« Le rugissement du lion, quand nulle faim ne le tenaille et qu’aucun fauve ne le provoque, est pure dépense d’une force qui trouve de la joie dans son exubérance.
Ainsi en est-il de tous les jeux, de tous les chants des animaux. La nature végétale elle-même déjà se joue et se gaspille comme par bravade. L’arbre épanouit une infinité de fleurs qui ne fructifient point. Il déploie beaucoup plus de racines, de rameaux et de feuilles qu’il ne lui en faut pour se nourrir. Dans cette prodigalité qui dépasse infiniment le besoin réel, la vie s’affranchit comme par avance des lois de la nécessité. L’imagination humaine, la faculté de se jouer des images indépendamment des lois prescrites par l’expérience ; le goût d’une parure qui enrichira, selon une fantaisie qui ne s’assujettit à aucun besoin précis, les objets même delà plus commune utilité ; l’aptitude aux sentiments délicats qui parent les relations entre les hommes d’une douceur où rien ne reste des appétits brutaux des temps primitifs ; voilà ce qui chez l’homme atteste cette profusion intérieure d’une vitalité affranchie par son énergie profonde. Nietzsche se souviendra de cette théorie quand il dira qu’il y a comme des moments de trêve à l’universel conflit des forces et où notre douleur, un instant charmée, s’apaise aussi, en sorte que notre imagination tout de suite s’épanouit en images radieuses. Il pensera que tout ce qui dans la nature donne ainsi le sentiment d’une profusion, par où se trouve annihilée la mort omniprésente, produit en nous cet enthousiasme qui sur les choses sait projeter de la beauté.
[…] Les Grecs ont été un peuple « naïf ». C’est pourquoi ils savent si bien décrire la nature dont ils sont voisins. Ils la décrivent dans une mythologie tout humaine, car, leur humanité étant toute naturelle, ils ne voient pas pourquoi la nature ne serait pas elle-même voisine de l’homme ; et ils sont si satisfaits de leur humanité qu’ils ne peuvent rien aimer, même d’inanimé, qu’ils n’essaient de rapprocher d’une condition où ils se sentent si heureux.
Toute humanité supérieure se rapproche des Grecs, par cette ingénuité. C’est de Schiller que Nietzsche apprendra que les Grecs sont un peuple-génie ; et la conclusion s’imposera : tous les génies sont naïfs.
[…]Aucune doctrine n’a eu plus d’influence sur la jeunesse de Nietzsche ; aucune n’a eu en lui une plus durable persistance. L’art pour lui, comme pour Schiller, sera le plus sûr indice de l’état d’une civilisation.
[…] Rendre par des mythes humains, comme les Grecs, la pensée infinie, quand cette pensée est présente au sentiment par la musique, n’était-ce pas joindre les formes païennes et naïves de l’expression aux formes de sentiment moderne ?
[…]Une aristocratie intellectuelle, qui plonge par ses racines dans une masse très abondamment pourvue de bien-être, mais qui s’élève au-dessus d’elle par une dure sélection et un robuste effort de sévérité envers soi : c’est là l’image sous laquelle Schiller se représente la réalité sociale désirable.
[…] Comment a pu naître, au milieu de cette vie violente, la perfection harmonieuse de l’art attique. […]Est-ce la vertu de la cité grecque ? Hölderlin déjà pensera que l’État n’est pour rien dans aucune œuvre de civilisation. L’État ne peut agir que par contrainte.[…] La beauté de l’homme grandit d’elle-même, quand elle grandit sans contrainte.
[…]À travers les découragements sans nombre, Hölderlin garde son obstination dans l’espérance. Il les voit, ces hommes d’aujourd’hui, rivés à leur besogne infinie, infertile, dans des ateliers retentissants. Il leur manque le sens du divin, c’est-à-dire des forces éternellement vivantes dans la nature.
[…] La doléance de Schiller se prolonge dans les planètes d’Hölderlin sur l’humanité allemande que sa division intérieure a rendue barbare. Il n’est pas de peuple plus mutilé en chacun de ses exemplaires. On y voit des artisans, et non des hommes ; des penseurs, et non des hommes ; des prêtres, des maîtres, des valets, et non des hommes. Chacun est confiné dans son métier, et a le scrupule anxieux de n’en pas sortir. […] Mépris du bonheur vulgaire, de « cette somnolence appelée bonheur dans la bouche des valets », où elle a un goût d’eau tiède et bouillie, qui n’ait laissé une trace dans le mépris de Nietzsche pour la misère des joies trop faciles. Le bonheur est de se réjouir de l’avenir, d’y travailler, de « vivre d’une vie solaire », de boire les rayons que nous verse l’astre qui chemine au-dessus de nous, de se nourrir d’actes, de trouver la joie dans la force, et de succomber d’une mort peu commune.
[…] Héros de la pensée à la fois et de l’action, qui périrait de ne pas suivre l’appel intérieur, qui préfère périr pour l’avoir écouté, et qui sent son courage grandir à chaque coup de massue de la destinée.
[…]Hölderlin ne sait pas ce que c’est qu’une tragédie. En revanche, il a une profonde et émouvante notion du tragique. Chez lui, une personnalité forte se brise contre le destin tout-puissant ; et toutefois elle n’a pas de cesse qu’elle n’ait déployé une fois au moins ses ailes toute grandes. Son rêve est de toucher une fois à la perfection d’une joie, quand ce ne serait que de chanter une fois un chant irréprochable.
[…] Pour le naturisme profond de Hölderlin, le criticisme kantien, l’idéalisme de Fichte, la logique hégélienne attachée à reconstruire le réel au lieu de s’y donner, sont une déviation. Seule la sentimentalité peut nous ramener à la nature que nous avons abandonnée.
[…] Comme lui, Kleist déjà souffrait de la société, parce qu’on n’y pouvait être « tout à fait vrai » et qu’il répugnait à « jouer un personnage », ou, comme le dira Nietzsche de lui-même, « à se masquer ». […] Sa vocation créatrice le désigne au mépris et le voue à la solitude. […] Ce que Nietzsche a pu admirer en lui, c’est cette ténacité à se forger un plan de vie, pour donner à sa conduite la continuité, la consistance et l’unité ; pour concentrer toutes ses pensées, tous ses sentiments et tout son vouloir sur cette fin que le destin lui grave au front. Nietzsche a aimé cette vertu de la fidélité tenace à la parole donnée, du ; et l’un des signes auxquels jusqu’au bout il reconnaîtra l’homme supérieur, c’est qu’il est l’homme aussi de la logique prolongée et des opiniâtres desseins.
