. De nombreux saint-simoniens rompent néanmoins avec la vision heureuse de la société industrielle et adoptent une position résolument critique. Certains penchent même en faveur de l’action révolutionnaire, tout en reprenant les interprétations de Saint-Simon sur le rôle de la production et du travail dans la transformation de la vie politique. Des figures comme Jean Reynaud, Auguste Blanqui ou, plus tard, Joseph Proudhon, font souvent référence à la critique de la propriété formulée par le père de l’industrialisme. Le saint-simonisme est également une source d’inspiration pour Friedrich Engels et Karl Marx lorsqu’ils rédigent en 1848 le Manifeste du Parti communiste (malgré de profondes divergences avec l’aristocrate français sur les effets de la religion ou le rôle joué par les ouvriers dans la réalisation de la nouvelle société).
Les « socialistes utopiques » (Owen, Fourier, Cabet), quant à eux, ne sont pas des militants saint-simoniens. Mais ils s’inspirent largement de la pensée du philosophe français. Leur objectif est bien de mettre en œuvre des projets communautaires qui pourraient concrétiser la vision heureuse d’une société industrielle émancipée des rapports de domination."
"Inquiet face au désordre ambiant, Comte affiche néanmoins très vite sa méfiance à l’égard des nouvelles institutions républicaines. Le 2 décembre 1852, il approuve le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte. Par la suite, il condamne pêle-mêle le saint-simonisme, le proudhonisme et le marxisme (qu’il considère comme la pensée concurrente du positivisme). Il cherche toujours, de surcroît, le soutien d’élites qu’il entend convertir à la religion positiviste. Mais il ne parvient pas à faire entendre sa voix au-delà des cercles de fidèles. Il meurt en 1857 sans être parvenu à influencer la politique impériale."
"Les chartistes réclament des réformes sociales, mais ils se distinguent de l’owénisme par leur franche hostilité au monde des affaires. En effet, après une courte période ouverte à des projets communautaires, le mouvement se radicalise. Il en appelle à la confrontation directe avec les patrons par la manifestation, le blocage des usines et la grève générale, là où Owen est partisan d’une entente harmonieuse entre employeurs et travailleurs. Ses dirigeants associent également des revendications politiques, en particulier le suffrage universel et le droit d’être élu. Ils revendiquent des sièges à la Chambre des Communes afin de concourir au vote de lois sociales. À la différence, les disciples d’Owen considèrent que la lutte contre l’exploitation du travail est une question proprement économique et peut être résolue par la mise en place de villages communautaires.
Au moment où en France, les révolutionnaires de 1848 provoquent la chute de la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe, le chartisme périclite à la suite des luttes intestines qui divisent depuis plusieurs années le mouvement – notamment les tensions entre les intellectuels, partisans de l’action organisée, et les leaders ouvriers, partisans de la violence. Il apparaît en définitive comme l’expression d’une révolte populaire traduisant le dénuement des classes laborieuses dans les comtés industriels. Il n’est jamais parvenu à se structurer efficacement ni à établir une doctrine socialiste cohérente."
"Fourier entreprend alors de bâtir un système communautaire qui permettrait à chaque homme d’assouvir pleinement ses désirs. Il imagine la création de communautés de travail, qu’il nomme les « phalanstères », dont l’organisation est censée mener à la réalisation de l’« Harmonie universelle », en permettant de combiner de manière équilibrée les différentes passions. Les membres y seraient conduits à changer fréquemment de tâches, selon leurs envies, de façon à combler tous leurs désirs (il s’agirait clairement de rendre le travail attrayant et d’en faire un plaisir). Ils pourraient parallèlement y pratiquer l’amour libre et goûter tous les plaisirs de la table. La propriété de tous les biens serait collective. Les salaires, en revanche, devraient être répartis selon les aptitudes et les efforts de chacun, car il serait injuste de ne pas reconnaître les mérites personnels. Fourier n’est pas partisan, sur ce point, d’un socialisme égalitaire, car l’égalité est pour lui un principe autoritaire contraire à la vie naturelle.
Défenseur de la liberté absolue, Fourier éprouve une aversion pour toutes les formes d’autorité. Il fustige en particulier le pouvoir central de l’État dont l’existence pèse comme une chape sur l’existence des individus. L’État est incapable de répondre aux aspirations personnelles. L’idée démocratique, quant à elle, ne permet guère de combattre la puissance de l’État. Elle consiste simplement en une transformation du régime. Elle est, à ce titre, une dangereuse illusion. La solution fouriériste est donc forcément radicale : elle implique de mettre un terme à l’État traditionnel et de réorganiser la société politique au niveau local à partir des phalanstères. La seule voie politique envisageable est ainsi celle d’une fédération d’associations de travailleurs se regroupant spontanément et librement les unes aux autres."
"Avocat de profession, historien de sensibilité, adepte de la Charbonnerie dans les années 1820, Cabet participe aux « Trois Glorieuses » (journées révolutionnaires de 1830) qui mettent fin à l’expérience de la Restauration. Il est un grand admirateur des révolutions. Il publie en 1839 une Histoire populaire de la Révolution française de 1789 à 1830. Il est loin, toutefois, d’être un insoumis. Il n’hésite pas, au tout début de la Monarchie de Juillet, à accepter le poste de procureur général de Corse, avant d’être élu député en 1832.
Ses idées, en revanche, apparaissent rapidement subversives aux yeux de l’aile conservatrice du parlement. Défenseur de l’idée démocratique à la Chambre des députés (ce qui le distingue nettement de Fourier), il y promeut des vues prônant la collectivisation de la propriété, du travail et de l’éducation. Les thèses qu’il développe dans son journal, Le Populaire, lui valent des poursuites qui le contraignent à l’exil. Il part alors en Angleterre où il se familiarise avec les idées d’Owen. De retour en France, il publie un roman philosophique, Voyage en Icarie (1842), où il prend la défense d’un communisme pacifiste. À la manière d’un Thomas More, d’un Campanella ou d’un Voltaire, il y décrit une communauté imaginaire où règnent la concorde et la justice grâce au partage du travail et de tous les biens.
L’utopie communiste d’Icarie s’inspire de nombreux auteurs. Elle tente une synthèse de différentes attitudes philosophiques. Comme Platon, Cabet prône une réorganisation communautaire de la vie sociale, en particulier dans le domaine de l’éducation. Comme Owen et quatre siècles plus tôt, Thomas More, il soutient que l’interdiction du profit et l’abolition de la propriété privée (celle des machines et celle de la terre) sont les deux priorités pour éviter toute exploitation abusive du travail. Des babouvistes, il retire l’idée qu’il n’y a pas de liberté sans égalité sociale. Celle-ci est la condition de toute justice. Comme Saint-Simon, il considère que la religion est un ferment essentiel de l’unité sociale, mais que l’Église institutionnelle a perdu le sens de sa mission. Il en appelle à cet égard à une relecture des Évangiles et à la réalisation d’un « vrai christianisme » qui, selon lui, est forcément d’inspiration communiste (les communistes sont les « disciples » de Jésus-Christ). C’est dans les Saintes Écritures qu’il puise l’idée que la fraternité entre les hommes exige le partage des biens et apparaît incompatible avec le mercantilisme et la manipulation de l’argent.
S’inspirant des expériences d’Owen et de Fourier, Étienne Cabet tente lui aussi de fonder des communautés « icariennes » dans le Nouveau Monde (Texas et Illinois) où il émigre en 1848, peu après avoir échoué aux élections législatives françaises."
"À la veille de 1848, puis sous la II République, la notion évolue de nouveau et prend un sens plus politique. Elle rassemble sous une même bannière tous ceux qui entendent mettre fin à la monarchie libérale. La revendication « socialiste » regroupe alors tous les républicains et révolutionnaires qui défendent indistinctement la reconnaissance de nouveaux droits sociaux, l’élargissement des droits du citoyen, l’abolition de l’esclavage ainsi que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En d’autres termes, la notion se politise : elle associe désormais la revendication démocratique à l’idée de réforme sociale. Le socialisme est alors une tendance du « républicanisme » dont il exprime la sensibilité sociale. Ce n’est que vingt ans plus tard que « socialistes » et « républicains » se diviseront en France, lorsque les premiers s’identifieront au prolétariat et que les seconds choisiront de s’allier aux libéraux modérés.
Les premiers projets socialistes naissent de la volonté de lutter contre les inégalités économiques et sociales provoquées par l’industrialisation. Dans les années 1830-1840, ils expriment avant tout une réaction à l’individualisme bourgeois et aux inégalités de la nouvelle économie industrielle."
"[Leroux] rentre en France en 1869 où il continue de jouir d’une grande popularité."
"Louis Blanc (1811-1882) arrive à Paris en 1830 après une enfance en Espagne. Il y entreprend une carrière de journaliste et collabore à diverses revues. En 1839, il fonde la Revue du progrès où il développe ses premières analyses sur la monarchie de Juillet. Il réclame l’abolition du suffrage censitaire dont l’effet est de tenir à l’écart de la vie politique les catégories de citoyens qui ont le plus besoin de l’État. C’est grâce à l’un de ses articles de 1839, publié l’année suivante dans un opuscule intitulé L’Organisation du travail, que Louis Blanc accède à la notoriété. Il y présente un programme social d’amélioration de la condition ouvrière.
Son souhait est de mettre progressivement un terme au système de production capitaliste qui est l’expression d’une époque caractérisée par l’individualisme. Il entend lui substituer un nouveau système d’organisation du travail fondé sur une « fraternelle association » de tous les ouvriers. Il propose, pour cela, la création d’associations de production appelées les « ateliers sociaux ». Leur mise en place doit reposer sur le principe d’une rémunération égale de tous les travailleurs. Surtout, les ateliers doivent permettre de créer un secteur économique public placé sous la responsabilité d’un atelier central contrôlé par l’État. Louis Blanc ne propose pas la suppression totale du profit (ceux qui apportent des capitaux doivent être rémunérés), pas plus que l’abolition immédiate de la propriété privée. Toutefois, confiant dans la réussite économique des ateliers (qui surpasseraient rapidement les entreprises), le domaine public serait amené à s’étendre naturellement et à absorber progressivement le secteur privé.
Louis Blanc n’est pas un révolutionnaire. Son socialisme est d’inspiration réformiste. Il ne pense pas, à cet égard, que la relation entre propriétaires et travailleurs soit marquée par une irréductible contradiction d’intérêt. Il entend même convaincre les employeurs du bien-fondé de son projet et les associer au fonctionnement des ateliers sociaux. En revanche, la doctrine qu’il propose est franchement étatiste. Les ateliers ne peuvent réussir sans l’intervention et le contrôle de l’État central dans la mesure où la très grande majorité des détenteurs de capitaux ne sont pas disposés à réformer en profondeur le système capitaliste. Cette conviction conduira Louis Blanc à essuyer les sarcasmes de Pierre-Joseph Proudhon qui verra dans le projet des ateliers l’expression d’un « socialisme gouvernemental » dont le peuple reste le grand absent.