[…] La pensée de Nietzsche n’aurait pas grandi, s’il ne l’avait nourrie des dures obligations que lui imposaient les années si pénibles de son professorat. Kleist avait dit : « Je n’ai pas le droit de choisir une profession publique. » Nietzsche a connu par lui ce précepte impérieux et, glorieusement entré dans la carrière professorale, il l’a quittée par probité envers lui-même. La préoccupation des deux hommes fut pareille : « La culture de l’esprit me parut la fin unique digne de mon effort ; la vérité, la seule richesse digne d’être possédée. » Nietzsche n’oubliera pas ce mot d’ordre de son devancier. Et il n’est pas jusqu’au mépris de l’État qu’il n’ait reçu de lui en partage. Kleist est de cette pléiade pessimiste, dont fut Hölderlin, qui, avant Schopenhauer, méprisa l’État pour son souci utilitaire, reconnaissable jusque dans les libéralités qu’il prodigue à la science. Car l’État fait par elles un placement, qui fructifiera par l’amélioration des techniques et des industries ; il songe à des commodités sensibles, à des jouissances de luxe et à des profits matériels. Il n’a pas d’amour désintéressé pour les choses de l’esprit.
[…] Le problème de la valeur et de la mesure nécessaire du savoir est posé par Kleist dans toute l’étendue qu’il aura chez Nietzsche. Dès que le savoir n’a plus l’efficacité de soulever le rideau des phénomènes pour nous faire toucher de l’absolu, il faut lui chercher une autre justification, car les hommes en abusent. On voit des savants sans relâche fourbir leurs connaissances et « aiguiser des lames » qui ne serviront jamais. Or, si l’on se demande à quoi peut servir un savoir qui n’atteint plus le vrai, une réponse demeure possible. Il peut servir à avoir prise sur le réel apparent. Il nous prépare à agir ; de toutes les leçons que Nietzsche extraira de Kleist, il n’y en a pas eu de plus durable que celle qui mesure la valeur du savoir à son efficacité pour l’action.
[…] Kleist a cru en la vérité pour en désespérer ensuite et pour envier alors les artistes qui, à défaut du vrai, absent du monde, se consolent par la beauté. Nietzsche, inversement, s’est reposé d’abord dans l’illusion esthétique et fera ensuite un effort désespéré pour atteindre à la vérité par une intelligence épurée. Tous deux, ces deux phases franchies, garderont le culte de la vie.
[…] L’exemple des grands esprits, loin de nous étouffer par leur grandeur, doit nous donner la joie et la force courageuse de réaliser à notre tour une vie qui reflète notre originalité.
[…] L’œuvre d’art la plus propre à enseigner l’héroïsme, c’est la tragédie. C’est chose grave de savoir sous quelles conditions elle naît dans un peuple. Schiller avait discerné nettement le problème et Nietzsche le lui avait emprunté. Mais Kleist fut pour Nietzsche la garantie de la renaissance possible en Allemagne d’une tragédie et d’une « culture tragique » de l’esprit, que les Grecs avaient connue et, après eux, les Anglais de Shakespeare et les Français de Corneille. Pour Nietzsche, cette grande philosophie de la vie qui a inspiré Kleist est capable de régénérer l’inspiration tragique.
[…] Éviter la solitude morale, en se serrant frileusement contre une âme fraternelle ; se jeter avec une fougue mortelle dans une œuvre glorieuse, ce sont les deux extrêmes besoins de l’âme de Kleist.
[…] Dans ce monde fragile et obscur, il n’y a pourtant pas lieu de se soumettre et de se taire. Il nous faut vivre notre vie morale, c’est-à-dire notre part d’héroïsme, dès cette terre, certains que notre effort pourra transformer à la longue la vie terrestre elle-même.
[…] Le sentiment obscur n’est pas propre à diriger vers nos fins véritables l’activité conquérante qui est notre vivant moteur et qui crée pour nous le monde. Ce sentiment obscur, animé de volonté, nous offre d’abord un moi tout avide de vie et de bien-être. La connaissance claire seule va à l’universel. Mais de soi elle serait froide et incapable d’action. Est-ce un antagonisme irréductible ? Fichte ne le pense pas. De même qu’il y a des hommes qui, dans la confusion du sentiment, aperçoivent déjà l’idée de l’ordre futur et chez qui la raison est en germe comme un instinct, ainsi la connaissance claire qui aperçoit dans une lumière glacée la fin rationnelle, peut sans doute s’imprégner de sentiment.
[…]Entre le sentiment obscur et la conscience claire, il faut intercaler l’imagination. Des images auxquelles travaille notre vouloir créateur nous attachent par le sentiment, et elles entrent alors dans la pleine lumière du savoir. […] L’art, la science, la philosophie créent de telles images fascinatrices. Elles sont des signaux de feu, et supposent la flamme contagieuse de la vie dans l’âme qui les projette, mais la supposent aussi toute prête à enflammer l’âme où elles tombent. Nulle connaissance simplement historique n’y équivaut.
[…] Nietzsche a tâché d’être un interprète rigoureux et un adversaire loyal. Mais il n’a jamais été serf de la pensée schopenhauérienne.
[…]La connaissance rationnelle qui se déplace en tous sens, en suivant l’enchaînement des causes et des effets, est un instrument inerte, si rien ne le meut. L’intelligence retombe dans la torpeur, dès que s’éteint la curiosité qui la pousse, et qui, elle, n’a rien d’intellectuel.
[…] Les conditions de temps n’ont de réalité, pour l’idéalisme, qu’à l’intérieur de l’intelligence. Le passé est reconstruit dans cette lumière ; mais il n’existe pas, si elle ne vient pas en dessiner les contours. […] Nietzsche devra tout d’abord reprendre cette filiation rationnelle des faits de l’esprit. Sa préoccupation sera de découvrir l’évolution de l’intelligence.
[…] Pour Nietzsche, la découverte vraie de Schopenhauer est ailleurs : il a détrôné le rationalisme comme interprétation de l’homme. Depuis Schopenhauer, nous savons que la conscience des hommes ne suffit pas à déterminer leur vie. C’est leur vie qui détermine leur conscience. L’intelligence de chacun dépend de sa nature, qui est plus large que son intelligence.