Enfin, pour Louis Blanc, l’appel à l’État justifie une transformation du pouvoir politique, car c’est bien le gouvernement qui devra donner l’impulsion décisive au projet socialiste. À cet égard, il est clair, pour lui, que la conquête du suffrage universel est une condition importante pour que l’État soit incité, sous la pression du vote des travailleurs, à s’engager dans la mutation de l’économie. Ainsi, lors des journées révolutionnaires de février 1848, Louis Blanc estime que les conditions politiques sont désormais réunies pour réaliser son projet. Membre du gouvernement provisoire où il représente l’aile gauche des républicains, il est nommé à la tête de la Commission dite « du Luxembourg » chargée de réfléchir à un programme de réorganisation du travail. Le gouvernement proclame solennellement le « droit au travail » pour tous les citoyens. Sous la pression des socialistes, il entreprend la création d’« ateliers nationaux ». Mais ces derniers sont aussitôt entravés par l’intervention des républicains modérés et leur rôle se limite à une politique d’assistance aux plus déshérités. Louis Blanc quitte alors le gouvernement, voyant dans les ateliers une accablante caricature de son projet. C’est leur suppression qui provoque les journées insurrectionnelles du 23 et du 26 juin 1848, durement réprimées par le chef de l’exécutif Louis Cavaignac. Devant la crainte du péril révolutionnaire, modérés et conservateurs se réunissent alors dans un grand « parti de l’Ordre » qui assurera, en décembre 1848, la victoire sans appel de Louis Napoléon Bonaparte aux élections présidentielles.
Tenu pour responsable des troubles (qu’il a pourtant immédiatement condamnés), Louis Blanc prend les devants et s’exile en Angleterre comme de nombreux révolutionnaires français. Il y réside durant toute la période du Second Empire et se consacre alors à ses travaux d’historien. De retour en France en septembre 1870, il condamne la Commune de Paris (1871) pour son recours à la violence et son inspiration fortement décentralisatrice. Il est élu député républicain la même année et s’installe à l’extrême gauche de la Chambre des députés. Il y est réélu plusieurs fois, avant de s’éteindre en 1882. La République parlementaire est alors installée depuis trois ans et la France a besoin de nouvelles icônes politiques. Le « héros de 48 » devient l’un des symboles de l’engagement républicain. Il est loué pour sa modération politique et la générosité de ses idées sociales. Il reçoit des funérailles nationales."
"Convaincu de la nécessité de la révolution, Blanqui formule de virulentes critiques à l’égard des théories réformistes qui fleurissent dans le prolongement du saint-simonisme. Il est extrêmement sévère à l’égard des socialistes qu’il a côtoyés dans sa jeunesse. Tandis que certains s’enferment dans le rêve d’une société idéale et s’éloignent de la réalité des travailleurs, d’autres espèrent, avec une douce illusion, convaincre les exploiteurs de l’opportunité d’un changement politique pacifique. Tous ces mirages ne peuvent que contribuer au renforcement du système capitaliste. Il est bien plus urgent, selon lui, de renverser la tyrannie du capital par la force, en appelant le peuple à se soulever comme un seul homme. C’est à cette fin qu’il prépare une insurrection à Paris en 1839. Celle-ci échoue lamentablement et Blanqui est arrêté. Condamné à mort, puis gracié en 1844, il retrouve le chemin de la révolte au printemps 1848. Mais là aussi, il est pris dans les mailles de l’armée et retourne en prison une dizaine d’années. Libéré, il reprend de nouveau son activité de propagandiste dans les milieux ouvriers et étudiants. À nouveau emprisonné, il s’évade et fuit à l’étranger… pour mieux revenir à la chute de Napoléon III et participer aux journées insurrectionnelles de l’hiver 1870-1871. Arrêté par le gouvernement de Thiers, il ne peut participer à la Commune, mais ses partisans s’y illustrent, avant d’être durement réprimés."
"Les anarcho-syndicalistes revendiquent une conception « apolitique » du mouvement ouvrier. Condamnant en bloc « l’ordre parlementaire bourgeois », ils refusent tout rapprochement avec les mouvements socialistes qui jouent le jeu de la démocratie électorale. Ils reçoivent à cet égard l’appui de nombreux anarchistes qui, désappointés par la violence des groupuscules libertaires des années 1890, reportent leurs ambitions révolutionnaires sur l’action syndicale. Contre l’État autoritaire, contre les chambres parlementaires noyautées par la bourgeoisie, les syndicats sont vus comme les seules « associations libres de travailleurs » capables d’agir au plus près des réalités locales et de bloquer le système capitaliste à la base.
La voie anarcho-révolutionnaire séduit essentiellement les milieux ouvriers de l’Europe méridionale. Dans les régions industrielles d’Italie du Nord, elle inspire de nombreux dirigeants syndicaux jusqu’à la Première Guerre mondiale. Son principal avocat est Antonio Labriola qui, tout en étant marxiste, considère que le syndicalisme indépendant est adapté à la spontanéité de l’action révolutionnaire et s’accorde à la structure économique de l’Italie. L’anarcho-syndicalisme est également défendu en Espagne (notamment en Catalogne) au sein de la toute nouvelle Confédération nationale des Travailleurs. Il continuera d’être revendiqué par les mouvements ouvriers jusqu’à la fin de la guerre d’Espagne et la victoire de Franco (1939).
Mais c’est en France que les organisations ouvrières sont les plus sensibles aux thèses anarcho-révolutionnaires."
"Polytechnicien, Sorel est resté ingénieur des Ponts et Chaussées jusqu’à l’âge de 45 ans. Convaincu de la nécessité de provoquer un vaste mouvement de « régénération » de la société, confiant dans la spontanéité du prolétariat et dans sa force révolutionnaire pour accomplir cette tâche, il décide de s’engager dans le combat socialiste en 1892. Il se consacre dès lors à l’écriture et à l’activité politique, sans pour autant accepter de responsabilités dans un mouvement particulier. Dans les premières années de son engagement, il noue des liens avec des intellectuels modérés, comme le philosophe italien de la liberté Benedetto Croce ou le dirigeant social-démocrate allemand Eduard Bernstein. Il n’en appelle pas moins à un sursaut révolutionnaire, justifié selon lui par les dévoiements intolérables de la société moderne.
Ses écrits condamnent le rationalisme scientifique. Sorel s’en prend notamment au pouvoir qu’ont acquis les savants dans la société. Ces derniers agissent au nom d’une science qu’ils croient vraie, alors qu’elle est une construction de l’esprit qui éloigne les hommes de la vie naturelle. Sorel dénonce également, à la même époque, la décadence de la société européenne : celle-ci a sombré dans le culte du plaisir et de la consommation, alors qu’initialement elle était tout entière tournée vers le travail et le combat. Il fustige avec virulence l’immoralité des élites bourgeoises qui ont contribué à l’effondrement des valeurs ancestrales et à l’enlisement de la société dans la corruption et la vie artificielle.
En 1898, sa pensée politique connaît un tournant. Reprenant les thèses de Proudhon (dont il adopte les idées sur la décentralisation et l’autogestion) et de Marx (dont il admire l’approche pragmatique de la révolution), il renvoie dos à dos le libéralisme bourgeois et le réformisme démocratique. Il condamne alors la tentation ouvrière d’intégrer la vie politique parlementaire et bâtit une doctrine de l’action syndicale révolutionnaire (L’Avenir socialiste des syndicats, 1898). Il collabore à diverses publications marxistes puis, en 1905, fonde la revue Le Mouvement socialiste qui devient la voix du syndicalisme révolutionnaire.
En 1908, Sorel publie des Réflexions sur la violence qui constituent le principal soutien à la stratégie de l’action directe prônée par la CGT. Il y défend le principe de l’autonomie du prolétariat, seule classe à pouvoir mettre un terme à la décadence morale de la société. Il y fustige la vie démocratique, en particulier le parlementarisme dont les règles éloignent avec mépris le peuple des institutions représentatives. Affirmant, à la suite de Gustave Le Bon, que les foules s’engagent « spontanément » dans la protestation sociale lorsqu’elles sont poussées par les émotions, il souhaite faire des idées socialistes de véritables « mythes » structurant la mobilisation révolutionnaire. Les mythes ne sont pas, selon lui, de simples récits utopiques évoquant un monde meilleur. Ils sont les véritables ressorts de l’action collective, capables de mobiliser les forces du prolétariat, de rendre les travailleurs plus combatifs et de donner un sens moral à leurs actes.
Enfin, Sorel fait l’apologie de la violence, seule méthode d’action contre la classe bourgeoise. « Non seulement la violence prolétarienne peut assurer la révolution future, mais encore elle semble être le seul moyen dont disposent les nations européennes, abruties par l’humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie » (Réflexions…, II). En conséquence, « la révolution apparaît comme une pure et simple révolte et nulle place n’est réservée aux sociologues, aux gens du monde amis des réformes sociales, aux intellectuels qui ont embrassé la profession de penser pour le prolétariat […] C’est à la violence que le socialisme doit les hautes valeurs morales par lesquelles il apporte le salut au monde moderne » (IV). Dans la lutte révolutionnaire, la grève générale, en particulier, lui apparaît être la meilleure voie pour contrer le capitalisme.
L’exaltation de l’action spontanée, le dédain affiché envers les intellectuels, l’antiparlementarisme viscéral de Sorel vont dans le sens de l’extrême gauche révolutionnaire. Mais ces positions rapprochent aussi dangereusement l’écrivain français des théories de l’extrême droite."
"Au sein de la II Internationale (1889-1914), la référence au marxisme l’emporte, comme cela avait été le cas vingt ans plus tôt dans l’AIT. L’organisation est fondée à Paris à l’initiative des Allemands Friedrich Engels et August Bebel, du Français Jules Guesde et du Russe Gheorghi Plekhanov. Refusant tout compromis avec les forces bourgeoises, l’association n’est au départ qu’un groupement assez hétéroclite de syndicats et de groupes révolutionnaires dont beaucoup ont encore la forme de clubs politiques. Ses membres se donnent un objectif : coordonner et rapprocher les mouvements révolutionnaires nationaux. Là où ces mouvements ne s’entre-déchirent pas, ils espèrent promouvoir la constitution de partis unifiés. Ils s’entendent pour définir les principes d’une nouvelle législation du travail et faire du 1 mai le jour d’une grande manifestation internationale des travailleurs. Mais les premiers congrès de 1890 et 1891 ne sont pas sans rappeler ceux de l’AIT : les débats concernant la stratégie à adopter pour la prise du pouvoir (l’usage de la violence, le rôle joué par les syndicats, le rapprochement avec les partis bourgeois) font surgir d’irréductibles oppositions entre les nombreuses sections. Le conflit entre marxistes et anarchistes ne tarde pas à redevenir le principal obstacle à l’unité. La lutte est toutefois brève : expulsés en 1893, les anarchistes sont définitivement exclus en 1896.
Au cours de ses premières années d’existence, la direction de la II Internationale décide d’adopter une doctrine révolutionnaire claire. Très rapidement, la domination des représentants de la puissante social-démocratie allemande assure le succès des idées marxistes. Le principe de la « lutte des classes » est adopté en 1891 et, en 1893, la priorité est donnée à l’action politique sur l’action syndicale pour préparer la révolution. Néanmoins, les querelles entre les courants réformistes et révolutionnaires ne cessent pas, en particulier sur l’idée d’une éventuelle participation à des gouvernements bourgeois (envisagée par les premiers, refusée par les seconds). Ces querelles continuent de servir de prétexte aux luttes internes de pouvoir lors des congrès de l’organisation. L’objectif révolutionnaire est réaffirmé solennellement au Congrès d’Amsterdam de 1904. Malgré cela, les sensibilités modérées ne cessent de se renforcer, confortées dans leurs idées par l’échec de la révolution russe de 1905. En 1914, la II Internationale compte plus de 3 millions d’adhérents. Elle représente 33 pays. Elle dispose d’un bureau permanent à Bruxelles qui, s’il a renoncé depuis longtemps à se poser en organe directeur du mouvement ouvrier international, œuvre au rapprochement des interprétations du socialisme."
"Les réceptions du « socialisme scientifique » sont si diverses à cette époque que l’on aurait bien tort d’évoquer un processus d’unification doctrinale du socialisme à l’échelle européenne. Les thèses de Marx sont souvent revisitées à la lumière des questions politiques nationales. Les congrès fondateurs des partis suscitent des débats houleux sur la portée de certains arguments du Capital. Les interprétations « révisionnistes » et les mises en causes théoriques se multiplient (sur le matérialisme historique, le caractère dialectique de l’histoire, les contradictions du capitalisme ou l’imminence de la révolution)."
"Le marxisme orthodoxe se trouve confronté, dans les pays industrialisés, à trois principales difficultés. Tout d’abord, sur le plan économique, le capitalisme ne subit pas les crises annoncées par Marx. Au contraire, il se consolide dans l’ensemble de l’Europe occidentale. Il s’étend même géographiquement par le biais de l’impérialisme colonial. De toute évidence, les « contradictions internes » de l’économie capitaliste ne semblent pas déboucher sur l’effondrement naturel de la société bourgeoise. Ensuite, sur le plan politique, le modèle parlementaire s’enracine lentement dans les grands pays européens. Il laisse entrevoir l’instauration de systèmes politiques moins autoritaires, ouverts à la concurrence des partis. L’installation d’une République démocratique en France (à partir de 1875-1879) et l’élargissement du suffrage en Grande-Bretagne (réformes électorales de 1866, 1872 et 1884) ouvrent de réelles possibilités d’intégration politique pour les classes populaires. Enfin, pour contrer la « menace rouge » (la Commune de 1871 est encore dans toutes les mémoires), certains gouvernements engagent d’importantes réformes sociales, en particulier dans le domaine du travail (liberté syndicale, limitation des heures travaillées, protection contre les accidents du travail). L’Allemagne bismarckienne, profitant des progrès de son industrie et d’une croissance économique sans précédent, est la première à mettre en place des mesures protégeant les travailleurs. Elle entend ainsi freiner l’essor de la social-démocratie.
Face aux tenants d’une ligne dure, les partisans d’un socialisme de réforme défendent une idée simple : l’aménagement du système économique peut conduire graduellement à éliminer les fondements de l’exploitation capitaliste et, ainsi, améliorer les conditions de vie du prolétariat. Alors qu’en 1875, Marx avait clairement condamné toute forme de compromis avec l’État bourgeois, un nombre croissant de responsables socialistes européens, à l’image des sociaux-démocrates allemands, n’appellent plus à une rupture violente avec le capitalisme et ne condamnent plus aussi unanimement le système parlementaire."
"Par rapport à l’Angleterre, l’industrialisation de l’Allemagne est relativement tardive. Le capitalisme industriel prend son envol dans le dernier tiers du XIX s. Il s’accompagne du développement rapide d’un prolétariat urbain qui aspire très tôt à s’organiser. L’unité du socialisme est réalisée dès 1875 avec la fondation du Parti social-démocrate (SPD). Ce dernier naît de la fusion de deux organisations rivales : d’un côté, les socialistes « marxistes » représentés par August Bebel (1840-1913) et Wilhelm Liebknecht (1826-1900) ; de l’autre côté, le mouvement « lassallien », créé en 1863 par Ferdinand Lassalle (1825-1864), partisan d’un « socialisme d’État » à la fois réformiste et autoritaire (l’État ayant pour tâche d’assurer la redistribution des richesses, contenir les oppositions de classes et renforcer l’unité nationale).
Le programme de Gotha (1875) fait du SPD un parti dont la doctrine est officiellement marxiste – alors même que les concessions qui y sont réalisées en direction des lassalliens sont vivement critiquées par Marx lui-même (Critique du programme de Gotha, 1875). Le Parti approuve le principe de la lutte des classes. Il prône la révolution. Unitaire et centralisé, il apparaît très tôt comme une menace pour le Reich. Malgré les mesures d’exception adoptées par Bismarck en 1878 (dissolution des associations socialistes, saisie des journaux), le mouvement continue de recruter de nombreux militants. Il élargit rapidement son audience grâce à sa presse diffusée depuis l’étranger.
Son interdiction est levée par Guillaume II. Le Parti développe alors un impressionnant réseau de propagande (avec près de 78 journaux). Surtout, il décide de participer aux élections. En 1890, il dépasse le million et demi de voix aux élections générales. En 1912, avec 4 millions de suffrages, il devient le premier parti du Reichstag.
Malgré l’unité affichée, le socialisme allemand doit faire face à d’importantes divisions. Jusqu’à la guerre de 1914, les partisans de la révolution ne cessent de lutter contre l’ascension des réformistes, partisans de l’action légale. L’aile révolutionnaire est représentée par Karl Kautsky (1854-1938), gardien de la pureté doctrinale du marxisme et animateur de la II Internationale (La Doctrine socialiste, 1900). À partir des années 1890, elle se durcit avec Rosa Luxemburg (1870-1919), jeune Polonaise naturalisée allemande en 1898, incarnation d’un marxisme moins idéologique, mais aussi plus radical par sa confiance dans le spontanéisme des masses et le recours à la violence (L’Accumulation du capital, 1913). De façon générale, les révolutionnaires sont convaincus que les contradictions entre les intérêts de classes sont irréductibles, que toute alliance avec les forces bourgeoises est vouée à l’échec et que seul le renversement brutal du capitalisme peut libérer la classe ouvrière de la servitude. Dans les premiers temps, Kautsky combat avec acharnement les « déviations » lassaliennes (le légalisme, le nationalisme et le paternalisme d’État) qui s’opposent en tout point aux conceptions marxistes (l’action révolutionnaire, l’internationalisme et la dictature du prolétariat). Le congrès d’Erfurt (1891) marque la victoire provisoire de Kautsky et des siens.
Il faut attendre moins d’une décennie pour que l’aile réformiste se reconstitue. Son nouveau visage est incarné par Eduard Bernstein (1850-1923). Celui-ci déclenche une crise interne dans le parti en appelant au respect des lois et à la participation parlementaire (Les Présupposés du socialisme, 1899). Tout en revendiquant la fidélité aux idéaux de Marx, son « révisionnisme » propose une interprétation critique du marxisme justifiée par l’analyse des nouvelles statistiques socio-économiques. Tout d’abord, Bernstein s’élève contre le matérialisme historique de Marx. Loin de cette conception déterministe centrée sur le rôle des transformations matérielles dans la marche de l’Histoire, il souhaite réhabiliter, dans la continuité du kantisme, l’étude des valeurs. Selon lui, en effet, l’action politique ne doit pas uniquement se focaliser sur les transformations économiques à accomplir. Elle doit être guidée par des impératifs éthiques. Ensuite, pour Bernstein, les deux principales prévisions de Marx sont contredites par l’évolution du capitalisme.
D’une part, contrairement à la thèse de la concentration du capital, le capitalisme est marqué par une dispersion croissante de la propriété : les sociétés par actions contribuent à l’extension des classes moyennes et non au renforcement de la masse des ouvriers. D’autre part, l’idée de la paupérisation du prolétariat est démentie par les faits : grâce à la législation sociale de Guillaume II et à l’importante baisse des prix liée à la reprise spectaculaire de la production, la situation des travailleurs s’est sensiblement améliorée. En d’autres termes, le capitalisme a non seulement surmonté ses propres contradictions, mais son évolution (déclin de la lutte des classes, diminution des inégalités, renforcement des droits politiques) est plutôt favorable à l’évolution naturelle de la société vers le socialisme. Malgré les condamnations dont elles font l’objet aux Congrès de Hanovre (1899), de Lübeck (1901) et de Dresde (1903), les thèses de Bernstein séduisent rapidement les cadres du parti. Elles deviennent majoritaires en 1905 et, jusqu’à la guerre, ne cessent de gagner du terrain."
"Grand pays industriel, terre de refuge pour de nombreux révolutionnaires, société dotée d’un vaste prolétariat représenté par un réseau de syndicats de métiers, l’Angleterre victorienne aurait dû être la terre d’élection du socialisme révolutionnaire. Or, la pensée marxiste y réalise une très faible et brève incursion à travers la petite Fédération social-démocratique (1881) de Henry Hyndman (qui ne parviendra jamais à s’imposer, malgré des soutiens de renom comme John Ruskin et William Morris). La rigidité doctrinale du Capital tout comme l’appel à la violence contre l’État s’inscrivent mal, en effet, dans la tradition du pragmatisme philosophique anglais.
La formation de la pensée socialiste est influencée par un groupe d’intellectuels non marxistes qui fondent en 1884 un club de réflexion : la Fabian society (en mémoire du général romain Fabius, dit Cunctator, le « Temporisateur », connu pour sa prudence et son sens tactique). La Société fabienne est créée à partir de cercles d’études sociales animés par quelques figures éminentes : Sidney et Beatrice Webb, Herbert George Wells et l’écrivain irlandais George Bernard Shaw qui en rédige le manifeste (1884). Convaincus de l’organisation efficace des coopératives de production et des trade unions, les « fabiens » invitent à prolonger l’action syndicale par un engagement politique afin de peser sur les gouvernants et les contraindre à adopter une législation sociale. L’une de leurs grandes idées est d’obliger l’État et les municipalités à prendre en charge des services essentiels comme l’éducation, les transports et l’adduction d’eau.
Les propositions fabiennes s’opposent à la pensée marxiste sur de nombreux points. Elles préconisent tout d’abord une approche politique dite « gradualiste » qui refuse le recours à la force, privilégie la persuasion morale et met l’accent sur les réformes. La lutte des classes ne peut aboutir selon eux qu’à une impasse, car elle divise la société. Aussi, socialisme ne doit pas se fixer comme objectif de briser le capitalisme ni d’exproprier les propriétaires. Il doit encadrer le libéralisme en limitant ses effets pervers, c’est-à-dire en développant la démocratie dans le monde du travail – ce qui est partiellement réalisé à leurs yeux – et surtout dans la sphère politique. Ensuite, les fabiens dans les institutions publiques des lieux propices à l’extension du socialisme. Sans pour autant prôner un socialisme d’État, ils considèrent que les pouvoirs publics ont une responsabilité centrale dans l’amélioration du bien-être collectif. Enfin, ils n’acceptent pas l’idée du rôle dirigeant de la classe ouvrière. Si le prolétariat est bien le principal destinataire des politiques sociales, ce sont les élites disposant de la connaissance économique et administrative qui sont invitées à jouer un rôle directeur pour réformer la société. C’est bien la compétence des experts qui doit être privilégiée, non la croyance en une libération spontanée des masses.
Les intellectuels fabiens préféreront rester unis dans un club de pensée. Ils refuseront catégoriquement de se rassembler en parti politique. Les tentatives de fondation de partis ouvriers viendront plutôt de la base syndicale, la plus importante étant celle du mineur Keir Harding qui crée en 1888 un parti travailliste écossais (devenu national en 1892). Le fabianisme n’en sera pas moins influent dans la formation du Labour Party entre 1900 et 1906. Simple coalition de parlementaires émanant des syndicats à ses débuts, ce dernier ne prend son envol qu’en 1914 grâce à sa participation au gouvernement d’union nationale. En 1918, il obtient 2 millions de voix aux élections législatives. En 1922, il dépasse le parti libéral et devient officiellement le parti de l’opposition. Sa double participation au pouvoir (1924 et 1929), avec le soutien des libéraux, confirme ses options réformistes et l’éloigne définitivement de toute orientation révolutionnaire. C’est sous son influence que se développera, dans l’entre-deux-guerres, le modèle de l’État-providence."