[…] Nietzsche sera à la fois pluraliste et évolutionniste. Il accepte le secours que lui offre Fichte. L’univers est justifiable, s’il se peut que des foyers multiples d’émotion joyeuse et intelligente s’y allument, qui tireront de lui l’énergie par où ils différent de lui. De telles formes de sensibilité n’existent pas dans une vie organique primitive. Il y faut une longue préparation. L’idée d’évolution permet d’attendre de l’avenir des aspects nouveaux de la vie qui justifieront toute vie.
[…]La pensée pascalienne et schillérienne sur la frêle et auguste condition de l’homme est un des emprunts les plus certains qui, par Schopenhauer, aient passé à Nietzsche. L’univers, par sa grandeur hostile, peut écraser l’homme, sans que la vision de l’univers perde rien de la fascination sous l’empire de laquelle nous le jugeons beau.
[…]La poésie, qui traduit l’âme de l’homme, est plus haute que les arts plastiques. Elle seule peut dire ce que des millions d’hommes ont éprouvé et éprouveront à travers les âges. L’œuvre culminante où elle aboutit est celle où elle décrit la grande détresse inépuisable de l’homme, le triomphe nécessaire de l’absurdité méchante, la domination insolente du hasard et la défaite nécessaire du juste. Tel est en effet le dessein de la tragédie ; et quoi de plus capable de symboliser le déchirement universel que cette immolation de l’humanité la plus noble, aux astuces de la destinée ou à ses propres conflits ?[…] Il n’y a pas de doctrine dont Nietzsche se soit inspiré davantage.
[…]pour assurer à la connaissance irrationnelle la prédominance à laquelle tient le schopenhauérisme, il faut en venir à l’art le plus général qui soit, celui qui n’use d’aucune vision, d’aucune idée ; qui n’a pas même nécessairement besoin de la voix humaine, mais seulement de la voix des choses, et qui pourrait exister encore s’il n’y avait pas de monde vivant : l’art musical. De fait, la musique est pour Schopenhauer la langue universelle. […] Elle ne sait dire que la souffrance et la joie, seules modifications du vouloir. Par la mélodie rapide et simple, et facilement revenue à la tonique, elle dit la transition du désir à la satisfaction. Par la mélodie lente, enlisée dans les dissonances, revenue péniblement au point de départ, elle exprime la lutte de l’aspiration insatisfaite et la douleur. Elle dispose de tous les moyens d’expression, depuis ceux qui conviennent au plus vulgaire bonheur, jusqu’à ceux qui traduisent l’absolue lamentation. Elle exprime la quintessence des émotions.
[…] S’il existe un art qui reproduit, avec plus d’intensité que toute connaissance et toute pratique, l’activité profonde de l’univers ; si la vision artiste est une représentation plus précise et plus claire que les représentations dont le vouloir se donne le spectacle dans la vie ; si l’art guérit le vouloir, au moins pour un temps, tandis qu’aucune joie de l’action ne peut le consoler jamais, comment ne pas dire que les illusions de l’art sont plus réelles qu’aucune réalité ?
[…] La hiérarchie des esprits. — Cette hiérarchie se définit par le genre et le degré de conscience à laquelle arrivent nos pensées plus ou moins émancipées du vouloir-vivre. Au bas de l’échelle : 1° le sauvage ne vit guère que d’une vie animale; 2° notre prolétaire encore, tout absorbé par l’effort de subvenir au besoin du jour et de l’heure, mène, dans le tumulte et dans les querelles, une vie où la connaissance ne sert que le plus immédiat vouloir; 3° le praticien ou le commerçant qui vit dans des spéculations à longue échéance et dans le souci de faire durer sa maison et la collectivité, fonde déjà bien plus profondément dans le réel son existence; 4° le savant, par-delà les personnes, étudie le passé entier et le cours durable de l’univers; 5° seuls l’artiste et le philosophe n’étudient plus aucun objet précis : ils se placent devant l’existence elle-même.
[…] La meute des appétits toujours prêts qui n’attendent que le signal de la curée.
[…]Il est de l’intérêt des dirigeants de conduire pour le mieux la masse grégaire qui se confie à eux, faute de quoi ils s’exposent à cette coalition tumultueuse des faibles qui sait deviner l’heure de faiblesse des forts et qui s’appelle la révolution.
[…] Le « naturaliste » réintègre la morale dans la nature ; et il sait les mobiles naturels qui meuvent tous nos actes. […]Montaigne a su parler de morale, parce qu’il a connu les passions de l’homme. […] Ensemble ils pensaient que le soin de s’augmenter en sagesse et en science, si douloureux au genre humain, constitue pourtant la principale dignité de l’homme.
[…] Une utilité sociale, chimérique ou réelle, est la raison d’être lointaine de tous les devoirs et de toutes les lois. […] Montaigne voudrait réveiller en nous la conscience de ce que nous sommes et stimuler en nous le courage de montrer notre nature vraie. C’est le privilège de l’homme libre et c’est le secret de la vie. Car, dans ce vieillissement constant qui rend caduques les lois et les croyances, le rajeunissement nécessaire et la détermination des maximes de vie nouvelles ne peut venir que d’un retour sincère à notre naturel intime.
[…] C’est une incomparable grandeur de notre condition, s’il se vérifie que dans le flux de tout, une chose puisse demeurer, à savoir notre vertu. [… Mais il la faut « plaisante et gaie », pour qu’elle soit supérieure. […]Il y a une grave affirmation métaphysique dans une telle attitude. On a parlé excellemment de « l’héraclitéisme » de Montaigne. II faut ajouter que Montaigne ne se satisfait pas de constater que « tout s’écoule ». Il ne se laisse pas aller à la dérive. Il s’agit de diminuer autant que possible cette part du hasard changeant qui nous entraîne. Dans ce fleuve, il faut essayer de gouverner ; essayer de connaître sa pente et le sens de son courant. […]Il n’y a pas un détail de l’éducation rationnelle proposé par Montaigne qui n’ait passé dans Nietzsche. Et tout d’abord Nietzsche voudra, comme Montaigne, une éducation « qui nous change en mieux ». […] Ce qu’il y a lieu d’apprendre, pour un homme libre, c’est cette sincérité sur le monde et sur soi-même sans quoi il n’est que servitude. […]Le postulat socratique de cette morale, c’est que bien se connaître est la première condition pour bien vivre […] L’art de bien vivre se complète ainsi nécessairement par l’art de bien mourir ; et il peut être bon de mourir volontairement. […] La mort de Socrate est celle par où s’achève le mieux une vie passée selon les préceptes socratiques de la vertu issue de la science.
[…]Les philosophes, disait Montaigne, refusent la royauté.
[…]Bien qu’il contredise quelques-uns des instincts les plus profonds de Nietzsche, Pascal a été pour lui une étude psychologique admirable. Il est « le seul chrétien conséquent » qu’il ait connu.
[…]Pascal lui suggère sa méthode d’exposition et de composition : « J’écrirai mes pensées sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable ordre. » Nietzsche partira de là pour justifier sa méthode de l’aphorisme, des brusques coups de sondes, qui font jaillir la pensée fraîche et vive mieux que les longues et savantes canalisations où l’enferment les systèmes.
[…] Une philosophie créatrice doit renouveler l’appréciation même des choses quotidiennes.
[…] La difficulté principale qui nous empêche de voir le réel comme il est, c’est qu’il glisse entre nos mains et fuit sous nos yeux. […] Le monde est comme un mouvant paysage, devant lequel nous sommes nous-mêmes en mouvement. […]Dans l’illusionnisme par où Nietzsche débute et où il aboutit, nous ne connaissons pas la vérité : nous la posons.
[…]Appétit de dominer, c’est la commune tendance que Nietzsche apercevra finalement jusque dans la passion de savoir et jusque dans la joie du corps.
[…]Pascal lui ait appris à se représenter toute la vie sociale comme assise sur ce besoin de dominer, matériellement ou en imagination. Les différences sociales ne viennent que de la part d’imagination mêlée à ce vouloir tyrannique. […] Jamais esprit n’a plané plus librement que Pascal au-dessus du respect dû aux grands et aux institutions établies. Nietzsche le suivra dans cette analyse irrespectueuse des choses respectables, qui aboutit à restaurer une estime raisonnée de ces mêmes choses, non plus respectées, mais jugées nécessaires.
[…]Nietzsche tirera au clair ces origines, fût-ce en ruinant la morale et l’État, parce qu’il est peu courageux de fermer les yeux sur la vérité et peu noble de couvrir les usurpations grossières.
[…] Il faut nous regarder tels que nous sommes.
[…] [A entendre Nietzsche], c’était le fait d’une culture haute et rare que d’avoir lu La Rochefoucauld ; et d’une culture plus rare, de l’avoir lu sans l’insulter. […] Sous les dehors sceptiques de l’homme de cour, Nietzsche a discerné alors un idéalisme désabusé par l’expérience, et une noblesse d’intention qui ne se dément pas. […] Ce qui dénote le grand seigneur, c’est que le ressort le plus ordinaire de tous les actes humains est, pour La Rochefoucauld, l’orgueil. Il le dit égal en tous les hommes, et ne voit de différence « qu’aux moyens et à la manière de le mettre au jour ». […] La bonté encore le cache, quand elle ne s’évertue qu’à faire des remontrances à ceux qui commettent des fautes. […]On peut faire de la vertu avec des vices vigoureux ; on ne peut la tirer de l’infirmité inoffensive et mesquine.
[…] Le pathos des convictions annoncées bruyamment n’a jamais semblé à Nietzsche un signe de force. […] L’une des façons les plus attachantes d’être sincère est de confesser que l’on n’est jamais sûr de tenir en main aucune vérité.
[…] Allons-nous arrêter toute décision à prendre jusqu’à ce que nous ayons sur toutes les alternatives, ou au moins sur les plus considérables, une certitude rationnelle ? Ce serait trop demander. L’action n’attend pas. […] Le doute pur, s’il prétend nous faire attendre la certitude rationnelle, nous immobilise sur des mers où règne un calme plat, éternel.
[…] Le grand crime reproché par Nietzsche au rationalisme socratique, et qui a consisté à détourner les hommes de l’action, les moralistes français n’y sont donc pas tombés. S’ils ont une croyance ferme, c’est la foi en la vie :
« La nature a mis les hommes au monde pour y vivre ; et vivre, c’est ne savoir ce que l’on fait la plupart du temps. »
[…] Nietzsche sentira une telle commotion en découvrant la vanité de toute philosophie conceptualiste. Si toutes les notions abstraites ne sont que des métaphores pâlies et desséchées qui, même comme exactitude, ne valent pas les images colorées que se forment des choses les peuples artistes ; si ces notions abstraites enveloppées dans des mots ne traduisent que des besoins matériels, dont elles sont les servantes et qu’elles guident tristement, les idéals les plus purs cachent encore des intentions basses. La première sincérité du psychologue consistera donc à dépister ces mensonges cachés. Nietzsche a appris des Français à être ce psychologue d’une sincérité héroïque.
[…] Nietzsche a donc reçu de cette douloureuse clairvoyance une qualité imprévue, que Fontenelle n’avait jamais perdue : une foi en la vie que la vie récompense toujours chez ceux qui la gardent, en leur révélant le secret de la goûter plus finement à travers un peu de mélancolie.
[…] Nietzsche sait sourire parfois, mais reprend aussitôt sa moue sévère d’éducateur. […] Fontenelle aime la vie, c’est pourquoi il badine même de la mort. Il aime l’héroïsme comme un luxe aisé et une forme du bonheur, mais dans sa réussite le hasard lui semble avoir la part principale.
[…] Chamfort distinguait deux classes de moralistes et de politiques, ceux « qui n’ont vu la nature humaine que du côté odieux ou ridicule, et ceux qui ne l’ont vue que du bon côté et dans sa perfection. ». […] Cette absence de scrupule, cette audace irrespectueuse de la recherche, n’est-ce pas là ce que Nietzsche a le plus respecté dans les moralistes français? […] L’humanité n’est pas seulement de l’inconnu où il faut s’orienter; c’est de la corruption à balayer pour ouvrir les avenues d’une vie nouvelle.
[…] Nietzsche se replace par la pensée dans un monde luthérien de doctrine, bourgeois de tenue, avec des élégances de petite cour allemande, des intrigues professorales, des insolences de financiers et d’industriels, des jalousies de préséance, un chauvinisme allemand effréné et un loyalisme dynastique toujours à l’affût des occasions de s’empresser. Société vulgaire, mais puissante, de parvenus cherchant à contrefaire les hobereaux ; nation insupportable par son impatience à imposer sa trop récente force et les orthodoxies surannées qu’elle prend pour les appuis de cette force. Dans ce milieu, les hommes assez courageux pour lutter contre le « bon usage de leur monde » semblaient à Nietzsche presque introuvables. […] La mélancolie de Nietzsche est plus dolente, plus prête aux effusions lyriques ; celle de Chamfort, plus disposée au laconisme amer. Leur fierté est égale. […] Nietzsche ne comprenait pas qu’on pût chercher à augmenter son gain, quand on dispose d’un revenu annuel de 200 à 300 thalers. Malgré le zèle déployé par des snobs pour mettre la main sur sa doctrine, il ne sera jamais le philosophe du capitalisme, à cause de ce mépris de la richesse.