"L’essor du socialisme dans l’Empire austro-hongrois est marqué à ses débuts par les mêmes débats doctrinaux qu’en Allemagne. Il aboutit, sous l’autorité de Victor Adler, au double choix du légalisme (1889) et du marxisme (1890). Les intellectuels socialistes ne peuvent toutefois ignorer les tensions importantes qui séparent les communautés nationales (allemande, tchèque et hongroise) et les irrédentismes qui guettent, de l’extérieur, l’empire vieillissant. On doit à Karl Renner (1870-1950) et à Otto Bauer (1881-1938) d’avoir consacré leurs efforts à l’édification théorique d’un socialisme s’efforçant de résoudre la question des « nationalités » pour réaliser la nouvelle société égalitaire.
Les deux intellectuels retiennent du marxisme l’idée que le nationalisme belliqueux est un obstacle à la mobilisation révolutionnaire. Ils estiment néanmoins illusoire d’écarter les « expressions nationales » dans la marche vers la société socialiste. Leur principale idée consiste à proposer de séparer la nation et l’État, tout comme d’autres gouvernements ont pu ailleurs séparer l’Église et l’État. La solution consiste à ôter tout référent territorial aux nations et à en faire des communautés ouvertes regroupées sur des bases culturelles, sociales ou religieuses, mais sans les enfermer dans des identités fermées. Suivant leur théorie de « l’auto-détermination » (Renner, La Lutte des nations autrichiennes pour l’État, 1902 ; Bauer, La Question des nationalités et la social-démocratie, 1907), chaque individu aurait en effet la possibilité de choisir sa nation. Celle-ci ne serait pas seulement un lieu de rattachement des êtres humains. Elle serait érigée en véritable personne morale et dotée d’institutions publiques en charge de l’éducation et de la culture. Elle se distinguerait de l’État central, responsable des affaires « politiques » concernant la sécurité, l’économie et la justice. Dans cette organisation, le socialisme consisterait à empêcher simultanément les nivellements de classe et les inégalités entre nationalités."
"Dans la conception léniniste, un parti révolutionnaire efficace est une organisation restreinte composée exclusivement de militants aguerris qui font de l’action révolutionnaire leur métier. Agissant dans la clandestinité, la discipline et l’unité, le parti travaille sans relâche à préparer les conditions du soulèvement général. Il est à la fois le guide et la conscience du prolétariat.
Cette conception explique la méfiance de Lénine envers les règles de délibération interne appliquées dans la plupart des partis ouvriers en Europe de l’Ouest. De telles règles ne peuvent conduire qu’à l’affrontement des opinions et aux divisions stériles. La nécessité d’une discipline collective la plus stricte justifie au contraire l’adoption, au sein du parti révolutionnaire, du principe dit du « centralisme démocratique ». Ce principe est censé protéger l’idée démocratique, car il préserve le système de l’élection des dirigeants et le débat avant toute prise de décision à l’intérieur du parti. Mais dans la conception de Lénine, il vise surtout à maintenir l’ordre interne et à éviter que le parti ne se transforme en « club de discussion ». Le principe du centralisme atténue en effet sensiblement la règle démocratique : en instituant une forte centralisation au profit d’une direction unique dont les décisions, une fois prises, doivent être appliquées par les militants sans contestation, il interdit de fait la formation de tendances au sein du parti. Au nom de l’efficacité, les courants minoritaires doivent s’effacer devant la décision majoritaire incarnée par la direction. C’est cette règle qui sera adoptée par les bolcheviks lors de la création de leur parti en 1912, puis par tous les partis communistes d’Europe à partir des années 1920."
"Dans le schéma gramscien, la bourgeoisie se maintient au pouvoir parce qu’elle a réussi, après avoir pris le contrôle des appareils répressifs de l’État, à prendre « la direction intellectuelle et morale » de la société. Elle a su, dans la sphère privée, s’assurer le contrôle des consciences en disséminant son idéologie dans toutes les activités sociales, même les plus ordinaires. L’hégémonie bourgeoise est d’autant mieux établie que les représentants de la classe dominante occupent tous les postes d’influence dans les organes culturels (écoles, universités, académies, journaux, éditions, musées). En cherchant à faire de l’individualisme le socle de toutes les autres valeurs, elle parvient peu à peu à homogénéiser la société civile et à annihiler toute conscience de groupe dans le prolétariat. Elle étouffe ainsi toutes les velléités révolutionnaires."
"Si la bourgeoisie fait reposer son pouvoir sur deux piliers – la domination étatique et l’hégémonie culturelle –, vouloir abattre le système capitaliste en cherchant à conquérir l’appareil d’État, comme l’ont fait les bolcheviks en Russie, est une erreur. Dans les pays occidentaux, le combat révolutionnaire ne pourra être efficace que si les ouvriers utilisent les mêmes armes que la bourgeoisie et mènent une intense lutte idéologique. Pour cela, il convient de prendre le contrôle de tous les lieux où s’exerce l’influence culturelle ou spirituelle dans la société. L’action incessante de persuasion auprès des masses pourra alors permettre l’émergence de la « conscience de classe » ouvrière. À terme, il s’agit d’imposer la culture hégémonique du prolétariat. C’est lorsque l’idéologie prolétarienne se transformera progressivement en idéologie « national-populaire », c’est-à-dire en idéologie « totale » rassemblant l’ensemble de la société, que les forces révolutionnaires pourront s’emparer des commandes de l’État et se lancer sur la voie du socialisme.
Dans cette « lutte d’hégémonies », un groupe constitue pour Gramsci le fer de lance de l’activité révolutionnaire : les « intellectuels ». Au XIX s., ceux-ci ont beaucoup œuvré à la construction de l’hégémonie bourgeoise. Ils n’ont cessé d’épauler les classes dirigeantes. Aussi, le rôle des intellectuels révolutionnaires est bien de lutter sur le même terrain en élaborant une réforme intellectuelle et morale capable de mobiliser les masses (i.e. le prolétariat, mais aussi l’ensemble des classes subalternes susceptibles de se rallier à la cause révolutionnaire). Leur intervention est essentielle pour que la masse dispersée, dont la conscience s’est dissoute dans l’idéologie bourgeoise, distingue ses intérêts de classe, acquiert son « autonomie morale » et s’organise collectivement en groupe hégémonique."
"En Allemagne, au sein du SPD, qu’est exposée pour la première fois une réflexion originale accordant à l’État une responsabilité centrale dans la nouvelle économie productive. La doctrine est présentée en 1927, au congrès de Kiel, par Rudolf Hilferding (1877-1941). La marche vers le socialisme implique selon lui la réalisation d’une « démocratie économique ». Les principes démocratiques étant en passe d’être acquis dans la vie politique, la principale priorité des sociaux-démocrates est désormais de les étendre à l’économie. Or, cette évolution n’a aucune chance d’être réalisée sans l’intervention coercitive d’une autorité extérieure au marché, suffisamment forte pour en modifier les règles dans le sens de l’intérêt général. Pour surmonter l’obstacle, Hilferding invite à substituer à l’économie de marché un « capitalisme organisé » autorisant l’intervention de l’État dans la production et les échanges. Son projet ne met en question ni la propriété privée ni le principe de la libre concurrence, mais il entend « corriger » les dérives naturelles de l’économie marchande (notamment la concentration des richesses) par un interventionnisme public capable de diffuser les méthodes démocratiques dans le monde de l’entreprise. Il prône en particulier l’idée de la concertation entre patrons et syndicats."
"La diffusion en Europe, après 1945, d’un modèle social-démocrate cherchant à dépasser les antagonismes de classe est la traduction de la voie modérée esquissée dans les années 1920-1930. Désormais, la notion de social-démocratie ne renvoie plus simplement à la tradition socialiste qui a pris sa source en Allemagne : elle désigne un système institutionnel qui, dans le cadre de la démocratie parlementaire, cherche à construire le consensus social en s’appuyant sur un modèle de concertation organisée entre l’État, le patronat et les syndicats.
Dans plusieurs pays (République fédérale d’Allemagne, Autriche, Suède, Danemark, Norvège, Finlande, Grande-Bretagne), les partis sociaux-démocrates (ou travaillistes) entendent faire progresser leurs idées par les voies légales. Ils acceptent de participer au pouvoir. Mais surtout, ils se résolvent à un « compromis » que leurs aînés avaient rejeté : ils acceptent l’économie de marché dès lors que les institutions politiques et économiques incitent le patronat et les syndicats à passer des accords sociaux et autorisent la présence arbitrale de l’État. En d’autres termes, ces partis renoncent à édifier une voie économique proprement socialiste."
-Olivier Nay, Histoire des idées politiques, Armand Colin, 2021.
" [Chapitre 6: Les luttes pour l’égalité. Socialismes et idées révolutionnaires à l’ère du capitalisme]
L’Angleterre est le berceau de l’industrialisation. Celle-ci s’y est amorcée dès le XVIII s. et s’est accélérée à partir de 1780. En 1806, l’industrie regroupe déjà 30 % de la population active."
"La naissance de l’économie industrielle est le résultat d’un ensemble de facteurs dont la rencontre contribue à transformer en profondeur les connaissances et les savoir-faire. Elle découle directement, en premier lieu, des innombrables innovations techniques (machine à vapeur, utilisation du charbon comme source énergétique, nouveaux procédés métallurgiques, progrès des constructions mécaniques) qui permettent d’améliorer les produits et rendent possible la production en série (la mécanisation permettant la baisse des coûts et l’accélération des cadences de production).
L’industrialisation bénéficie, en second lieu, du développement des réseaux bancaires et des systèmes boursiers. En effet, les besoins financiers sont tels qu’ils impliquent la recherche de capitaux très importants dépassant largement les capacités des entreprises familiales. Le développement du crédit commercial, des prêts à long terme, des participations directes au capital, sont autant de techniques financières nouvelles qui soutiennent le développement de l’industrie. Quant aux États, ils participent à la régulation de l’activité économique par les responsabilités qu’ils confèrent aux banques centrales, notamment le monopole de l’émission monétaire.
En troisième lieu, la croissance démographique joue un rôle essentiel dans la transformation de l’économie, en participant à la poussée générale de la demande en Europe. Le recul de la mortalité, notamment, contribue à de forts excédents naturels (variables selon les pays) qui font passer le continent européen de 192 millions d’habitants en 1800 à 274 millions en 1850. Cette croissance accroît les besoins d’autant plus fortement que le revenu moyen par habitant augmente. Dans ce contexte, seules de nouvelles formes de production, plus efficaces, peuvent satisfaire la demande. L’essor démographique favorise également le développement des villes où se concentre une main-d’œuvre abondante et bon marché, capable de participer à l’effort de production.
En quatrième lieu, dans toute l’Europe, la création de nouvelles voies de communications routières, fluviales et maritimes, contribue à l’unification des marchés économiques nationaux. Ces voies permettent le développement des échanges, la baisse des tarifs douaniers, le rapprochement des systèmes juridiques du commerce et, plus avant, stimulent la demande en ouvrant de nouveaux marchés.