[…] Ce que le philosophe trouve en lui-même, c’est, dit Chamfort, « la pensée qui console de tout et remédie à tout ».
[…]Il y a illogisme sans doute pour le solitaire à descendre dans la foule ; et dans la désapprobation de Nietzsche, c’est ce que nous comprenons le mieux. Mais Zarathoustra, le solitaire, après avoir amassé le miel de sa sagesse, n’a-t-il pas été tenté d’en faire présent à l’humanité ? Ne s’est-il pas donné pour un « pécheur d’hommes » ? Ses écrits, ne les a-t-il pas appelés des hameçons et des filets pour prendre des âmes ? Cette grande campagne qu’il a faite contre les Églises et les prêtrises, contre les États et les hommes politiques, ce renversement de toutes les morales et de toutes les hiérarchies, cette nouvelle « philosophie des lumières » (die neue Aufklærung), dont l’avènement ferait des solitaires de la pensée libre les législateurs de l’avenir, qu’est-elle autre chose, si ce n’est une Révolution ?
[…] Les états de conscience, l’esprit, le cœur, la bonté et la vertu servent à intensifier la vie, c’est-à-dire qu’elles sont un autre aspect des fonctions animales qu’elles servent ou qu’elles guident, qu’elles traduisent ou dont elles sont un reflet. Ce corps, dont le Zarathoustra chantera la gloire n’est donc pas une matière au sens des matérialistes ; et l’esprit ailé qui en est le symbole, n’est pas immatériel au sens des spiritualistes. Il faut seulement dire que la conscience n’éclaire qu’une faible partie des profondeurs dont elle émane et où vivent les forces qui, mystérieusement, l’alimentent.
[…] Il y a autant de formes du bonheur qu’il y a d’âmes liées à des corps différents. On peut préciser les conditions sociales que le bonheur suppose. Car le bonheur n’est pas le même dans toutes les sociétés ; il y a donc des façons de gouverner qui produisent un bonheur humain plus général ou plus complet.
[…] Avant tout, quittons cette manie kantienne ou rousseauiste « de voir des devoirs partout ». La vertu, c’est d’augmenter le bonheur des hommes, et le vice d’augmenter leur malheur. « Tout le reste n’est qu’hypocrisie ou ânerie bourgeoise. » [Correspondance inédite de Stendhal] Discerner la quantité de bonheur et de malheur que nous pouvons introduire dans le monde « est donc affaire de supériorité intellectuelle ».
[…] L’énergie que glorifie Stendhal unit la passion et l’intelligence dans un ardent foyer où brûlent toutes les fureurs sombres des sens et du cœur et que surmontent les lueurs de la froide intelligence. Le bonheur est là, et comme il médite de « grandes choses », il ne peut pas être égoïste.
Cette « justice » où Stendhal voyait la « vraie morale », parce qu’elle est le seul « chemin du bonheur », consiste à laisser chacun choisir sa félicité à sa guise, à la lui souhaiter et à l’y aider.
[…] Car être heureux ne veut pas dire lésiner sur sa peine, mais se dépenser passionnément. Et si enfin le malheur vient, le moyen le plus sûr de lui casser sa pointe sera de lui opposer le plus vif courage.
[…] Stendhal croit aussi à ces hautes inspirations. Mais il sait que des civilisations entières ont été exemptes de ces conventions vaniteuses sous lesquelles étouffe l’énergie de presque tous les Européens.
Pas de leçon plus lumineuse. Quand il s’en fut imprégné, Nietzsche, en dehors des hypocrisies et des subtils mensonges sociaux, essaya d’atteindre l’instinct pur et sauvage à la fois dévastateur et prodigue de soi. Cette absence d’ « égoïsme » et de calcul lui parut alors le fond de tous les instincts et le propre de la vie même qu’il s’agit d’intensifier jusqu’à la faire grande.
« Que va dire Platon et son école ? » s’écriait Stendhal, découvrant que toute la beauté des ciels d’Italie rayonnait dans la passion des artistes italiens, que toute grande pensée vibre d’abord dans nos nerfs comme dans les cordes d’une harpe, et que l’inspiré véritable est notre corps. Nietzsche, plus que jamais, le suivit. Il crut comme lui à des heures d’ivresse, où « le corps s’exalte et se trouve ressuscité », où sa joie soulève l’esprit jusqu’à en faire un « créateur, un évaluateur, un amant, un bienfaiteur de toutes choses ». C’est par une philosophie de l’énergie physiquement et moralement enivrée, que Nietzsche, à son tour, combattra son « platonisme » intérieur, et il pensera que dans ces paroxysmes surgissent pour les individus et les peuples les inspirations morales créatrices.
[…] Stendhal connaît deux civilisations : celle de l’énergie intacte, qui a été celle de l’Italie ; l’autre, viciée par l’autorité et l’uniformité des convenances tyranniques, qui fut celle de la France depuis Louis XIV. Mais n’est-ce pas déjà l’antithèse que Nietzsche établira entre les civilisations saines et les dégénérées ? […]Mais de quelle source avait jailli cette énergie ? Tout Jacob Burckhardt dérivera de l’enseignement donné ici par Stendhal. Une vie pleine de dangers faisait de chacune de ces républiques italiennes de la Renaissance un foyer de passion et de génie :
En Italie, tous les caractères, tous les esprits actifs étaient infailliblement entraînés à se disputer le pouvoir ; cette jouissance délicieuse est peut-être au-dessus de toutes les autres.
Pas une propriété, pas une liberté, pas même la sûreté des personnes qui ne fût menacée chaque jour. À chaque révolution d’une ville, la volonté du vainqueur réglait tous les droits et tous les devoirs. Dans ce remous permanent de guerres se forment des âmes pleines de haine, défiantes et lucides, indomptables dans la passion. Dans les courtes accalmies du danger, elles sont tout à la sensation, à la volupté présente ; et, nation moins grossière, moins adoratrice de la force physique, moins féodale que les autres Occidentaux, les Italiens font aux femmes, dans toute la vie sociale de la Renaissance, une place qu’elles n’ont retrouvée dans aucune société à ce degré. L’existence entière en revêtait un romanesque tendre et impétueux dont Stendhal ne se lassait pas de rêver. […] Il n’y a pas d’admiration stendhalienne que Nietzsche ait davantage partagée. […] Pour trouver de l’amour à Paris, il faut descendre jusqu’aux classes où la lutte avec les vrais besoins a laissé plus d’énergie. Pour trouver de la force de caractère, il faut en chercher parmi les galériens. Dans les classes hautes et moyennes, la sécurité, la politesse et la civilisation élèvent tous les hommes à la médiocrité, mais gâtent et ravalent ceux qui seraient excellents.
[…] Toutes ces leçons de Stendhal, Nietzsche les a retenues. Son dégoût de l’ornement inutile, du « baroque », du surchargé, s’est fortifié par elles. Sa notion du style s’en est trouvée épurée.
[…] Tout l’art de Stendhal, comme son rêve personnel, a consisté à imaginer pour des âmes d’élite une de ces épreuves de feu, douloureuses et régénératrices, où elles apprennent la « grandeur du caractère » inconnue au vulgaire des hommes. Pas de réalité cruelle qui leur soit épargnée ; et le tragique, c’est que la vie les ayant épurées par toutes les flammes du scepticisme, comme Julien Sorel avant de porter sa tête sur l’échafaud, elles meurent délivrées d’illusions :
Il n’y a point de droit naturel. Ce mot n’est qu’une antique niaiserie. Avant la loi, il n’y a de naturel que la force ou bien le besoin de l’être qui a faim, qui a froid, le besoin en un mot.
[…] L’œuvre des moralistes français avait consisté en une analyse subtile des mobiles de l’homme. Bien qu’ils eussent songé presque tous à la moralité individuelle, ils la concevaient comme déterminée ou doucement corrompue par des préjugés de sociabilité. Quand venait à éclore un acte d’héroïsme vrai ou de charité désintéressée, ils l’admiraient comme une fleur rare et mystérieuse.
[…] L’archéologie de Rome, les chroniques et l’art de la Renaissance, la musique italienne, Stendhal en avait une expérience de connaisseur cultivé et intelligent. Burckhardt, s’inspirant de lui, apporte à cette exploration une méthode. Il étend l’enquête stendhalienne à tout le passé grec, à toute l’histoire byzantine, et, partout, jusque dans la Renaissance italienne, retrouve les résultats de Stendhal. Mais ces résultats, il les recueille dans une histoire de la civilisation, qui à la fois les coordonne et les explique. Nietzsche, en écoutant Burckhardt, se prépare à mieux comprendre et à continuer Stendhal.
[…] Burckhardt était le plus ancien de beaucoup, quinquagénaire déjà quand Nietzsche avait vingt-cinq ans. La déférence de Nietzsche pour son aîné ne se démentit jamais. Mais la sympathie effaçait la distance de l’âge. Nietzsche, de bonne heure, eut une prédilection pour les hommes âgés, ne se sentait à l’aise qu’avec eux et ne trouvait que chez eux la maturité qu’il fallait pour entendre et juger sa pensée nouvelle. […]Burckhardt était une profusion vivante d’idées claires. Il débordait de raison caustique, mais cachait son sentiment. Au demeurant, il était ouvert à toute pensée, prenait de toute main, et avec reconnaissance ; il empruntait aux jeunes sans morgue et avouait sa dette sans jalousie.
L’œuvre qu’ils ont élaborée ensemble, c’est une interprétation neuve de la civilisation grecque et de toute civilisation.
[…] Ce qui a fait au contraire la singulière liberté d’esprit des Grecs et des Romains, c’est que chez eux la religion était politique et traduisait les besoins de la cité. Ils ont échappé ainsi au danger grave d’une civilisation gouvernée par l’idée du « sacré ». Car cette idée, une fois ancrée, pénètre les moindres actes de la vie. […] Toute activité et toute pensée individuelles sont réputées criminelles devant les grands despotismes hiératiques qui ont fondé les États religieux de l’Égypte, de l’Assyrie, de la Babylonie, de la Perse. […] Ils produisent tout ce que peut créer de grand la répétition indéfinie des mêmes formes monumentales. Si les arts et les sciences chez eux sont précoces, ils sont stérilisés aussitôt par le mystère qui enveloppe le savoir et par l’interdiction de toucher aux formules saintes. Qu’il s’ajoute à tout cela une religion attachée à la notion d’un « au-delà », la contemplation triste et l’ascétisme paralyseront à jamais l’énergie d’un tel peuple. […] Nietzsche a toujours eu cette haine de la prêtrise ; elle inspirera son fragment de Prométhée. Encore à l’époque où il écrira le Wille zur Macht, il gardera ce mépris de la discipline religieuse qui énerve les peuples, du mensonge sacré qui invente par-delà le réel un Dieu chargé d’appliquer exactement le code du sacerdoce, et de cette philosophie presbytérale qui fait de la vie recluse des prêtres le modèle de la vie parfaite. Toute cette mort du bonheur, cet étiolement de l’énergie, qui sont le résultat delà civilisation chrétienne, Nietzsche les attribue à « l’esprit sacerdotal » (Priester-Geist).
[…] Il ne fait pas bon, Burckhardt l’insinue à de fréquentes reprises, regarder de trop près les origines de l’État et la façon dont il s’acquitte de sa tâche. Ce qu’on voit, c’est que l’État est né de luttes terribles. La physionomie brutale qu’il garde aujourd’hui même atteste un long passé de sanglantes crises. Que son origine et sa fonction première soient une organisation de classe instituée par quelques bandes de proie sur une multitude vaincue, Burckhardt l’admet comme le cas le plus fréquent. L’État accomplit une besogne de force, soit au dedans, soit au dehors : Schopenhauer l’avait dit. Toutes les définitions hégéliennes qui lui demandent de travailler à « réaliser la moralité sur la terre » lui paraissent méconnaître l’infirmité de la nature humaine. […] [L’État] a une tendance naturelle à s’agrandir, à soumettre autrui. […] Ce que veulent une nation et un État, dit Burckhardt, c’est la puissance. De là les grandes agglomérations des temps modernes, l’État centralisé d’un Louis XIV, d’un Frédéric II. […] Avec Burckhardt, à présent, l’État apparut comme un monstre froid, avide de déchirements ; et Nietzsche en veut à l’État de son hostilité foncière à la culture.