Enfin, assez paradoxalement, les progrès rapides de l’agriculture vont de pair avec la croissance de l’industrie. Dans un sens, l’extension des superficies cultivables et l’amélioration des méthodes de travail permettent de compenser l’exode rural et de nourrir les populations urbaines de plus en plus nombreuses. Dans l’autre sens, le développement des techniques industrielles, à partir du milieu du XIX s., améliore en retour la productivité agricole."
"Selon Saint-Simon, l’un des premiers objectifs du système industriel est l’amélioration du sort de la classe la plus pauvre. L’État a donc un rôle primordial à jouer dans l’économie afin d’empêcher la concentration des richesses. Il a ainsi pour tâche de prévenir l’émergence d’une nouvelle classe de prédateurs qui se substituerait à la noblesse d’Ancien Régime et établirait un nouveau système de privilèges.
L’industrialisme saint-simonien refuse donc l’exploitation du travail, la concentration de la propriété et la concurrence égoïste entre les intérêts particuliers. Il se pose comme un rempart contre le déséquilibre des profits. Il entend empêcher les conflits entre propriétaires et travailleurs, qui commencent à prendre de l’ampleur en Angleterre (vague de violences « luddistes » entre 1811 et 1816). Il souhaite contribuer au renforcement d’une société unie et solidaire où tous les « producteurs » (qu’il prend soin de distinguer des « propriétaires ») s’associeraient les uns avec les autres dans l’intérêt de tous.
Tous ces arguments expliquent que Saint-Simon ait été considéré par de nombreux théoriciens de la question ouvrière comme l’un des précurseurs de la pensée socialiste. Non seulement sa théorie, particulièrement optimiste, a influencé les projets d’inspiration communautaire des « socialistes utopiques », mais elle a fourni de précieux éléments critiques sur lesquels la pensée révolutionnaire du XIX s. s’est appuyée. Friedrich Engels considérera à cet égard que Saint-Simon, dans ses écrits, a « une largeur de vue générale qui fait que presque toutes les idées non économiques des socialistes postérieurs sont contenues en germe chez lui » (Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1876-1877)."
"La plupart des héritiers déclarés de Saint-Simon s’inscrivent dans la mouvance socialiste. On trouve, parmi les disciples, des auteurs optimistes qui souhaitent diffuser la philosophie industrielle par une démarche mystique ou religieuse. C’est le cas d’Enfantin, et plus particulièrement de Buchez qui entend réaliser une synthèse de la pensée chrétienne, du saint-simonisme et du socialisme. De nombreux saint-simoniens rompent néanmoins avec la vision heureuse de la société industrielle et adoptent une position résolument critique. Certains penchent même en faveur de l’action révolutionnaire, tout en reprenant les interprétations de Saint-Simon sur le rôle de la production et du travail dans la transformation de la vie politique. Des figures comme Jean Reynaud, Auguste Blanqui ou, plus tard, Joseph Proudhon, font souvent référence à la critique de la propriété formulée par le père de l’industrialisme. Le saint-simonisme est également une source d’inspiration pour Friedrich Engels et Karl Marx lorsqu’ils rédigent en 1848 le Manifeste du Parti communiste (malgré de profondes divergences avec l’aristocrate français sur les effets de la religion ou le rôle joué par les ouvriers dans la réalisation de la nouvelle société).
Les « socialistes utopiques » (Owen, Fourier, Cabet), quant à eux, ne sont pas des militants saint-simoniens. Mais ils s’inspirent largement de la pensée du philosophe français. Leur objectif est bien de mettre en œuvre des projets communautaires qui pourraient concrétiser la vision heureuse d’une société industrielle émancipée des rapports de domination."
"Inquiet face au désordre ambiant, Comte affiche néanmoins très vite sa méfiance à l’égard des nouvelles institutions républicaines. Le 2 décembre 1852, il approuve le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte. Par la suite, il condamne pêle-mêle le saint-simonisme, le proudhonisme et le marxisme (qu’il considère comme la pensée concurrente du positivisme). Il cherche toujours, de surcroît, le soutien d’élites qu’il entend convertir à la religion positiviste. Mais il ne parvient pas à faire entendre sa voix au-delà des cercles de fidèles. Il meurt en 1857 sans être parvenu à influencer la politique impériale."
"Les chartistes réclament des réformes sociales, mais ils se distinguent de l’owénisme par leur franche hostilité au monde des affaires. En effet, après une courte période ouverte à des projets communautaires, le mouvement se radicalise. Il en appelle à la confrontation directe avec les patrons par la manifestation, le blocage des usines et la grève générale, là où Owen est partisan d’une entente harmonieuse entre employeurs et travailleurs. Ses dirigeants associent également des revendications politiques, en particulier le suffrage universel et le droit d’être élu. Ils revendiquent des sièges à la Chambre des Communes afin de concourir au vote de lois sociales. À la différence, les disciples d’Owen considèrent que la lutte contre l’exploitation du travail est une question proprement économique et peut être résolue par la mise en place de villages communautaires.
Au moment où en France, les révolutionnaires de 1848 provoquent la chute de la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe, le chartisme périclite à la suite des luttes intestines qui divisent depuis plusieurs années le mouvement – notamment les tensions entre les intellectuels, partisans de l’action organisée, et les leaders ouvriers, partisans de la violence. Il apparaît en définitive comme l’expression d’une révolte populaire traduisant le dénuement des classes laborieuses dans les comtés industriels. Il n’est jamais parvenu à se structurer efficacement ni à établir une doctrine socialiste cohérente."
"Fourier entreprend alors de bâtir un système communautaire qui permettrait à chaque homme d’assouvir pleinement ses désirs. Il imagine la création de communautés de travail, qu’il nomme les « phalanstères », dont l’organisation est censée mener à la réalisation de l’« Harmonie universelle », en permettant de combiner de manière équilibrée les différentes passions. Les membres y seraient conduits à changer fréquemment de tâches, selon leurs envies, de façon à combler tous leurs désirs (il s’agirait clairement de rendre le travail attrayant et d’en faire un plaisir). Ils pourraient parallèlement y pratiquer l’amour libre et goûter tous les plaisirs de la table. La propriété de tous les biens serait collective. Les salaires, en revanche, devraient être répartis selon les aptitudes et les efforts de chacun, car il serait injuste de ne pas reconnaître les mérites personnels. Fourier n’est pas partisan, sur ce point, d’un socialisme égalitaire, car l’égalité est pour lui un principe autoritaire contraire à la vie naturelle.
Défenseur de la liberté absolue, Fourier éprouve une aversion pour toutes les formes d’autorité. Il fustige en particulier le pouvoir central de l’État dont l’existence pèse comme une chape sur l’existence des individus. L’État est incapable de répondre aux aspirations personnelles. L’idée démocratique, quant à elle, ne permet guère de combattre la puissance de l’État. Elle consiste simplement en une transformation du régime. Elle est, à ce titre, une dangereuse illusion. La solution fouriériste est donc forcément radicale : elle implique de mettre un terme à l’État traditionnel et de réorganiser la société politique au niveau local à partir des phalanstères. La seule voie politique envisageable est ainsi celle d’une fédération d’associations de travailleurs se regroupant spontanément et librement les unes aux autres."
"Avocat de profession, historien de sensibilité, adepte de la Charbonnerie dans les années 1820, Cabet participe aux « Trois Glorieuses » (journées révolutionnaires de 1830) qui mettent fin à l’expérience de la Restauration. Il est un grand admirateur des révolutions. Il publie en 1839 une Histoire populaire de la Révolution française de 1789 à 1830. Il est loin, toutefois, d’être un insoumis. Il n’hésite pas, au tout début de la Monarchie de Juillet, à accepter le poste de procureur général de Corse, avant d’être élu député en 1832.
Ses idées, en revanche, apparaissent rapidement subversives aux yeux de l’aile conservatrice du parlement. Défenseur de l’idée démocratique à la Chambre des députés (ce qui le distingue nettement de Fourier), il y promeut des vues prônant la collectivisation de la propriété, du travail et de l’éducation. Les thèses qu’il développe dans son journal, Le Populaire, lui valent des poursuites qui le contraignent à l’exil. Il part alors en Angleterre où il se familiarise avec les idées d’Owen. De retour en France, il publie un roman philosophique, Voyage en Icarie (1842), où il prend la défense d’un communisme pacifiste. À la manière d’un Thomas More, d’un Campanella ou d’un Voltaire, il y décrit une communauté imaginaire où règnent la concorde et la justice grâce au partage du travail et de tous les biens.
L’utopie communiste d’Icarie s’inspire de nombreux auteurs. Elle tente une synthèse de différentes attitudes philosophiques. Comme Platon, Cabet prône une réorganisation communautaire de la vie sociale, en particulier dans le domaine de l’éducation. Comme Owen et quatre siècles plus tôt, Thomas More, il soutient que l’interdiction du profit et l’abolition de la propriété privée (celle des machines et celle de la terre) sont les deux priorités pour éviter toute exploitation abusive du travail. Des babouvistes, il retire l’idée qu’il n’y a pas de liberté sans égalité sociale. Celle-ci est la condition de toute justice. Comme Saint-Simon, il considère que la religion est un ferment essentiel de l’unité sociale, mais que l’Église institutionnelle a perdu le sens de sa mission. Il en appelle à cet égard à une relecture des Évangiles et à la réalisation d’un « vrai christianisme » qui, selon lui, est forcément d’inspiration communiste (les communistes sont les « disciples » de Jésus-Christ). C’est dans les Saintes Écritures qu’il puise l’idée que la fraternité entre les hommes exige le partage des biens et apparaît incompatible avec le mercantilisme et la manipulation de l’argent.
S’inspirant des expériences d’Owen et de Fourier, Étienne Cabet tente lui aussi de fonder des communautés « icariennes » dans le Nouveau Monde (Texas et Illinois) où il émigre en 1848, peu après avoir échoué aux élections législatives françaises."
"À la veille de 1848, puis sous la II République, la notion évolue de nouveau et prend un sens plus politique. Elle rassemble sous une même bannière tous ceux qui entendent mettre fin à la monarchie libérale. La revendication « socialiste » regroupe alors tous les républicains et révolutionnaires qui défendent indistinctement la reconnaissance de nouveaux droits sociaux, l’élargissement des droits du citoyen, l’abolition de l’esclavage ainsi que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En d’autres termes, la notion se politise : elle associe désormais la revendication démocratique à l’idée de réforme sociale. Le socialisme est alors une tendance du « républicanisme » dont il exprime la sensibilité sociale. Ce n’est que vingt ans plus tard que « socialistes » et « républicains » se diviseront en France, lorsque les premiers s’identifieront au prolétariat et que les seconds choisiront de s’allier aux libéraux modérés.
Les premiers projets socialistes naissent de la volonté de lutter contre les inégalités économiques et sociales provoquées par l’industrialisation. Dans les années 1830-1840, ils expriment avant tout une réaction à l’individualisme bourgeois et aux inégalités de la nouvelle économie industrielle."
"[Leroux] rentre en France en 1869 où il continue de jouir d’une grande popularité."
"Louis Blanc (1811-1882) arrive à Paris en 1830 après une enfance en Espagne. Il y entreprend une carrière de journaliste et collabore à diverses revues. En 1839, il fonde la Revue du progrès où il développe ses premières analyses sur la monarchie de Juillet. Il réclame l’abolition du suffrage censitaire dont l’effet est de tenir à l’écart de la vie politique les catégories de citoyens qui ont le plus besoin de l’État. C’est grâce à l’un de ses articles de 1839, publié l’année suivante dans un opuscule intitulé L’Organisation du travail, que Louis Blanc accède à la notoriété. Il y présente un programme social d’amélioration de la condition ouvrière.