[…] Burckhardt a dit, avec discrétion, qu’entre toutes les formes de l’État, il préfère les petites démocraties, les cités grecques, les communes du moyen-âge, les villes italiennes de la Renaissance. Sa nationalité helvétique se reconnaît ici. On voit qu’il se préoccupe de savoir comment peut naître une civilisation qui ne serait pas menacée par la force. Or, dans un petit État, le despotisme est impossible, car un petit État en meurt. La marque des petits États, c’est qu’il leur est nécessaire de faire participer à la liberté le plus grand nombre possible de citoyens.
[…] Parmi les disciplines que Nietzsche considérera comme indispensables à la production d’une grande œuvre, il y aura ce précepte d’affronter constamment le risque le plus grand, l’effort le plus douloureux, la vie la plus dangereuse.
[…] L’État et la foule s’entendent également mal avec le génie ; l’État, parce qu’il le trouve trop désobéissant ; la foule, parce qu’elle le trouve trop différent d’elle. Et pourtant il y a des moments où tout plie devant l’homme supérieur. Il se trouve des besognes pour lesquelles il est qualifié seul. […] Est grand dans la science quiconque découvre une loi importante de la vie.
[…] Tout esprit préoccupé du problème de la civilisation doit prendre dans l’hellénisme son point de départ. […] Pour Nietzsche, la supériorité originale des Grecs, c’est d’avoir su s’accommoder à un monde où ils voyaient sévir des passions frénétiques Tous les instincts fauves, qui font la substance de la vie humaine, ils ont su les tenir pour légitimes. D’une vie de lutte et de meurtre, ils ont su extraire une joie forte : une victoire sanglante les met au paroxysme du sentiment, vital épanoui. Ils ont affirmé que cette existence meurtrière valait la peine d’être vécue pour ses enivrements féroces, et de cette habitude de la joie inhumaine, mais enivrée et robuste, ils ont tiré une civilisation, mais tout d’abord une mythologie nouvelle.
[…] Le problème de Nietzsche fut, dès 1870 et 1871, de savoir comment les Grecs sont arrivés à cette sérénité de leur art et de leur poésie, car cette « sérénité » est acquise et non primitive. Pour Nietzsche elle est la clarté d’une onde fourmillante de monstres et qui recouvre des abîmes Sous la surface admirable et la calme apparence de l’art grec dorment les antiques profondeurs d’effroi, et toute la difficulté est de savoir comment les artistes grecs ont su en venir à concevoir ces lignes pures et précises, ces couleurs lumineuses et chaudes, cette humanité douce et héroïque. Il y a là un immense effort de volonté, dont Nietzsche a voulu être le premier à démêler les mobiles.
[…] Les Grecs, sans exception de tribu, se sont toujours conduits comme s’ils n’avaient pas été une nation parlant une même langue ; comme si le sang hellénique eut été inépuisable ; comme si la barbarie n’eût pas constamment guetté aux portes. Cela, au temps où déjà Hérodote proteste ; où Aristophane signale le danger barbare ; où Platon supplie qu’on ménage la race appauvrie et se révolte contre l’idée même d’une guerre entre Hellènes. Affreuse responsabilité des cités. Et comment auraient-elles pu plaider l’ignorance, quand les avertissements des penseurs se multipliaient et quand une civilisation plus haute était déjà présente à la pensée des meilleurs ?
[…] Le propre des Hellènes, c’est que leur cité est indéracinable. Que des fugitifs réussissent à en sauver quelques débris, la cité renaît de ses cendres, pareille, quoique transportée au loin. Et toujours les exilés ne conservent qu’une espérance, qui est de reconquérir la patrie perdue, de gré ou de force.
[…] Le Grec n’est heureux que s’il se sent distinct et supérieur. « Être les premiers toujours et tendre en avant des autres », telle est l’instruction que reçoivent de leur père Achille et Glaukos quand ils partent pour la guerre de Troie. Ils doivent s’attendre non seulement aux coups de l’ennemi, mais à la jalousie folle de tous ceux que leur mérite prétend dépasser.
[…]Ce n’est pas une autre sorte d’hommes qui arrive au pouvoir avec la démocratie ; et les ressorts intérieurs de l’homme ne sont pas changés.
[…] Être glorieux, puissant et heureux, c’est la prérogative des dieux, et les dieux grecs sont jaloux, puisqu’ils sont des Grecs. […] L’ambition antique n’est pas l’ambition grossière des modernes, car elle veut briller devant la cité, pour la cité. L’homme antique veut le triomphe, mais pour que sa ville natale en ait la gloire. Vainqueur à la course, à la lutte, ou dans les jeux des aèdes, c’est aux dieux de la cité qu’il offre ses couronnes. L’art lui-même est un dernier combat de cette sorte, et comme une imitation lointaine de la guerre pour le salut de la Patrie. […]
[Les Grecs] disent ouvertement que travailler est une honte.
[…] Sentir en soi une âme forte, audacieuse, téméraire ; traverser la vie d’un regard tranquille et d’un pas décidé ; être prêt toujours aux événements extrêmes comme à une fête, avec une curiosité de connaître l’inconnu des mondes et des mers, des hommes et des dieux ; prêter l’oreille à toute musique alerte, comme si elle signifiait que des hommes courageux, des soldats, des marins s’accordent une halte brève et une joie courte, et dans la plus profonde délectation qu’on puisse tirer de l’instant présent, succomber aux larmes et à toute la mélancolie empourprée de l’homme heureux.
Ce fut la définition que Nietzsche toute sa vie donna de l’état d’âme des Grecs depuis Homère jusqu’à l’époque tragique.
[….] [Nietzsche] voit dans la chute des Grecs, non pas une décadence, mais une catastrophe. Leur faute est certaine, et ils ont orgueilleusement provoqué la destinée. Mais la qualité de leur génie héroïque n’eût pas été la même, s’ils n’avaient couru le risque où ils ont péri.
[…] L’autonomie assure l’égalité des citoyens et l’esprit d’égalité est la dernière vertu sociale des Grecs.
[…]Les invasions perses, gauloise, macédonienne, romaine, donnaient des leçons d’union qu’on aurait dû écouter. Il faut en venir aux patriotes clairvoyants du dernier grand siècle, à Xénophon, à Epaminondas.[…]
La vie intellectuelle des Grecs est pénétrée d’un esprit de concurrence comme leur vie sociale.
[…] Burckhardt et Nietzsche croient à des retours réguliers en histoire et à des périodicités cycliques.
[…] Nietzsche, l’intégrité physique sera la marque des civilisations durables, et, parmi les pires causes de la décadence moderne, il comptera l’usage fréquent des breuvages alcooliques.