Son souhait est de mettre progressivement un terme au système de production capitaliste qui est l’expression d’une époque caractérisée par l’individualisme. Il entend lui substituer un nouveau système d’organisation du travail fondé sur une « fraternelle association » de tous les ouvriers. Il propose, pour cela, la création d’associations de production appelées les « ateliers sociaux ». Leur mise en place doit reposer sur le principe d’une rémunération égale de tous les travailleurs. Surtout, les ateliers doivent permettre de créer un secteur économique public placé sous la responsabilité d’un atelier central contrôlé par l’État. Louis Blanc ne propose pas la suppression totale du profit (ceux qui apportent des capitaux doivent être rémunérés), pas plus que l’abolition immédiate de la propriété privée. Toutefois, confiant dans la réussite économique des ateliers (qui surpasseraient rapidement les entreprises), le domaine public serait amené à s’étendre naturellement et à absorber progressivement le secteur privé.
Louis Blanc n’est pas un révolutionnaire. Son socialisme est d’inspiration réformiste. Il ne pense pas, à cet égard, que la relation entre propriétaires et travailleurs soit marquée par une irréductible contradiction d’intérêt. Il entend même convaincre les employeurs du bien-fondé de son projet et les associer au fonctionnement des ateliers sociaux. En revanche, la doctrine qu’il propose est franchement étatiste. Les ateliers ne peuvent réussir sans l’intervention et le contrôle de l’État central dans la mesure où la très grande majorité des détenteurs de capitaux ne sont pas disposés à réformer en profondeur le système capitaliste. Cette conviction conduira Louis Blanc à essuyer les sarcasmes de Pierre-Joseph Proudhon qui verra dans le projet des ateliers l’expression d’un « socialisme gouvernemental » dont le peuple reste le grand absent.
Enfin, pour Louis Blanc, l’appel à l’État justifie une transformation du pouvoir politique, car c’est bien le gouvernement qui devra donner l’impulsion décisive au projet socialiste. À cet égard, il est clair, pour lui, que la conquête du suffrage universel est une condition importante pour que l’État soit incité, sous la pression du vote des travailleurs, à s’engager dans la mutation de l’économie. Ainsi, lors des journées révolutionnaires de février 1848, Louis Blanc estime que les conditions politiques sont désormais réunies pour réaliser son projet. Membre du gouvernement provisoire où il représente l’aile gauche des républicains, il est nommé à la tête de la Commission dite « du Luxembourg » chargée de réfléchir à un programme de réorganisation du travail. Le gouvernement proclame solennellement le « droit au travail » pour tous les citoyens. Sous la pression des socialistes, il entreprend la création d’« ateliers nationaux ». Mais ces derniers sont aussitôt entravés par l’intervention des républicains modérés et leur rôle se limite à une politique d’assistance aux plus déshérités. Louis Blanc quitte alors le gouvernement, voyant dans les ateliers une accablante caricature de son projet. C’est leur suppression qui provoque les journées insurrectionnelles du 23 et du 26 juin 1848, durement réprimées par le chef de l’exécutif Louis Cavaignac. Devant la crainte du péril révolutionnaire, modérés et conservateurs se réunissent alors dans un grand « parti de l’Ordre » qui assurera, en décembre 1848, la victoire sans appel de Louis Napoléon Bonaparte aux élections présidentielles.
Tenu pour responsable des troubles (qu’il a pourtant immédiatement condamnés), Louis Blanc prend les devants et s’exile en Angleterre comme de nombreux révolutionnaires français. Il y réside durant toute la période du Second Empire et se consacre alors à ses travaux d’historien. De retour en France en septembre 1870, il condamne la Commune de Paris (1871) pour son recours à la violence et son inspiration fortement décentralisatrice. Il est élu député républicain la même année et s’installe à l’extrême gauche de la Chambre des députés. Il y est réélu plusieurs fois, avant de s’éteindre en 1882. La République parlementaire est alors installée depuis trois ans et la France a besoin de nouvelles icônes politiques. Le « héros de 48 » devient l’un des symboles de l’engagement républicain. Il est loué pour sa modération politique et la générosité de ses idées sociales. Il reçoit des funérailles nationales."
"Convaincu de la nécessité de la révolution, Blanqui formule de virulentes critiques à l’égard des théories réformistes qui fleurissent dans le prolongement du saint-simonisme. Il est extrêmement sévère à l’égard des socialistes qu’il a côtoyés dans sa jeunesse. Tandis que certains s’enferment dans le rêve d’une société idéale et s’éloignent de la réalité des travailleurs, d’autres espèrent, avec une douce illusion, convaincre les exploiteurs de l’opportunité d’un changement politique pacifique. Tous ces mirages ne peuvent que contribuer au renforcement du système capitaliste. Il est bien plus urgent, selon lui, de renverser la tyrannie du capital par la force, en appelant le peuple à se soulever comme un seul homme. C’est à cette fin qu’il prépare une insurrection à Paris en 1839. Celle-ci échoue lamentablement et Blanqui est arrêté. Condamné à mort, puis gracié en 1844, il retrouve le chemin de la révolte au printemps 1848. Mais là aussi, il est pris dans les mailles de l’armée et retourne en prison une dizaine d’années. Libéré, il reprend de nouveau son activité de propagandiste dans les milieux ouvriers et étudiants. À nouveau emprisonné, il s’évade et fuit à l’étranger… pour mieux revenir à la chute de Napoléon III et participer aux journées insurrectionnelles de l’hiver 1870-1871. Arrêté par le gouvernement de Thiers, il ne peut participer à la Commune, mais ses partisans s’y illustrent, avant d’être durement réprimés."
"Les anarcho-syndicalistes revendiquent une conception « apolitique » du mouvement ouvrier. Condamnant en bloc « l’ordre parlementaire bourgeois », ils refusent tout rapprochement avec les mouvements socialistes qui jouent le jeu de la démocratie électorale. Ils reçoivent à cet égard l’appui de nombreux anarchistes qui, désappointés par la violence des groupuscules libertaires des années 1890, reportent leurs ambitions révolutionnaires sur l’action syndicale. Contre l’État autoritaire, contre les chambres parlementaires noyautées par la bourgeoisie, les syndicats sont vus comme les seules « associations libres de travailleurs » capables d’agir au plus près des réalités locales et de bloquer le système capitaliste à la base.
La voie anarcho-révolutionnaire séduit essentiellement les milieux ouvriers de l’Europe méridionale. Dans les régions industrielles d’Italie du Nord, elle inspire de nombreux dirigeants syndicaux jusqu’à la Première Guerre mondiale. Son principal avocat est Antonio Labriola qui, tout en étant marxiste, considère que le syndicalisme indépendant est adapté à la spontanéité de l’action révolutionnaire et s’accorde à la structure économique de l’Italie. L’anarcho-syndicalisme est également défendu en Espagne (notamment en Catalogne) au sein de la toute nouvelle Confédération nationale des Travailleurs. Il continuera d’être revendiqué par les mouvements ouvriers jusqu’à la fin de la guerre d’Espagne et la victoire de Franco (1939).
Mais c’est en France que les organisations ouvrières sont les plus sensibles aux thèses anarcho-révolutionnaires."
"Polytechnicien, Sorel est resté ingénieur des Ponts et Chaussées jusqu’à l’âge de 45 ans. Convaincu de la nécessité de provoquer un vaste mouvement de « régénération » de la société, confiant dans la spontanéité du prolétariat et dans sa force révolutionnaire pour accomplir cette tâche, il décide de s’engager dans le combat socialiste en 1892. Il se consacre dès lors à l’écriture et à l’activité politique, sans pour autant accepter de responsabilités dans un mouvement particulier. Dans les premières années de son engagement, il noue des liens avec des intellectuels modérés, comme le philosophe italien de la liberté Benedetto Croce ou le dirigeant social-démocrate allemand Eduard Bernstein. Il n’en appelle pas moins à un sursaut révolutionnaire, justifié selon lui par les dévoiements intolérables de la société moderne.
Ses écrits condamnent le rationalisme scientifique. Sorel s’en prend notamment au pouvoir qu’ont acquis les savants dans la société. Ces derniers agissent au nom d’une science qu’ils croient vraie, alors qu’elle est une construction de l’esprit qui éloigne les hommes de la vie naturelle. Sorel dénonce également, à la même époque, la décadence de la société européenne : celle-ci a sombré dans le culte du plaisir et de la consommation, alors qu’initialement elle était tout entière tournée vers le travail et le combat. Il fustige avec virulence l’immoralité des élites bourgeoises qui ont contribué à l’effondrement des valeurs ancestrales et à l’enlisement de la société dans la corruption et la vie artificielle.
En 1898, sa pensée politique connaît un tournant. Reprenant les thèses de Proudhon (dont il adopte les idées sur la décentralisation et l’autogestion) et de Marx (dont il admire l’approche pragmatique de la révolution), il renvoie dos à dos le libéralisme bourgeois et le réformisme démocratique. Il condamne alors la tentation ouvrière d’intégrer la vie politique parlementaire et bâtit une doctrine de l’action syndicale révolutionnaire (L’Avenir socialiste des syndicats, 1898). Il collabore à diverses publications marxistes puis, en 1905, fonde la revue Le Mouvement socialiste qui devient la voix du syndicalisme révolutionnaire.
En 1908, Sorel publie des Réflexions sur la violence qui constituent le principal soutien à la stratégie de l’action directe prônée par la CGT. Il y défend le principe de l’autonomie du prolétariat, seule classe à pouvoir mettre un terme à la décadence morale de la société. Il y fustige la vie démocratique, en particulier le parlementarisme dont les règles éloignent avec mépris le peuple des institutions représentatives. Affirmant, à la suite de Gustave Le Bon, que les foules s’engagent « spontanément » dans la protestation sociale lorsqu’elles sont poussées par les émotions, il souhaite faire des idées socialistes de véritables « mythes » structurant la mobilisation révolutionnaire. Les mythes ne sont pas, selon lui, de simples récits utopiques évoquant un monde meilleur. Ils sont les véritables ressorts de l’action collective, capables de mobiliser les forces du prolétariat, de rendre les travailleurs plus combatifs et de donner un sens moral à leurs actes.
Enfin, Sorel fait l’apologie de la violence, seule méthode d’action contre la classe bourgeoise. « Non seulement la violence prolétarienne peut assurer la révolution future, mais encore elle semble être le seul moyen dont disposent les nations européennes, abruties par l’humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie » (Réflexions…, II). En conséquence, « la révolution apparaît comme une pure et simple révolte et nulle place n’est réservée aux sociologues, aux gens du monde amis des réformes sociales, aux intellectuels qui ont embrassé la profession de penser pour le prolétariat […] C’est à la violence que le socialisme doit les hautes valeurs morales par lesquelles il apporte le salut au monde moderne » (IV). Dans la lutte révolutionnaire, la grève générale, en particulier, lui apparaît être la meilleure voie pour contrer le capitalisme.
L’exaltation de l’action spontanée, le dédain affiché envers les intellectuels, l’antiparlementarisme viscéral de Sorel vont dans le sens de l’extrême gauche révolutionnaire. Mais ces positions rapprochent aussi dangereusement l’écrivain français des théories de l’extrême droite."
"Au sein de la II Internationale (1889-1914), la référence au marxisme l’emporte, comme cela avait été le cas vingt ans plus tôt dans l’AIT. L’organisation est fondée à Paris à l’initiative des Allemands Friedrich Engels et August Bebel, du Français Jules Guesde et du Russe Gheorghi Plekhanov. Refusant tout compromis avec les forces bourgeoises, l’association n’est au départ qu’un groupement assez hétéroclite de syndicats et de groupes révolutionnaires dont beaucoup ont encore la forme de clubs politiques. Ses membres se donnent un objectif : coordonner et rapprocher les mouvements révolutionnaires nationaux. Là où ces mouvements ne s’entre-déchirent pas, ils espèrent promouvoir la constitution de partis unifiés. Ils s’entendent pour définir les principes d’une nouvelle législation du travail et faire du 1 mai le jour d’une grande manifestation internationale des travailleurs. Mais les premiers congrès de 1890 et 1891 ne sont pas sans rappeler ceux de l’AIT : les débats concernant la stratégie à adopter pour la prise du pouvoir (l’usage de la violence, le rôle joué par les syndicats, le rapprochement avec les partis bourgeois) font surgir d’irréductibles oppositions entre les nombreuses sections. Le conflit entre marxistes et anarchistes ne tarde pas à redevenir le principal obstacle à l’unité. La lutte est toutefois brève : expulsés en 1893, les anarchistes sont définitivement exclus en 1896.
Au cours de ses premières années d’existence, la direction de la II Internationale décide d’adopter une doctrine révolutionnaire claire. Très rapidement, la domination des représentants de la puissante social-démocratie allemande assure le succès des idées marxistes. Le principe de la « lutte des classes » est adopté en 1891 et, en 1893, la priorité est donnée à l’action politique sur l’action syndicale pour préparer la révolution. Néanmoins, les querelles entre les courants réformistes et révolutionnaires ne cessent pas, en particulier sur l’idée d’une éventuelle participation à des gouvernements bourgeois (envisagée par les premiers, refusée par les seconds). Ces querelles continuent de servir de prétexte aux luttes internes de pouvoir lors des congrès de l’organisation. L’objectif révolutionnaire est réaffirmé solennellement au Congrès d’Amsterdam de 1904. Malgré cela, les sensibilités modérées ne cessent de se renforcer, confortées dans leurs idées par l’échec de la révolution russe de 1905. En 1914, la II Internationale compte plus de 3 millions d’adhérents. Elle représente 33 pays. Elle dispose d’un bureau permanent à Bruxelles qui, s’il a renoncé depuis longtemps à se poser en organe directeur du mouvement ouvrier international, œuvre au rapprochement des interprétations du socialisme."
"Les réceptions du « socialisme scientifique » sont si diverses à cette époque que l’on aurait bien tort d’évoquer un processus d’unification doctrinale du socialisme à l’échelle européenne. Les thèses de Marx sont souvent revisitées à la lumière des questions politiques nationales. Les congrès fondateurs des partis suscitent des débats houleux sur la portée de certains arguments du Capital. Les interprétations « révisionnistes » et les mises en causes théoriques se multiplient (sur le matérialisme historique, le caractère dialectique de l’histoire, les contradictions du capitalisme ou l’imminence de la révolution)."
"Le marxisme orthodoxe se trouve confronté, dans les pays industrialisés, à trois principales difficultés. Tout d’abord, sur le plan économique, le capitalisme ne subit pas les crises annoncées par Marx. Au contraire, il se consolide dans l’ensemble de l’Europe occidentale. Il s’étend même géographiquement par le biais de l’impérialisme colonial. De toute évidence, les « contradictions internes » de l’économie capitaliste ne semblent pas déboucher sur l’effondrement naturel de la société bourgeoise. Ensuite, sur le plan politique, le modèle parlementaire s’enracine lentement dans les grands pays européens. Il laisse entrevoir l’instauration de systèmes politiques moins autoritaires, ouverts à la concurrence des partis. L’installation d’une République démocratique en France (à partir de 1875-1879) et l’élargissement du suffrage en Grande-Bretagne (réformes électorales de 1866, 1872 et 1884) ouvrent de réelles possibilités d’intégration politique pour les classes populaires. Enfin, pour contrer la « menace rouge » (la Commune de 1871 est encore dans toutes les mémoires), certains gouvernements engagent d’importantes réformes sociales, en particulier dans le domaine du travail (liberté syndicale, limitation des heures travaillées, protection contre les accidents du travail). L’Allemagne bismarckienne, profitant des progrès de son industrie et d’une croissance économique sans précédent, est la première à mettre en place des mesures protégeant les travailleurs. Elle entend ainsi freiner l’essor de la social-démocratie.
Face aux tenants d’une ligne dure, les partisans d’un socialisme de réforme défendent une idée simple : l’aménagement du système économique peut conduire graduellement à éliminer les fondements de l’exploitation capitaliste et, ainsi, améliorer les conditions de vie du prolétariat. Alors qu’en 1875, Marx avait clairement condamné toute forme de compromis avec l’État bourgeois, un nombre croissant de responsables socialistes européens, à l’image des sociaux-démocrates allemands, n’appellent plus à une rupture violente avec le capitalisme et ne condamnent plus aussi unanimement le système parlementaire."
"Par rapport à l’Angleterre, l’industrialisation de l’Allemagne est relativement tardive. Le capitalisme industriel prend son envol dans le dernier tiers du XIX s. Il s’accompagne du développement rapide d’un prolétariat urbain qui aspire très tôt à s’organiser. L’unité du socialisme est réalisée dès 1875 avec la fondation du Parti social-démocrate (SPD). Ce dernier naît de la fusion de deux organisations rivales : d’un côté, les socialistes « marxistes » représentés par August Bebel (1840-1913) et Wilhelm Liebknecht (1826-1900) ; de l’autre côté, le mouvement « lassallien », créé en 1863 par Ferdinand Lassalle (1825-1864), partisan d’un « socialisme d’État » à la fois réformiste et autoritaire (l’État ayant pour tâche d’assurer la redistribution des richesses, contenir les oppositions de classes et renforcer l’unité nationale).
Le programme de Gotha (1875) fait du SPD un parti dont la doctrine est officiellement marxiste – alors même que les concessions qui y sont réalisées en direction des lassalliens sont vivement critiquées par Marx lui-même (Critique du programme de Gotha, 1875). Le Parti approuve le principe de la lutte des classes. Il prône la révolution. Unitaire et centralisé, il apparaît très tôt comme une menace pour le Reich. Malgré les mesures d’exception adoptées par Bismarck en 1878 (dissolution des associations socialistes, saisie des journaux), le mouvement continue de recruter de nombreux militants. Il élargit rapidement son audience grâce à sa presse diffusée depuis l’étranger.
Son interdiction est levée par Guillaume II. Le Parti développe alors un impressionnant réseau de propagande (avec près de 78 journaux). Surtout, il décide de participer aux élections. En 1890, il dépasse le million et demi de voix aux élections générales. En 1912, avec 4 millions de suffrages, il devient le premier parti du Reichstag.
Malgré l’unité affichée, le socialisme allemand doit faire face à d’importantes divisions. Jusqu’à la guerre de 1914, les partisans de la révolution ne cessent de lutter contre l’ascension des réformistes, partisans de l’action légale. L’aile révolutionnaire est représentée par Karl Kautsky (1854-1938), gardien de la pureté doctrinale du marxisme et animateur de la II Internationale (La Doctrine socialiste, 1900). À partir des années 1890, elle se durcit avec Rosa Luxemburg (1870-1919), jeune Polonaise naturalisée allemande en 1898, incarnation d’un marxisme moins idéologique, mais aussi plus radical par sa confiance dans le spontanéisme des masses et le recours à la violence (L’Accumulation du capital, 1913). De façon générale, les révolutionnaires sont convaincus que les contradictions entre les intérêts de classes sont irréductibles, que toute alliance avec les forces bourgeoises est vouée à l’échec et que seul le renversement brutal du capitalisme peut libérer la classe ouvrière de la servitude. Dans les premiers temps, Kautsky combat avec acharnement les « déviations » lassaliennes (le légalisme, le nationalisme et le paternalisme d’État) qui s’opposent en tout point aux conceptions marxistes (l’action révolutionnaire, l’internationalisme et la dictature du prolétariat). Le congrès d’Erfurt (1891) marque la victoire provisoire de Kautsky et des siens.
Il faut attendre moins d’une décennie pour que l’aile réformiste se reconstitue. Son nouveau visage est incarné par Eduard Bernstein (1850-1923). Celui-ci déclenche une crise interne dans le parti en appelant au respect des lois et à la participation parlementaire (Les Présupposés du socialisme, 1899). Tout en revendiquant la fidélité aux idéaux de Marx, son « révisionnisme » propose une interprétation critique du marxisme justifiée par l’analyse des nouvelles statistiques socio-économiques. Tout d’abord, Bernstein s’élève contre le matérialisme historique de Marx. Loin de cette conception déterministe centrée sur le rôle des transformations matérielles dans la marche de l’Histoire, il souhaite réhabiliter, dans la continuité du kantisme, l’étude des valeurs. Selon lui, en effet, l’action politique ne doit pas uniquement se focaliser sur les transformations économiques à accomplir. Elle doit être guidée par des impératifs éthiques. Ensuite, pour Bernstein, les deux principales prévisions de Marx sont contredites par l’évolution du capitalisme.
D’une part, contrairement à la thèse de la concentration du capital, le capitalisme est marqué par une dispersion croissante de la propriété : les sociétés par actions contribuent à l’extension des classes moyennes et non au renforcement de la masse des ouvriers. D’autre part, l’idée de la paupérisation du prolétariat est démentie par les faits : grâce à la législation sociale de Guillaume II et à l’importante baisse des prix liée à la reprise spectaculaire de la production, la situation des travailleurs s’est sensiblement améliorée. En d’autres termes, le capitalisme a non seulement surmonté ses propres contradictions, mais son évolution (déclin de la lutte des classes, diminution des inégalités, renforcement des droits politiques) est plutôt favorable à l’évolution naturelle de la société vers le socialisme. Malgré les condamnations dont elles font l’objet aux Congrès de Hanovre (1899), de Lübeck (1901) et de Dresde (1903), les thèses de Bernstein séduisent rapidement les cadres du parti. Elles deviennent majoritaires en 1905 et, jusqu’à la guerre, ne cessent de gagner du terrain."
"Grand pays industriel, terre de refuge pour de nombreux révolutionnaires, société dotée d’un vaste prolétariat représenté par un réseau de syndicats de métiers, l’Angleterre victorienne aurait dû être la terre d’élection du socialisme révolutionnaire. Or, la pensée marxiste y réalise une très faible et brève incursion à travers la petite Fédération social-démocratique (1881) de Henry Hyndman (qui ne parviendra jamais à s’imposer, malgré des soutiens de renom comme John Ruskin et William Morris). La rigidité doctrinale du Capital tout comme l’appel à la violence contre l’État s’inscrivent mal, en effet, dans la tradition du pragmatisme philosophique anglais.
La formation de la pensée socialiste est influencée par un groupe d’intellectuels non marxistes qui fondent en 1884 un club de réflexion : la Fabian society (en mémoire du général romain Fabius, dit Cunctator, le « Temporisateur », connu pour sa prudence et son sens tactique). La Société fabienne est créée à partir de cercles d’études sociales animés par quelques figures éminentes : Sidney et Beatrice Webb, Herbert George Wells et l’écrivain irlandais George Bernard Shaw qui en rédige le manifeste (1884). Convaincus de l’organisation efficace des coopératives de production et des trade unions, les « fabiens » invitent à prolonger l’action syndicale par un engagement politique afin de peser sur les gouvernants et les contraindre à adopter une législation sociale. L’une de leurs grandes idées est d’obliger l’État et les municipalités à prendre en charge des services essentiels comme l’éducation, les transports et l’adduction d’eau.
Les propositions fabiennes s’opposent à la pensée marxiste sur de nombreux points. Elles préconisent tout d’abord une approche politique dite « gradualiste » qui refuse le recours à la force, privilégie la persuasion morale et met l’accent sur les réformes. La lutte des classes ne peut aboutir selon eux qu’à une impasse, car elle divise la société. Aussi, socialisme ne doit pas se fixer comme objectif de briser le capitalisme ni d’exproprier les propriétaires. Il doit encadrer le libéralisme en limitant ses effets pervers, c’est-à-dire en développant la démocratie dans le monde du travail – ce qui est partiellement réalisé à leurs yeux – et surtout dans la sphère politique. Ensuite, les fabiens dans les institutions publiques des lieux propices à l’extension du socialisme. Sans pour autant prôner un socialisme d’État, ils considèrent que les pouvoirs publics ont une responsabilité centrale dans l’amélioration du bien-être collectif. Enfin, ils n’acceptent pas l’idée du rôle dirigeant de la classe ouvrière. Si le prolétariat est bien le principal destinataire des politiques sociales, ce sont les élites disposant de la connaissance économique et administrative qui sont invitées à jouer un rôle directeur pour réformer la société. C’est bien la compétence des experts qui doit être privilégiée, non la croyance en une libération spontanée des masses.
Les intellectuels fabiens préféreront rester unis dans un club de pensée. Ils refuseront catégoriquement de se rassembler en parti politique. Les tentatives de fondation de partis ouvriers viendront plutôt de la base syndicale, la plus importante étant celle du mineur Keir Harding qui crée en 1888 un parti travailliste écossais (devenu national en 1892). Le fabianisme n’en sera pas moins influent dans la formation du Labour Party entre 1900 et 1906. Simple coalition de parlementaires émanant des syndicats à ses débuts, ce dernier ne prend son envol qu’en 1914 grâce à sa participation au gouvernement d’union nationale. En 1918, il obtient 2 millions de voix aux élections législatives. En 1922, il dépasse le parti libéral et devient officiellement le parti de l’opposition. Sa double participation au pouvoir (1924 et 1929), avec le soutien des libéraux, confirme ses options réformistes et l’éloigne définitivement de toute orientation révolutionnaire. C’est sous son influence que se développera, dans l’entre-deux-guerres, le modèle de l’État-providence."
"L’essor du socialisme dans l’Empire austro-hongrois est marqué à ses débuts par les mêmes débats doctrinaux qu’en Allemagne. Il aboutit, sous l’autorité de Victor Adler, au double choix du légalisme (1889) et du marxisme (1890). Les intellectuels socialistes ne peuvent toutefois ignorer les tensions importantes qui séparent les communautés nationales (allemande, tchèque et hongroise) et les irrédentismes qui guettent, de l’extérieur, l’empire vieillissant. On doit à Karl Renner (1870-1950) et à Otto Bauer (1881-1938) d’avoir consacré leurs efforts à l’édification théorique d’un socialisme s’efforçant de résoudre la question des « nationalités » pour réaliser la nouvelle société égalitaire.
Les deux intellectuels retiennent du marxisme l’idée que le nationalisme belliqueux est un obstacle à la mobilisation révolutionnaire. Ils estiment néanmoins illusoire d’écarter les « expressions nationales » dans la marche vers la société socialiste. Leur principale idée consiste à proposer de séparer la nation et l’État, tout comme d’autres gouvernements ont pu ailleurs séparer l’Église et l’État. La solution consiste à ôter tout référent territorial aux nations et à en faire des communautés ouvertes regroupées sur des bases culturelles, sociales ou religieuses, mais sans les enfermer dans des identités fermées. Suivant leur théorie de « l’auto-détermination » (Renner, La Lutte des nations autrichiennes pour l’État, 1902 ; Bauer, La Question des nationalités et la social-démocratie, 1907), chaque individu aurait en effet la possibilité de choisir sa nation. Celle-ci ne serait pas seulement un lieu de rattachement des êtres humains. Elle serait érigée en véritable personne morale et dotée d’institutions publiques en charge de l’éducation et de la culture. Elle se distinguerait de l’État central, responsable des affaires « politiques » concernant la sécurité, l’économie et la justice. Dans cette organisation, le socialisme consisterait à empêcher simultanément les nivellements de classe et les inégalités entre nationalités."
"Dans la conception léniniste, un parti révolutionnaire efficace est une organisation restreinte composée exclusivement de militants aguerris qui font de l’action révolutionnaire leur métier. Agissant dans la clandestinité, la discipline et l’unité, le parti travaille sans relâche à préparer les conditions du soulèvement général. Il est à la fois le guide et la conscience du prolétariat.
Cette conception explique la méfiance de Lénine envers les règles de délibération interne appliquées dans la plupart des partis ouvriers en Europe de l’Ouest. De telles règles ne peuvent conduire qu’à l’affrontement des opinions et aux divisions stériles. La nécessité d’une discipline collective la plus stricte justifie au contraire l’adoption, au sein du parti révolutionnaire, du principe dit du « centralisme démocratique ». Ce principe est censé protéger l’idée démocratique, car il préserve le système de l’élection des dirigeants et le débat avant toute prise de décision à l’intérieur du parti. Mais dans la conception de Lénine, il vise surtout à maintenir l’ordre interne et à éviter que le parti ne se transforme en « club de discussion ». Le principe du centralisme atténue en effet sensiblement la règle démocratique : en instituant une forte centralisation au profit d’une direction unique dont les décisions, une fois prises, doivent être appliquées par les militants sans contestation, il interdit de fait la formation de tendances au sein du parti. Au nom de l’efficacité, les courants minoritaires doivent s’effacer devant la décision majoritaire incarnée par la direction. C’est cette règle qui sera adoptée par les bolcheviks lors de la création de leur parti en 1912, puis par tous les partis communistes d’Europe à partir des années 1920."
"Dans le schéma gramscien, la bourgeoisie se maintient au pouvoir parce qu’elle a réussi, après avoir pris le contrôle des appareils répressifs de l’État, à prendre « la direction intellectuelle et morale » de la société. Elle a su, dans la sphère privée, s’assurer le contrôle des consciences en disséminant son idéologie dans toutes les activités sociales, même les plus ordinaires. L’hégémonie bourgeoise est d’autant mieux établie que les représentants de la classe dominante occupent tous les postes d’influence dans les organes culturels (écoles, universités, académies, journaux, éditions, musées). En cherchant à faire de l’individualisme le socle de toutes les autres valeurs, elle parvient peu à peu à homogénéiser la société civile et à annihiler toute conscience de groupe dans le prolétariat. Elle étouffe ainsi toutes les velléités révolutionnaires."
"Si la bourgeoisie fait reposer son pouvoir sur deux piliers – la domination étatique et l’hégémonie culturelle –, vouloir abattre le système capitaliste en cherchant à conquérir l’appareil d’État, comme l’ont fait les bolcheviks en Russie, est une erreur. Dans les pays occidentaux, le combat révolutionnaire ne pourra être efficace que si les ouvriers utilisent les mêmes armes que la bourgeoisie et mènent une intense lutte idéologique. Pour cela, il convient de prendre le contrôle de tous les lieux où s’exerce l’influence culturelle ou spirituelle dans la société. L’action incessante de persuasion auprès des masses pourra alors permettre l’émergence de la « conscience de classe » ouvrière. À terme, il s’agit d’imposer la culture hégémonique du prolétariat. C’est lorsque l’idéologie prolétarienne se transformera progressivement en idéologie « national-populaire », c’est-à-dire en idéologie « totale » rassemblant l’ensemble de la société, que les forces révolutionnaires pourront s’emparer des commandes de l’État et se lancer sur la voie du socialisme.
Dans cette « lutte d’hégémonies », un groupe constitue pour Gramsci le fer de lance de l’activité révolutionnaire : les « intellectuels ». Au XIX s., ceux-ci ont beaucoup œuvré à la construction de l’hégémonie bourgeoise. Ils n’ont cessé d’épauler les classes dirigeantes. Aussi, le rôle des intellectuels révolutionnaires est bien de lutter sur le même terrain en élaborant une réforme intellectuelle et morale capable de mobiliser les masses (i.e. le prolétariat, mais aussi l’ensemble des classes subalternes susceptibles de se rallier à la cause révolutionnaire). Leur intervention est essentielle pour que la masse dispersée, dont la conscience s’est dissoute dans l’idéologie bourgeoise, distingue ses intérêts de classe, acquiert son « autonomie morale » et s’organise collectivement en groupe hégémonique."
"En Allemagne, au sein du SPD, qu’est exposée pour la première fois une réflexion originale accordant à l’État une responsabilité centrale dans la nouvelle économie productive. La doctrine est présentée en 1927, au congrès de Kiel, par Rudolf Hilferding (1877-1941). La marche vers le socialisme implique selon lui la réalisation d’une « démocratie économique ». Les principes démocratiques étant en passe d’être acquis dans la vie politique, la principale priorité des sociaux-démocrates est désormais de les étendre à l’économie. Or, cette évolution n’a aucune chance d’être réalisée sans l’intervention coercitive d’une autorité extérieure au marché, suffisamment forte pour en modifier les règles dans le sens de l’intérêt général. Pour surmonter l’obstacle, Hilferding invite à substituer à l’économie de marché un « capitalisme organisé » autorisant l’intervention de l’État dans la production et les échanges. Son projet ne met en question ni la propriété privée ni le principe de la libre concurrence, mais il entend « corriger » les dérives naturelles de l’économie marchande (notamment la concentration des richesses) par un interventionnisme public capable de diffuser les méthodes démocratiques dans le monde de l’entreprise. Il prône en particulier l’idée de la concertation entre patrons et syndicats."
"La diffusion en Europe, après 1945, d’un modèle social-démocrate cherchant à dépasser les antagonismes de classe est la traduction de la voie modérée esquissée dans les années 1920-1930. Désormais, la notion de social-démocratie ne renvoie plus simplement à la tradition socialiste qui a pris sa source en Allemagne : elle désigne un système institutionnel qui, dans le cadre de la démocratie parlementaire, cherche à construire le consensus social en s’appuyant sur un modèle de concertation organisée entre l’État, le patronat et les syndicats.
Dans plusieurs pays (République fédérale d’Allemagne, Autriche, Suède, Danemark, Norvège, Finlande, Grande-Bretagne), les partis sociaux-démocrates (ou travaillistes) entendent faire progresser leurs idées par les voies légales. Ils acceptent de participer au pouvoir. Mais surtout, ils se résolvent à un « compromis » que leurs aînés avaient rejeté : ils acceptent l’économie de marché dès lors que les institutions politiques et économiques incitent le patronat et les syndicats à passer des accords sociaux et autorisent la présence arbitrale de l’État. En d’autres termes, ces partis renoncent à édifier une voie économique proprement socialiste."
-Olivier Nay, Histoire des idées politiques, Armand Colin, 2021.