[…]Dans l’histoire de la Renaissance italienne, Burckhardt reconnaîtra comme une preuve de vigueur et de fantaisie individuelle le haut goût de la plaisanterie.
[…] Cette impuissance où se trouvent les hommes à se représenter exactement la réalité terrestre et à s’en contenter, fait précisément cette diminution de vigueur et ce manque d’équilibre intellectuel où consiste la « décadence ». […] La victoire du christianisme signifie, le retour à des états d’esprit préhelléniques. La croyance en une magie omniprésente dans l’univers, une angoisse superstitieuse, une torpeur extatique et hallucinatoire pèsent sur les âmes. Loin d’avoir triomphé du monde antique, le christianisme est lui-même un morceau d’une antiquité primitive, souillée et retombée à des origines basses.
[…] Une érudition qui amasse en foule les notions disparates sans avoir le courage d’une préférence active.
[…] Il y a eu un temps où l’on tenait la Renaissance surtout pour un fait intellectuel, dû à la transmission d’une civilisation d’art et d’une littérature venue de Grèce par l’émigration des savants de Byzance. C’était la faire consister surtout dans l’humanisme. On oubliait alors qu’à Byzance, où les monuments de la Grèce n’étaient pas tombés dans l’oubli, et qu’en Occident, où les Latins avaient toujours été lus, ces monuments ne parlaient plus à l’âme. La Renaissance, c’est un esprit public transformé dans des pays nouveaux, une civilisation intégrale et neuve que les modèles antiques ont pu aider à éclore ; mais ces modèles n’auraient pas été compris sans une affinité d’esprit qui rapprochait d’eux les temps nouveaux. Burckhardt avait essayé de décrire par tous ses aspects ce renouvellement de la vie sociale. […]L’humanisme lui-même, qui est la gloire intellectuelle la plus incontestée de ce temps, n’est pas sans tache. Les humanistes traversent sans discipline serrée, et sans aucune solidité morale dans leur notion nouvelle de la vie païenne, cette grande crise de la Renaissance, où se décomposent toutes les croyances. Ils mènent une vie précaire, pleine de misère et de gloire. […]
L’œuvre pratique de régénération à laquelle songe Nietzsche suppose connues les lois qui régissent la décadence et la renaissance des civilisations. Elle suppose aussi que l’on sache faire une juste évaluation de la grandeur historique.
[…] Ralph Waldo Emerson fut un de ces auteurs aimés, dont Nietzsche a absorbé la pensée jusqu’à ne plus toujours la distinguer de la sienne. […] Quelles peuvent être les affinités entre cet incrédule Nietzsche et Emerson qui fut toute sa vie un libre croyant ? […] On se figure que Nietzsche a eu de la sympathie pour la critique acérée que fait Emerson de la civilisation présente, pour son éloquent gémissement sur notre manque de vigueur et de nerf, sur la misère de cœur dont souffre notre société polie.
[…] La première vertu est d’oser être nous-mêmes, d’oser nous tenir debout sans soutien. […]Emerson nous reproche de manquer de résistance devant le nombre, que ce soit la foule élégante des salons ou la multitude ameutée. […] Pour les individualistes, c’est la vie qui nous pose ainsi le problème tragique.
[…]La tragédie grecque est faite des pleurs et des sourires vivants d’un vrai peuple.
[…] Que faut-il donc pour atteindre à la vraie religion, à la vraie pensée, à la vraie vie de l’art, à la vraie moralité ? Fortifier l’énergie intérieure. Elle rompra ces entraves factices. C’est ce qu’on appelle avoir du caractère.
[…] Il n’y a pas seulement un sexe fort et un sexe faible ; la virilité vraie de l’âme est d’une autre nature. […] Quelle jeunesse virile ne songerait à enfourcher, comme une monture qu’on bride, ce dragon de la fatalité : « to ride and rule this dragon » ? C’est que le sentiment de la vie débordant dans les forts n’est pas différent du temps, de l’espace, de la lumière, de tout notre être corporel.
[…] Pour eux [Nietzsche et Emerson], la philosophie qui a notre adhésion provient d’un besoin vital. Il ne faut pas croire que nous soyons libres du choix d’une croyance. Notre foi philosophique révèle si nous méritons ou non de vivre.
[…] Chez Emerson, comme chez Novalis ou Schopenhauer, l’intelligence est peu de chose auprès de la volonté. Aucune idée ne suffit à rien accomplir. Cela importe beaucoup pour l’avenir ; car il ne suffit plus alors qu’un homme trace le plan, même très logique, de la nouvelle cité sociale pour qu’elle réussisse. Une telle tentative demeurerait une abstraction transportée en pleins champs, s’il y manquait la force, le génie latent. Il ne suffit pas que l’intelligence aperçoive les maux sociaux et leurs remèdes. Agir par raison, ce n’est pas travailler pour la durée : Il nous faut atteindre jusqu’au mouvement profond des choses par un heureux instinct. Nietzsche tout pareillement attachera surtout de l’importance au sens de la vie. Dénuée de ce sens, nulle classe dirigeante, nul peuple ne peut assumer la charge d’une civilisation.
[…] De Montaigne, qu’il avait lu avec soin, Emerson avait appris que l’imperfection elle-même nous aide. Personne n’eut jamais un sujet d’orgueil qui ne fût en même temps une de ses tares. Personne n’eut jamais un défaut qui ne fût aussi le germe d’une vertu. Nietzsche pensera ainsi que la morale surhumaine consisterait à utiliser toutes les passions mauvaises, tout le mal en nous pour une œuvre de bien glorieusement supérieure à la vertu vulgaire.
[…] Nietzsche un jour pourra dire de Jésus que, malgré la hauteur de son âme, il est un décadent. Car il a voulu sa mort ; il n’a pas su affirmer la vie. Il s’est donc avoué vaincu.
[…] Mystique ou naturaliste — et le mysticisme chez Emerson se concilie avec le naturalisme, comme le naturalisme est mystique dans Nietzsche — une telle croyance entraîne l’idée d’un renouvellement de toutes les valeurs. Elle exige une transmutation de toute l’existence religieuse, morale et politique. Elle nécessite un reclassement des hiérarchies. Elle suppose une régénération qualitative de tous, annoncée par des âmes élues et solitaires, en qui s’ébauchent ces formes grandes et inconnues de l’humanité que Nietzsche, dans son lyrisme, aime à appeler surhumaines. »
-Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée.